Chapitre 10

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Le vieux roi Priam avait les yeux de son fils. Vert forêt, vert nature, vers espérance. Et ils étaient emplis de larmes alors qu'aux genoux d'Achille, il suppliait. Il avait parcouru les trachée ennemies de nuit, s'exposant à tous les guerriers, et pourtant, Achille n'avait pas pour lui la moindre compassion.

Que valaient les larmes quand il avait mis au monde Hector tueur d'hommes, dont la lance destructrice avait fauchée tant de vies - qui ne valaient rien à côté de celle de Patrocle.

Assis dans son lit aux draps frais, Achille le regardait supplier, ses vieux genoux saillants enfoncés dans le sable de sa tente, mais la colère rendait sourd.

Peut-être que si Priam l'avait rencontré au détour d'un feu de camp, ou devant la mer, Achille lui aurait accordé sa pitié. Peut-être lui aurait-il rendu le corps, rendu l'honneur souillé de sa patrie, rendu ses larmes.

Sous la tente d'Achille, Priam pleurait, et l'air empestait la mort. Et surtout, l'absence. Vicieuse, méchante, elle se cachait sous l'oreiller de Patrocle sur lequel sa tête ne se reposerait plus jamais, dans l'armure d'Achille, encore tâchée de son sang. Roulée en boule au creux de ses poumons, elle le rendait imperméable à tout ce que le vieux roi pouvait lui dire.

Achille était inflexible, son coeur durci par la perte que tout ici lui rappelait. 

Son cœur en deuil battait trop douloureusement dans sa poitrine, et son regard était trop brûlant de larmes pour qu'il ne songe ne serait-ce qu'à le regarder dans les yeux.

Vert. Vert émeraude, vert optimisme.

Achille avait perdu la foi, et dans ce vert, il ne trouvait rien à espérer. Ses mains étaient aussi immobiles que ses pensées, posées bien sagement sur ses genoux, comme si elle n'avait pas attachée les tendons d'Hector dresseur de chevaux aux roues de son char quelques heures plus tôt. Comme s'il n'avait pas passé des heures à essayer de les laver du sang qui les tachait – celui d'Hector ou de Patrocle ? Peu importait, lui avait-dit tant d'autres, puisqu'ils reposaient tous deux dans la poussière, mais Achille ne pouvait supporter la vision de leurs deux sangs mêlés, ne formant plus qu'un sur ses doigts meurtriers –.

« Non. »

Il n'avait même pas besoin de le prononcer, le mot sifflait dans son silence. Pas besoin de parler, sa peine pulsait autour de lui, révélant par vague l'image divine qui était la sienne, puissante, enfermée dans sa douleur. Achille avait mal et il voulait que le monde souffre avec lui. Il avait tout perdu, et plus jamais il ne pourrait donner.

Et quand les larmes de Priam se tarirent enfin, et qu'il releva la tête, il ne trouva en face de lui que le visage fermé du plus grand héros grec. Merveilleux, il l'avait un jour été. Divin, alors que ses pieds fragiles foulaient la Grèce, légers comme les papillons. Annonciateurs d'ouragan.

La colère d'Achille avait froncée ses sourcils et serrée ses lèvres. Les mots qui fleurissaient autrefois au bout de sa langue avait pris le goût de la cendre, alors Achille se taisait. Son cœur battait au ralenti. Cruel, le profil qui se découpait dans la nuit. Divinement cruel, mais était-il vraiment un dieu à présent que son ichor n'était plus. Sur ses doigts, Achille sentait encore ses cheveux s'emmêler, son sang brunir.

Patrocle était un infidèle, et Achille avait eu beau l'aimer de tout ce qui lui restait de son âme divine, la mort l'avait tout de même embrassé, aussi violente qu'Achille était doux. Aussi bestiale qu'Achille était humain – mais l'était-il vraiment ? –.

Longtemps il s'était cru divin, mais qu'était le divin à part une bande bâtard dont les cœurs ne battaient qu'une fois sur deux ? Achille avait été infiniment plus, mais ce soir-là, face à Priam aux yeux verts, vert maladie, il était infiniment moins.

« Non. »

Le silence parlait pour lui, plus qu'il ne parlerait jamais dans cette vie-là.

Mais Priam était vieux, rendu sourd par la perte, alors le silence, il ne l'entendit pas. Et Achille entrouvrit les lèvres, dans une dernière tentative de respirer, avant de prononcer ce qu'il savait être un adieu.

-Je l'aimais.

Pas Hector, pas Priam, pas Hélène. Patrocle. Il aimait Patrocle aux boucles brunes et aux yeux en fusion, mais Patrocle n'était plus et Hector l'avait tué. Enfantine, la réaction d'Achille. Le guerrier était devenu gamin boudeur. « Non. » Pas de raison de vivre pour Achille, pas de sépulture pour Hector. Œil pour œil, dent pour dent. Les deux camps s'étaient entre-tués mutuellement, à présent, il fallait rendre la monnaie sentimentale de la pièce.

-Je l'aimais aussi, murmura Priam.

Mais la volonté d'Achille ne faillit pas, et la colère qui bouillait toujours dans ses veines, empoisonnant ses mots.

-Il l'a tué, souffla Achille.

L'air lui manquait et il savait que s'il trouvait sa respiration, il deviendrait le plus violent et le plus vulgaire des guerriers que la Grèce ait portés.

-Vous l'avez tué, répondit Priam.

-Sont-ce des accusations, fils de Lamodéon ?

Il pencha la tête vers le côté du lit où Patrocle ne se coucherait plus.

-Je ne fais que rapporter les faits, se défendit le vieux roi, dont les paroles bredouillaient, apeurées face au corps tendu du grec face à lui.

Il tenta de ses relever, mais ses jambes étaient faibles, alors il resta à genoux sur le sol. « Pathétique », pensa Achille.

-Tu ne rapporteras pas le corps de ton bâtard de fils ce soir, répondit Achille.

Colère. Mais celle de Priam ne valait pas grand-chose face à celle du fils des dieux. Peur. Douleur. Ils trouvaient dans l'autre un miroir de leur peine, mais Achille était aveugle, et sa douleur l'armait d'or – or des yeux de Patrocle.

Achille voulait faire mal. Il voulait blesser, tuer, comme lui-même avait été blessé et tué. Comme il lui semblait qu'on avait arraché son cœur encore battant à sa poitrine.

-Va-t'en, fils de Lamodéon, et rapporte à ton peuple que, ni ce soir, ni aucun autre soir, la dépouille d'Hector tueur d'hommes ne vous sera rendue, et qu'elle reposera pour toujours au fond de l'océan, qu'importe ce qu'il adviendra de moi, Achille aux pieds rapides. Rapporte-leur que l'histoire se souviendra d'eux comme d'un peuple traitre qui dérobe les femmes et les maris des Grecs, et qu'elle se souviendra de moi comme de celui dont les pieds et les poings sont liés par la colère.

Achille grinça des dents.

-Pars, continua-t-il. Pars avant que je ne décide de ne pas t'en laisser le temps. Pars avant que la colère des dieux ne s'abattent sur toi.

Bien sûr, les dieux n'étaient pas en colère. Les dieux n'avaient que faire de Patrocle au cœur de lion dont les cheveux formaient comme un halo mortuaire autour de son visage couvert de poussière. Mais Achille avait assez de colère pour douze dieux, et il avait versé assez de sang en un jour que toute une armée en un an.

Dans le sable, les pieds du vieux roi Pélée laissèrent des empreintes chatoyantes, à l'odeur de transpiration, de douleur de perte. Le vent les balaya bien vite, comme il balaya les regrets d'Achille.

Sous le clair de lune, la barque de Charon s'éloignait, laissant derrière elle la silhouette prostrée d'un guerrier aux yeux verts – vert envie, vert jalousie – à qui on venait de refuser la douceur de l'Élysée. 

AchilleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant