Chapitre XIX : Le joueur de flûte

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Au milieu d'une pièce jonchée de caisses et de tonneaux, il était étonné de voir trois cierges allumés aux côtés d'une échelle. Les cuisses courbaturées, il se redressa pour inspecter l'ouverture en hauteur. Sur le premier étage, d'autres lueurs vacillaient et il entendit les notes d'une douce mélodie à la flûte. Qui pouvait bien jouer de la musique ?

Bien qu'il fût inquiété, sa curiosité s'empara de son corps. Guidé par les lumières et cette faible musique, il grimpa doucement l'échelle. Sur ce palier, des tables et des tabourets se profilaient grâce aux éclats de deux cierges qui entouraient une nouvelle échelle. Les délicates harmonies à la flûte étaient plus distinctes. Même s'il craignait de rencontrer ce musicien, l'excitation qu'il éprouvait l'incitait à monter plus haut.

Sur ce palier, une chandelle illuminait des dizaines de bouteilles de vin. Presque aussi vieilles que lui, la plupart étaient défigurées par les toiles et la moisissure. Même si la soif lui irradiait la gorge, c'était surtout cette mélodie à la flûte qui attisait sa faim. D'un pas léger, il monta la prochaine échelle.

Avec la hampe de sa lance en main, il découvrit le troisième étage. Tout aussi sordide que les autres niveaux, ce palier n'arborait aucune chandelle, mais trois meurtrières éclairaient un sol vétuste. À travers ces fentes, il se précipita pour scruter les environs. Aussi sombres qu'un étang, les flots de la mer se débattaient contre les pentes de la falaise. Il ne faisait aucun doute la tempête se poursuivait. Si sa curiosité n'avait pas autant martelé sa raison, il se serait sans doute abrité ici jusqu'à une prochaine accalmie. Toutefois, Jorund était encore un homme et ses appétits devaient être assouvis. Au plus près de la mélodie, il ne pouvait pas entraver son corps. Pendant que la musique le charmait, ses bras l'amenèrent en haut de l'ultime étage.

Sur le dernier échelon, un feu dans un brasero irradia sa peau roussie et sa barbe pleine de poussière. Au plus près du souffle du flûtiste, il tourna autour des flammes sans même s'accorder un instant de contemplation sur le panorama qu'offrait le sommet du phare. Sur le rebord de la tour, il apercevait la silhouette d'un enfant. Dos à lui, ce garçon jouait aussi bien qu'un barde de renom. Il était vêtu d'un long manteau et d'un turban en paille. Jorund n'osait pas interrompre ces notes fugaces. Mais à mesure que la mélodie s'intensifia, les sonorités exquises du début évoluèrent vers des sifflements glaçants...

Suivie par le claquement des vagues et de la mélodie, l'image de sa femme remonta en lui. À genou derrière le flûtiste, son esprit fragile ne put en supporter davantage.

— Cessez, je vous en conjure !

Alors qu'il se lamentait, les notes à la flûte furent remplacées par des ricanements grinçants. Face à lui, le garçon riait sur le rebord vertigineux du phare. Puis doucement, il se tourna vers lui en retirant son turban.

— Mon Jorund, sèche donc tes larmes auprès du feu !

Aussi violent qu'un coup de tonnerre, il fut foudroyé à la vue de ce petit musicien. Pendant qu'il se cramponnait à sa lance, il retrouva le physique inoubliable de Natas. De la même envergure qu'un enfant de huit ans, les traits sournois de ce nain lui donnaient un air espiègle. Ces mèches couvertes de clochettes et cette moustache blonde n'avaient pas changé d'un poil depuis sa toute première rencontre.

— On dirait que tu viens de voir un fantôme ! Tu ne pensais tout de même pas que j'allais abandonner mon cher ami !

Au mot « ami », Jorund s'étouffa avec sa propre langue. Sous le crépitement des flammes auprès de lui, il se tenait à l'abri de la tempête, mais au plus près de la foudre.

— Détends-toi. Je n'ai aucune rancune envers toi !

À reculons, Jorund se protégeait derrière le brasero pendant que le fou avançait.

— Ne fais point un pas de plus !

Malgré ses ordres, le nain continuait à le suivre autour du feu.

— Tu ne vas quand même point avoir peur d'un être aussi insignifiant que moi. Tu as une lance et je ne suis armé que de mes petits bras dodus.

En apparence, Natas s'apparentait à une souris. Or, les tribulations auxquelles il avait été confronté lui rappelaient que la souris pouvait se transformer en chat.

— Allons, mon Jorund, j'ai une offre à te proposer.

— Tes paroles sont du poison !

Cette fois-ci, le ton sévère de Jorund eut un effet surprenant. Au lieu de le poursuivre indéfiniment, le fou se reposa en tailleur sur un banc devant le feu. Puis, tout doucement, il posa ses lèvres sur le côté de sa flûte. Dès lors qu'il joua sa première note, Jorund se troubla. La flûte traversière que Natas employait n'était pas un instrument classique. Cette flûte était un os percé de trous pour pouvoir y jouer de la musique.

— D'où vient cette flûte ?

— De nulle part...

— Si tu prépares une nouvelle ruse, sache que je suis prêt à l'encaisser !

Avec la même gaieté, le nain l'incita à observer les langues de feu à l'intérieur du foyer. De plus près, Jorund identifia un corps à moitié ravagé par les flammes.

— Pourquoi y a-t-il un cadavre dans ces flammes ?

À sa question chevrotante, Natas relâcha ses lèvres de sa flûte pour éclater de rire.

— Haha, tu ne reconnais donc plus ta chère et tendre ?

Le regard plongé sur ce squelette, il examinait chaque os : des métacarpes aux omoplates, en passant par un crâne décapité, il reconnaissait le cadavre de sa femme... Dans le foyer, les ossements de Liva se consumaient doucement entre les langues de feu. Le sang enfiévré par une bestialité, il se précipita sur les flammes afin de les sauver. Mais dès qu'il attrapait un humérus ou un tibia, l'os se changeait aussitôt en cendre.

— Prends garde, mon Jorund. Le feu peut se mettre en colère...

Alors que les notes se mêlaient à la voracité du feu, il sentit un tremblement dans son ventre. La flûte que Natas utilisait n'était autre que le fémur taillé et percé de sa bien-aimée. Les poings ulcérés, il le défia du regard en tournant autour du foyer. Seulement, le fou virevoltait et il poursuivait sa mélodie sans lui porter la moindre intention.

— Je vais t'étriper !

Alors qu'il se jetait sur lui, Natas relâcha une note grave et profonde qui souleva les flammes dans le brasero. Assailli par le feu, les bras de Jorund s'enveloppèrent de lésions et il s'effondra sur le dos.

— Vil cafard, comment as-tu pu profaner sa tombe ?

— Sa tombe ? Tu fais sans doute allusion à ce monticule de terre et de galets démoli par le vent et le sel !

Le front plissé par les regrets, Jorund n'avait plus la force de riposter et il devait assister à la crémation du cadavre de sa bien-aimée.

— Oh, mon pauvre. Tu n'as jamais rendu visite à sa sépulture. Mais sais-tu pourquoi tu n'y es jamais allé ?

— Tais-toi !

— Parce que c'est toi qui l'as tuée !

L'esprit et le cœur attaqués de plein fouet, il se boucha les oreilles avec ses cheveux. Mais alors qu'il s'acharnait à nier la vérité, la voix de Natas pénétra dans son cœur en se propageant dans chacune de ses artères. Tué, tué, tué, tué, tué. Dans un tourbillon de folie, Jorund hurlait pour contrer ces offensives. Mais au lieu de les étouffer, les paroles s'intensifièrent. La conscience et le corps lacéré, il ne pouvait plus en supporter davantage, et, d'une pulsion regrettable, il se jeta du haut du phare...

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