Kokomo

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Le trottoir où Charon dépose ses passagers n'a rien de spécial et ressemble à n'importe quel autre trottoir mal éclairé. Pas d'office de l'immigration avec des douaniers au front sévère et à la mine sombre, même pas un comité d'accueil où on vous donne un gâteau de bienvenue et un dépliant de présentation. Charon se contente de les lâcher dans cette ville où ils devront refaire leur vie.

Alors qu'elle n'est pas sa surprise en voyant un bolide bleu électrique sur le trottoir. Charon gare où il peut son taxi noir au pare-brise tout neuf, contrairement à son chauffeur qui ne rajeunit décidément pas.

Son passager à l'arrière, un amant surpris par un mari jaloux, descend sans grande conviction. Après avoir croqué la vie à pleine dents, le voilà qui doit se serrer la ceinture dans cette ville d'un autre genre. Charon n'en a que faire, ce qui l'intéresse c'est de savoir à qui appartient la bête bleue magnifique.

Il descend de son taxi pour chercher des réponses mais une voix enthousiaste, bien mal à sa place sur ce trottoir morne, le surprend depuis une contre-ruelle obscure :

– Et le voilà enfin ! On ne t'attendait plus, mon vieux.

Charon connaît cette voix, ce rythme de dactylographe sans l'austérité en plus.

Il a changé depuis la dernière fois. Sa doudoune blazer d'une couleur dégradée flashy et ses baskets affublées d'ailes ne sont sûrement pas réglementaires. Et Charon ne voit pas sa sacoche de facteur.

– Eh ben, tu en tires une tête d'enterrement. Tu n'es pas content de me voir ?

– Je me demande surtout ce qui t'amène à Hades City. Si tu cherches Perséphone, tu l'as manquée de douze jours.

Douze longs jours au morne son de la route sans musique.

– Je sais qu'elle n'est plus ici. Tu crois que je suis si pris par mon travail que je ne vois plus passer les saisons, c'est ça ?

– Avec toi, on ne sait jamais, répond Charon d'une voix maîtrisée.

– Tu peux bien parler, espèce de bourreau du travail. Quand je pense que c'est pour toi que je suis ici. Ingrat.

Hermès est bien placé pour parler. Ami de longue date rencontré pour la première fois alors qu'il était venu négocier le retour de Perséphone, collègue occasionnel, il laisse Charon faire tout le boulot pendant qu'il rattrape ses heures de sommeil sur la route ou papote avec les passagers loquaces. Charon le supporte parce qu'Hermès le laisse choisir sa musique en paix et qu'il offre une bonne conversation.

– J'en oublierais presque pourquoi je suis ici, reprend le dieu messager. Toi et moi, on part en virée-vacances !

– Absolument pas, répond Charon d'un ton cassant.

Il ne va pas déserter son poste pour les lubies de ce facétieux facteur. La dernière fois qu'un dieu d'Hades City a pris des vacances (involontairement), c'était ce pauvre Thanatos séquestré par Sisyphe. Ç'avait été la panique complète à bord jusqu'à son retour.

Hermès, pas démonté pour un sou, s'écarte en s'adressant à la personne qu'il dévoile derrière lui:

– Comme je te disais avant qu'il n'arrive : c'est un workaholic. Charon : Ann Kou, Ann Kou : Charon. Elle a bien voulu te remplacer pendant ta semaine de congés.

Le chauffeur hausse un sourcil à la vue de cette femme qui a l'air tout droit sortie du XIXème siècle avec sa robe de gouvernante victorienne d'un noir pur, celles sobres qui couvrent aussi le cou. Ses cheveux d'un couleur égale coiffés en chignon bas sont surmontés par un large chapeau rond, noir lui aussi. Seule sa peau, bien plus pâle que de raison, brise le monochrome.

– J'ai bien entendu ? Des congés ? demande-t-il.

– Oui, tu peux remercier Perséphone. Elle a convaincu Hadès de te laisser souffler pendant sept petits jours. Alors pas de temps à perdre : tu donne tes clés à Ann puis tu grimpes dans ma voiture. Ne t'inquiète pas, ta valise est faite et dans mon coffre.

Charon est trop éberlué pour répondre. Tout se passe vite, trop vite. Voyant qu'il ne s'active pas, Hermès prend lui-même les clés du taxi de la poche de son gilet avant de les lancer à Ann qui les rattrape au vol.

– Ça va aller ? lui demande-t-il.

– Avec ce vieux chariot qui a l'air de marcher encore aux bougies ? Bien sûr que oui, répond la femme avant d'aller s'installer au volant du taxi et de partir en trombe.

Charon sort de sa torpeur en voyant son taxi partir sans lui.

– Est-ce que tu viens juste de me voler mes clés, ma voiture puis mon travail ?

– Ça fait partie de mes fonctions, non ? Et puis je te l'ai dit : tout va bien, Hadès est au courant.

Charon réfléchit un instant. Après tout, peut-être a-t-il effectivement besoin de ces vacances. Sans un mot, il va s'asseoir sur la place passager de la voiture bleue.

Hermès le rejoint avec une remarque taquine :

– Tu n'as pas pris le volant. C'est déjà un bon début.


– Alors, où va-t-on ? demande Charon tandis qu'ils quittent Hades City par l'Autoroute du Styx.

– Avant toute chose, tu veux bien m'allumer la radio ?

Charon s'exécute. Pas de cassette ici mais une autoradio des plus modernes qui marche au Bluetooth. Un seul bouton à presser que Charon trouve sans trop de difficulté selon la logique imparable de : c'est toujours le plus gros.

A sa grande déception, ce n'est pas de la synthwave qui sort des enceintes mais la voix iconique de Freddie Mercury accompagnée par un piano, puis le reste du groupe. Don't Stop Me Now. Charon ne peut s'empêcher de sourire.

– Tu m'excuseras, lui dit Hermès, je n'ai pas eu le temps de changer ma playlist.

– Bon, tu vas me dire où on voit à la fin ? insiste son passager.

– Tu te souviens de la route panoramique sur l'océan de l'autre côté d'Anopolis ?

– Celle qui s'étend à l'infini, ne mène à rien d'autre que nos rêves et dont tu m'avais parlé il y a une éternité ?

– Celle-là précisément. J'ai réservé dans un hôtel peinard avec pignon sur plage quelque part sur cette route. A nous le soleil, les pina coladas et la grosse flemme.

C'est un programme qui se tient, pense Charon. Et depuis le temps qu'il voulait y aller... Hermès n'est pas le dieu des voyages pour rien.

La voiture bleue file dans la nuit, tous phares dehors. Elle avale les kilomètres jusqu'à la ville et au-delà. Charon sent le vent courir sur sa peau et menacer d'emporter son chapeau. Hermès n'est pas un timide au volant. Normal quand on connait ses délais habituels.

La vie a peut-être éloigné ces deux amis mais pour une fois, ils pourront profiter de chacun sans leurs travaux respectifs pour se mette en travers de leur route.

– Mon seul regret, dit Hermès sur le chemin, c'est tout le travail que je laisse à Iris. Tout cette paperasse à livrer...

– Tu lui as fait le coup de la clause en petits caractères ?

– Elle est messagère à plein temps, c'est son boulot, non ?

Dieu du commerce, dieu des filous. Et dieu des vacances surprises.

Charon regarde l'aube se lever avec le sourire aux lèvres.

Highway to HellOù les histoires vivent. Découvrez maintenant