Chapitre III : Le paon sur le rocher

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Combien de temps s'était écoulé depuis qu'il naviguait le long de ces eaux éternelles ? L'égaré n'en savait rien et il ne possédait aucun repère pour le savoir. Le ciel n'avait jamais changé d'apparence et la lune n'avait jamais tourné son doux visage. Le dos contre le mât, il avait souvent songé au monde qui l'entourait. Il avait la volonté de connaître sa direction et il avait le désir de savoir où ce radeau allait l'emmener. Ses pensées n'avaient pas plus de sens que sa propre existence, mais il avait besoin d'avoir une réponse.

— Suis-je donc seul au monde ? N'y a-t-il personne pour m'aider ?

Pendant que ses questions s'étouffaient dans le silence, une silhouette fit chavirer son cœur. À moins d'une lieue de lui, il apercevait une ombre qui dansait sur les flots. À mesure que son embarcation s'en rapprochait, un chant se dégagea :

Loin à cent lieues derrière la mer, la lumière t'appelle ;

Va rejoindre la terre, puis retrouve le castel.

Cela ne faisait aucun doute, cette voix suave avait déjà bercé l'air. L'égaré était fasciné par ce chant ainsi que par cette femme. Comment pouvait-elle marcher sur l'eau ? Les vers se répétaient et son radeau se dirigeait toujours un peu plus vers cette étrange danseuse. Bientôt assez proche pour la détailler, il remarqua qu'elle portait une longue robe colorée. Toutefois, il ne voyait pas son visage, ni même ses cheveux. Le dos courbé, cette dernière papillonnait à la surface de l'eau sans jamais s'éclabousser. À la lumière de la lune, elle ne se retourna pas une seule fois.

Tandis que les yeux du vieillard se régalaient au spectacle d'une telle élégance, son embarcation s'emballa. Du calme à la fureur, le radeau allait désormais si vite que la vue du vieil homme s'embua. Les alentours filaient à toute vitesse et l'écume ondulait derrière son embarcation. Puis sans prévenir, il faucha la danseuse et les chants agonisèrent brusquement...

La figure étouffée par des senteurs florales, il essayait de se libérer d'une toile qui gênait sa respiration. Alors qu'il avait cru que la voile du radeau s'était écroulée sur lui, il fut étonné de la voir hissée sur le mât. Dans ses bras, il ne tenait pas une voile, mais bien une robe de bal. Il s'agissait de la robe rose et jaune de cette danseuse. Celle que son radeau venait de renverser... Où était-elle à présent ?

À la fois, inquiet et envoûté, l'odeur de cette robe éveillait sa sensibilité. Il n'avait jamais rien senti d'aussi agréable. À force de humer ce parfum, il éprouva le besoin de déchiffrer les secrets que dissimulaient les paroles qu'il venait d'entendre. Loin à cent lieues derrière la mer, la lumière t'appelle. Va rejoindre la terre, puis retrouve le castel... Pour l'instant, il n'arrivait pas à interpréter ces vers. Peut-être que le soleil éternel l'attendait de l'autre côté de cette immense étendue de cristal ? Peut-être qu'une terre pourrait l'accueillir ? Tandis qu'il tentait d'éclaircir ces mots, la robe glissa de ses genoux. Mais alors que sa main allait l'empoigner, la robe s'envola dans les airs.

— Reviens, je ne te veux aucun mal !

Debout sur son embarcation, il sautait comme un enfant pour l'attraper. Ses efforts étaient vains, puisqu'un ennemi invisible l'avait déjà emmené. Embarquée par le vent, la robe s'éloignait de lui sans un chant et sans un au revoir.

— Reviens, reviens !

Les poings serrés et la gorge sèche, il ne pouvait pas remporter un combat contre les bourrasques du ciel. Malgré tout, il avait encore le droit de l'admirer sous la pleine lune.

–––

Depuis qu'il avait vu la robe se volatiliser dans l'air, ses yeux n'avaient pas quitté la face d'argent. Si même les vêtements fuyaient à sa vue, alors comment pourrait-il en apprendre davantage sur ce monde ? Après tout, qui aimerait se tenir auprès de sa carcasse fétide ? Qui pourrait supporter sa présence encombrante...

MiséricordeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant