Chapitre IX : Un banquet pour le roy

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La vision embuée, il n'arrivait pas encore à lâcher les larmes qui s'agglutinaient sur ses cils. Dès qu'il avait essayé de pleurer, les musiques endiablées de la cour du château l'en avaient empêché. De l'autre côté du pont-levis, la fête battait son plein. Sous le brouhaha des invités de la cour, des chants se mariaient au luth, à la flûte et au tambour. L'ouïe soumise à un tel entrain, l'égaré ne pouvait plus s'engouffrer dans ce chagrin. Son destin n'était qu'à quelques pas de lui, et les fortes fumées éveillaient son appétit de jouissance.

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Dans la même forme que le cloître d'une abbaye, la cour seigneuriale ressemblait à une gigantesque galerie ouverte en quadrilatère. Avec un vaste jardin intérieur, une flore raffinée baignait dans ce petit coin de paradis. Contrairement aux plaines, aux champs et aux marais qu'il avait explorés, les arbres et les fleurs resplendissaient. À l'intérieur des rangées de buis, des magnolias et des cerisiers ruisselaient de lumière. Sur certaines façades en pierre, des camélias et des roses rouge vif pointaient leurs élégants pétales. Dans chacune des allées, des ruisseaux s'écoulaient entre les pavés pour alimenter les buis, les fleurs et les arbres. Sous les tours et l'immense donjon, cette cour rayonnait de mille feux à travers des rangées de colonnes en pierre. Au-dessus de ces colonnes, des torches s'alignaient sous des bannières dressées sur les remparts. Sur chaque bannière, l'égaré pouvait apercevoir un phénix ambré sur un fond noir. Devant tant de beauté, ses yeux se rivèrent vers le cœur de cette cour. Autour d'un énorme feu de joie, des flammes irradiaient les visages enchantés des invités. Alors que la plupart des femmes dansaient et chantaient aux alentours du feu ; les hommes préféraient s'abreuver et manger les mets répartis sur une table en forme de U. Vêtus de pourpoints, de chausses et de poulaines, ils discutaient sur des bancs pendant que des ménestrels et des jongleurs les divertissaient de leurs musiques et de leurs spectacles. À l'inverse des fantômes qu'il avait croisés, ces gens étaient tous vêtus des plus belles étoffes. Mais surtout, cette foule de haut lignage respirait la joie et la vie.

Plus loin sur une estrade, un colosse crachait du feu. À la vue de tant de flammes, son corps brûla d'impatience. Jamais il n'avait ressenti cette agréable sensation de chaleur dans le sang. Aujourd'hui, il avait véritablement l'impression de se trouver dans le jardin des délices !

— Oh, cette aumusse, ces souliers, ces chausses et ces gants en soie vous vont à merveille messire ! Vous faites de l'ombre aux fleurons de nos jardins ! lui déclara une voix nasillarde et enjouée.

Lorsqu'il se retourna pour savoir à qui appartenait cette voix pleine d'allégresse, il eut un sursaut. Sous son menton, un petit homme aux mèches blondes et garnies de grelots tenait une lanterne à la main. Travesti en femme pour l'occasion, il était maquillé d'un rouge à lèvres grenat, d'une peau pleine de talc et de pommettes couvertes d'une poudre rosée.

— Euh... qui êtes-vous ?

— Mais où sont donc passées vos courtoises manières ! ricana le bouffon en se forçant à sourire. Je suis votre chambellan évidemment ! Le grand chambellan de notre bon roy !

— Notre bon roy ? s'inquiéta-t-il.

— Ne faites point cette mine étonnée, vous êtes notre roy !

— Il y a méprise, je ne suis qu'un vieillard égaré.

— Haha, au contraire, vous êtes beau et fort ! lui assura le chambellan en le prenant par le bras.

— Où m'emmenez-vous ?

— Regardez cette splendeur dans ces eaux fugaces !

Sous ses yeux, son reflet lui apparaissait dans une vasque de marbre. Les cheveux noirs, la barbe épaisse et taillée en pointe, il admirait sa peau fraîche, son nez aquilin, ses yeux pétillants et ses muscles saillants. Où était donc passé le vieillard décrépi qu'il avait eu l'habitude de voir sur le reflet de sa dague ?

MiséricordeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant