Chapitre IV : La terre de l'ombre

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En tant que passager, l'égaré voguait encore sur les flots argentés. Il n'avait toujours pas connaissance de sa destination, mais le radeau suivait toujours la pleine lune. Depuis sa conversation animée avec ce fantôme à la cape, il n'avait pas cessé de cajoler sa dague. Les yeux rivés sur les rubis et les saphirs, il la chérissait comme son propre enfant. Cette dague ne l'avait jamais abandonné. Elle comblait ses appétits ainsi que ses besoins, si bien qu'il ne ressentait plus la soif ni la faim. Par ailleurs, il appréhendait toujours son sommeil. À chaque fois qu'il avait eu le malheur de s'assoupir contre le mât du radeau, des visions atroces l'avaient envahi. Par instants, il avait découvert des pendus qui luttaient pour aspirer de l'air. D'autres fois, il avait vu des moines écartelés à des gargouilles contre les façades d'une cathédrale. Pire encore, il s'était réveillé en sursaut lorsqu'une hache s'abattait sur le cou d'une femme. Ce n'était qu'un cauchemar. Un simple cauchemar, se répétait-il à chaque éveil.

Même s'il s'efforçait d'oublier ces visages terrifiés et ces corps à l'agonie, les visions émergeaient toujours dans sa conscience. Cela pouvait paraître aberrant, mais il avait le sentiment d'avoir assisté à toutes ces mises à mort dans une autre vie. Un autre temps.

Afin d'apaiser ses tourments, il ne connaissait qu'un seul moyen efficace. Les lèvres au plus près de sa lame, il baisa sa dague avant de la choyer entre ses paumes. Mais alors qu'il se détendait, une ombre colossale se dessina sous la lune. Loin à l'horizon, des falaises tranchantes se profilaient sur un rivage de pierre. Au plus son radeau progressait et au plus il distinguait les bords de la côte. Devant une plage de galets, des navires se silhouettaient auprès de pontons : d'impressionnantes galères, des nefs et des petits bateaux de pêcheurs tanguaient sur l'eau. De la même manière que la plage avec les cahutes inhabitées qu'il avait quittée, ce littoral semblait désert et les vaisseaux étaient tous mutilés comme une armée vaincue.

Accroupi sur son radeau qui se faufilait à travers les navires sur le rivage, le vieillard se sentait minuscule. Il n'apercevait pas la moindre trace de vie. À l'ombre des mâts et des voiles, il tâchait de s'aplatir afin de masquer sa présence. Le front collé à sa misérable embarcation, il masquait son souffle et sa dague sous son ventre. Mais apparemment, personne ne vivait sur ces vastes ponts. Mais pouvait-il vraiment se détendre ?

Lorsque le radeau s'enlisa enfin sur une colonie de galets, il éprouva une sensation d'ivresse. Enivré par les secousses, il s'extirpa de la houle marine afin de rejoindre la terre. Les yeux et les oreilles à l'affût de la moindre anomalie, il patienta ainsi un long moment.

Le claquement des voiles et le fracas des vagues l'avaient fait tressaillir plus d'une fois, mais il était certain d'une chose : il n'y avait que lui sur cette plage.

Après avoir soigneusement rangé le radeau auprès des pontons, il inspecta une dernière fois les environs. Dès lors qu'il fut assuré d'être seul, il se combla d'une promenade sous le clair de lune. Autour de lui, les falaises le dominaient, mais aucun spectre ne le guettait. Seul avec lui-même, il se risqua même à exhiber son joyau. L'or sur la lame n'avait jamais autant étincelé.

Qu'il est bon de gambader sur de la pierre fraîche ;

Un pas après l'autre et je me sens renaître ;

Ma somptueuse dague en main vaut bien mieux qu'une canne à pêche ;
Et aucun spectre ne risque de la faire disparaître !

En se servant de sa dague comme d'une canne de tambour, il chantait à tue-tête le long de la plage. Bien que ridicules, ses mouvements et ses postures l'aidaient à enfiévrer son corps. Le froid l'avait souvent mordu quand il naviguait en mer, et sa peau avait encore le souvenir des piqûres du vent. Depuis qu'il avait quitté sa montagne, il ne s'était jamais défoulé de la sorte. Même s'il ne pouvait s'empêcher de trembler à l'idée qu'il ne maîtrisait rien de ce monde, il profitait de l'instant présent pour s'ébattre sur la terre ferme. Les cheveux poisseux et la barbe aux pieds, il ne ressemblait pas à un enfant. Pourtant, il sautait à cloche-pied jusqu'en bas des falaises. Sous une arche de pierre, il se dérida enfin. C'était un rire de joie qui venait de son cœur. Combien de fois avait-il souhaité quitter la mer ? Combien de fois avait-il pensé à rejoindre la terre ferme ?

MiséricordeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant