Empty Chairs

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Un taxi noir arrive en ville. Il revient de Hades City. Il n'y a personne sur les routes à cette heure-ci. Où voudraient aller les gens de toute façon ? Ils ont tout ce qu'il leur faut en ville. Cette ville, saturée par les néons qui projettent leur lumière irisée partout. Cette ville, où la musique accompagne chacun de vos pas – electro swing, city pop, folk rock pour n'en citer que trois. Les chanteurs y sont des demi-dieux conduits par des muses éternelles. Puis il y a les chanteurs de rue.


Une guitare solitaire chante son chagrin sur le trottoir. Les passants s'arrêtent pour écouter ce musicien mélancolique, sa musique est si envoûtante que personne ne s'aperçoit du retour du taxi noir.

Charon est étonné. D'habitude, ceux sur le trottoir attendent fébrilement son retour et se précipitent pour lui tendre l'obole avant les autres, mais pas ce soir ; tous s'écartent avec révérence pour laisser passer le guitariste tandis que le chauffeur baisse sa vitre teintée.


– Excusez-moi, je dois me rendre à Hades City, demande le musicien d'une voix fatiguée où transparaît l'espoir.

Ses cheveux châtains ébouriffés lui auraient donné un air adorablement distrait sans ces yeux plus malheureux que des Océanides en amour. Ses vêtements bien que débraillés par des jours de négligence mélancolique ne laissent aucun doute sur sa qualité : il n'est pas un artiste des rues.

Charon plisse ses yeux de braise. Il ne peut pas accepter. D'abord, ce type n'a pas d'obole à lui donner. Ensuite, il n'a rien à faire sur le trottoir, encore moins celui-ci. La ville n'en a pas encore fini avec cet homme, Hades City n'est pas pour les gens comme lui.

Le chauffeur remonte sa vitre, sourd aux suppliques du musicien.

– Vous ne comprenez pas : Il faut que je la retrouve. C'était une erreur, elle ne devait pas partir !

La parole n'arrête pas le noir nocher.


Des accords de guitare s'élèvent. Puis d'autres. Puis d'autres. Ce sont les mêmes accords mélancoliques que Charon a entendu en arrivant. Pourtant, ce ne sont pas eux qui le font changer d'avis. Non, ce sont les paroles qui les accompagnent.

En entendant cette calme complainte, Charon ressent dans sa poitrine une chaleur qu'il croyait éteinte à jamais. Comment ce jeune homme, un étranger à ses yeux de braise, arrive-t-il à plaquer de tels accords sur sa douleur ? A chanter sa vie avec ses propres mots ? Une larme orpheline s'évapore au coin de son œil brûlant qui a trop longtemps contemplé l'Autoroute du Styx.

Il ne devrait pas accepter un irrégulier dans sa voiture mais ce chanteur n'est pas comme les autres, il y a quelque chose en lui, c'est difficile à expliquer.


Sa compassion le perdra, se dit Charon tandis qu'il fait signe au chanteur de monter sans même lui demander d'obole.

Avec un sourire fatigué, le musicien s'installe sur la banquette arrière, serrant sa guitare contre son cœur. Le taxi démarre dans un gémissement plaintif, comme si la ferraille elle-même était réceptive au chagrin du passager. Charon espère que ce n'est rien de grave. Une réparation au garage serait un retard beaucoup trop long.


La ville et ses lumières s'éloignent rapidement derrière le taxi noir qui file sur l'Autoroute du Styx. Charon passe de la synthwave, espérant distraire un peu son passager. Ce dernier pianote la cadence mais de de façon distraite, ses pensées tournées vers autre chose.

– J'espère qu'il n'est pas trop tard, murmure-t-il.

Touché par ces paroles, Charon accélère.

– Ce n'était pas un accident, c'était un avertissement. Je n'aurais pas dû la laisser seule, je n'aurais jamais dû la délaisser. Me produire sur cette scène était une erreur.

Charon sait que la réalité n'est pas si simple. La vie, cette capricieuse amante, est parfois cruelle parfois clémente. Le chanteur mélancolique continue :

– Eurydice, tu étais ma muse. Sans toi, je n'y arrive plus. Avant de te rencontrer, je n'étais qu'un étudiant fraîchement sorti du conservatoire de mon père mais grâce à toi, j'ai compris que je pouvais être plus.

Il s'adresse maintenant à Charon, confident plus muet que la tombe :

– Avec elle, je chantais comme si je connaissais les gens dans leurs désespoir les plus secret et dans leurs espérances les plus folles. Ce que vous avez entendu tout à l'heure, ce n'est qu'un pâle fantôme de ce que je pouvais faire lorsqu'elle était encore avec moi.

Mais ce « pâle fantôme » était déjà puissant, pense Charon, au point de sortir ceux qui étaient sur ce trottoir de leur attente fébrile. Il n'avait jamais vu ça. Lorsque les dieux ou leurs protégés viennent solliciter le nocher pour se rendre à Hades City, c'est à peine si les clients réguliers les remarquent. Même lorsque sa patronne revient d'Anopolis, ceux qui attendent pour Hades City n'en on que faire. Toutes ces affaires ne les concerne plus.


Le chanteur, les yeux embués par les larmes, continue à raconter ses souvenirs :

– Elle était craquante dans ses jeans et son veston en cuir, elle débordait de joie de vivre. Son sourire me manque. Il était comme cet accord qui manque à votre chanson pour être sublime. C'est elle qui m'a offert cette guitare. Elle disait que la rose, c'était pour que je n'oublie pas le véritable amour une fois sur scène.

Il caresse, pensif, le bois de sa guitare. La synthwave se fait plus profonde, plus méditative.

Alors que Charon aperçoit leur sortie, le jeune prodige dit d'une voix résolue, toute langueur disparue :

– C'est pourquoi je ne peux pas l'abandonner, pas une nouvelle fois. Elle ne mérite pas de se retrouver à Hades City si jeune. J'irais la reconquérir, dussé-je plaider ma cause devant Hadès en personne.

Charon a envie de croire à son succès. Après tout, s'il a réussi à infléchir son cœur de cendre, il a peut-être une chance face au grand patron lui-même.


Ils arrivent à destination. Les pneus crissent sur l'asphalte alors que le conducteur arrête le véhicule noir comme l'ébène. Le musicien pose le pied sur le trottoir de Hades City. Ici, les gens comme lui ne sont pas les bienvenus mais ça, il le découvrira bien assez tôt lorsqu'il rencontrera Cerbère.


Il lance un dernier sourire las mais sincère à Charon.

– Je ne vous l'ai pas dit tout à l'heure mais vous avez de bons goûts musicaux, très personnels. Ne perdez jamais ça. J'adore la synthwave.

Ajustant sa guitare au motif de rose en bandoulière, le chanteur s'enfonce dans les ténèbres de Hades City.


Charon reste quelques instants sans redémarrer. La sensation dans sa poitrine s'estompant à mesure que le chanteur disparaît au loin jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'un cœur asséché par le goudron de la route.

Puis il reprend sa route, les échos de synthwave se perdant dans la nuit noire.



Highway to HellOù les histoires vivent. Découvrez maintenant