Anything Goes

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L'arc-en-ciel des néons publicitaires de la ville, le ciel nocturne aux reflets violets, le vent du soir qui fait danser les palmiers le long de l'autoroute. Il n'y a pas de palmiers à Hades City, le patron n'est pas trop « noix de coco » de toute façon.


Charon vient juste de se garer sur le bas-côté de la route et déjà les premiers arrivés sur le trottoir demandent le passage vers Hades City. Vaines requêtes car seul le chauffeur infernal décide à qui il ouvre les portes de son taxi. Pour embarquer, il faut payer l'obole qui réchauffe la paume calleuse du nocher vêtu de noir, ou supporter une attente plus longue qu'une vie sur ce trottoir, bousculé par la foule désireuse de franchir l'Autoroute du Styx.


Ce soir, Charon accepte l'argent d'un vieillard en pantoufles. Chauve comme un caillou, une barbe bouclée de blanc et des lunettes en écailles de tortue sur le nez. Il s'assied sur la banquette arrière d'un air tranquille, comme si être dans ce taxi ne le surprenait pas. Le chauffeur démarre et part pour l'Autoroute sous les regards suppliants et envieux de ceux restés sur le trottoir. Leur tour viendra après.


– Ça fait longtemps que je dois aller à Hades City, chevrote le vieil homme.

Comme à son habitude, Charon ne répond pas.

– Un mutique, hein ? C'est pas grave, j'ai travaillé avec des acteurs qui ne parlaient pas jusqu'à la représentation. Cela dit, c'était eux les plus attentifs aux conseils que je donnais sur telle ou telle manière de jouer. Ceux qui parlent moins écoute plus.


Ce serait un peu fort que d'affirmer que Charon écoute ce que lui disent ses passagers. Il ne leur répondra pas de toute façon. Mais quelque part, il entend ce qu'ils ont à dire.

Le vieillard réajuste son peignoir bordeaux et continue, tout chevrotement dans sa voix disparu:

– Pourquoi vais-je enfin à Hades City déjà ? J'ai une migraine épouvantable, impossible de me souvenir. Vous n'auriez pas de l'aspirine dans votre voiture, par hasard ?

Silence.

– Pas grave. Un peu de musique me fera du bien. Le volume tout doux surtout.

Le conducteur aux yeux brillants comme la braise insère sa cassette dans le lecteur et la synthwave s'élève dans la voiture.


– C'est un son de jeune que vous avez là, commente le passager.

Il réajuste ses lunettes en écailles de tortue sur son nez.

– Personnellement, je suis plutôt opéra. Comprenez, j'ai travaillé là-dedans toute ma vie. Le théâtre surtout. Mais tout ça, c'était quand j'avais encore la force d'écrire. Remarque, que vaut toute une vie dédiée à l'art quand on voit des gens comme Orphée ? Lui il a du talent, du vrai. Enfin je dis talent mais c'est un euphémisme, normal quand on sait qu'il est le fils d'une Muse.


Avec ce vieux moulin à parole sénile à l'arrière, Charon sent que c'est lui qui commence à avoir la migraine. Ils sont arrivés sur l'Autoroute du Styx. Les néons publicitaires irisés de la ville ont été remplacés par des lampadaires blafards qui éclairent timidement le goudron plus noir que la nuit à intervalles réguliers. Le conducteur appuie sur la pédale d'accélérateur pour en finir plus rapidement avec cette course.


– Et à côté des génies comme lui, il y a les tacherons comme moi. Cela dit, j'ai bien senti dans son dernier album que ça ne va très fort pour lui. C'était juste avant qu'il ne disparaisse complètement de la scène. Peut-être qu'il voulait se concentrer sur sa vie maritale. Vous savez, j'ai été content quand j'ai appris son mariage, peut-être que ça donnera au monde un Orphée junior. Il ne faut pas plaisanter avec ces histoires de famille, vous savez. Regardez où ça a mené Œdipe et Oreste.


La synthwave est complètement noyée par le flot ininterrompu de paroles qui sort de la bouche de ce vieillard qui semble avoir les poumons aussi verts qu'une dryade et plus de souffle que Borée lui-même.


– En parlant de famille. Je me demande si mon fils s'en sort sans son vieux père.

Les épaules du vieillard sont secouées d'un rire.

– Je suis sûr qu'il s'ennuie sans moi pour lui faire concurrence. Mais cette ville a assez vu le grand Eschyle, il faut que la scène se renouvelle. Ce n'était qu'une question de temps de toute façon, vu que mon fils m'a battu aux dernières Dionysies.

La voix du vieillard se fait plus tendre :

– Sophocle a un vrai talent pour le théâtre, vous savez. Je suis fier d'être son père, même adoptif. Son seul défaut, c'est qu'il est un peu trop coincé et ses pièces un peu trop mélancoliques. Mais il a son style, c'est le plus important.


Charon voit enfin la sortie. Bientôt, cette vieille pie bavarde sera hors de son taxi.


– Celui qui m'inquiète vraiment, c'est mon petit-fils Euripide. Ce cabotin n'a aucun respect pour les conventions théâtrales. On se demande toujours ce que cet enfant terrible va encore nous inventer. S'il pouvait prendre un peu de la rigueur de son père, ce ne serait pas plus mal. Et vous, vous en pensez quoi?


Charon n'a pas le temps d'aller au théâtre. En fait, il ne connaît pas grand-chose en dehors de la musique de son taxi. Il n'a tout simplement ni le temps ni l'envie.


Eschyle frotte son crâne luisant.

– Je crois que ma migraine s'apaise. Vous savez quoi ? Cette musique commence vraiment à me plaire. Qui aurait cru ? Mais en même temps, qui aurait cru qu'une tortue lâchée par un aigle me tombe sur la tête ?

Il éclate de rire.

– C'est pour ça que je vais à Hades City. J'espère que la population locale de tortues n'est pas aussi adepte de base-jump sur crâne. Enfin bref, je m'égare.


Oui, il s'égare. Enfin arrivés. Le taxi s'immobilise et le vieil Eschyle, toujours en pantoufles, sort du véhicule en lâchant un « Bonjour chez vous ! ».


Charon se retrouve seul avec sa synthwave. Il redémarre en profitant d'une musique sans commentaires bavards par-dessus.


Highway to HellOù les histoires vivent. Découvrez maintenant