Chapitre I : L'égaré

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« Lorsque la lignée sera éteinte et que le monde sombrera, alors le dernier-né renaîtra de ses cendres. »


Les bras veineux et le souffle fragile, un vieillard était isolé dans l'oubli. Les cheveux longs et poisseux, la barbe peuplée de peaux mortes et les yeux injectés de sang, il n'avait pas dormi, il n'avait pas mangé et il n'avait pas bu depuis des lustres. Le visage dénué d'expression, son esprit était éteint et ses pensées impénétrables. Décharné et couvert de haillons, il était assis en tailleur et il se réchauffait les mains auprès d'un feu de camp. À l'intérieur des flammes, une dague en or flamboyait et renvoyait sa triste silhouette entre les parois du tunnel. Personne ne savait depuis combien de temps son vieux corps gisait au fond de ce souterrain ; personne ne savait pourquoi il vivait dans les entrailles de la Terre ;personne ne savait où il se trouvait...

Perdu dans les ténèbres, il ne s'était jamais risqué à se lever ni même à s'étirer. Il n'avait jamais osé briser la mélodie des crépitements ainsi que le chuchotis du vent entre les parois du tunnel. Centenaire, son corps avait atteint ses limites depuis bien longtemps. Mais n'en déplaise à son apparence squelettique et à son accoutrement de mendiant, ce vieil homme n'était pas un lépreux. Il ne quémandait ni l'aumône ni la charité des gens. D'ailleurs, comment le pourrait-il ? Rien ne vivait autour de lui. C'était un être abandonné de tous et de lui-même que nous appellerons : « l'égaré ».

–––

Las de se tenir assis, l'égaré avait essayé de s'assoupir contre ses genoux osseux. Mais une fois encore, une force invisible l'avait empêché de s'endormir. Comme il ne pouvait pas sommeiller, il s'occupa alors à fredonner entre ses dents jaunes et gâtées. Du moins, celles qui lui restaient. Puis doucement, il éleva ses bras couverts de taches violacées.

— Combien de temps me reste-t-il ? Y a-t-il un dieu pour m'entendre ?

Qu'espérait-il : un miracle ? Un don du seigneur pour assouvir sa faim ? De toute façon, il ne croyait en aucun dieu et encore moins en l'au-delà. Il ne croyait en rien et en personne. Pourtant, ce fut à ce moment précis qu'un cri déchira le cœur qui gisait dans ses entrailles « Fahhhhhhh ! »

Réanimé par ce hurlement qui percutait les parois et les piliers du tunnel, il avait l'impression de se réapproprier sa conscience. Lorsque ce cri s'estompa, une voix émergea des hauteurs du tunnel.

-- Tu es descendu bien bas pour un vivant !

À ses mots, le vieillard sursauta et son nombril sembla sortir de son ventre comme le bouchon d'un tonneau de chair.

— Qui va là ? demanda-t-il en se recroquevillant. Qui êtes-vous ? Où êtes-vous ?

— Je suis un guide et un disciple ; je suis partout et nulle part.

— Ayez pitié, soyez clément et généreux, quémanda-t-il en rejoignant ses paumes.

— Tu n'es point un mendiant et je ne suis point un donneur d'aumône !

À ce rugissement, un frisson s'engouffra dans le corps du vieillard. Il n'en avait pas ressenti depuis des lustres.

— Mais qui suis-je dans ce cas ?

— Tu ne seras rien tant que tu ne quitteras point ce tunnel !

— Mais je ne peux point quitter cet endroit.

— Il est grand temps que tu te lèves !

Tandis qu'il allait lui assurer qu'il ne pouvait pas se hisser sur ses vieilles jambes, il éprouva une soudaine légèreté. Le sang ruisselant dans ses veines, il se redressa d'un souffle.

MiséricordeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant