Chapitre 40 (2/2)

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     J'assistai ainsi à leur enfance. Je voyais les jours se suivre, pareils à des rêves que je visitais les uns après les autres. Je voyais la bonté d'Asling qui continuait de rester auprès de son frère, jour après jour. Il ne se battit plus, suivant avec attention les conseils d'Ionia. Mais... plus le temps passait, plus la jalousie de Ciaran grandissait.

     Je le voyais regarder son frère de loin alors qu'il tissait de beaux rêves. Je le voyais se demander, en regardant ses petites mains, pourquoi il n'avait pas de don lui aussi, pourquoi il était si différent. Dans les pires moments, je le voyais se regarder dans un grand miroir, observant son regard si étrange, le maudissant, cherchant presque à s'arracher les yeux. Je voyais toute sa tristesse, sa détresse et son envie irrépressible d'être aimé comme son frère. Il ne supportait plus la solitude, pleurait presque chaque soir. Et moi, je l'accompagnais dans sa peine, je l'observais s'enfoncer sans pouvoir rien faire. Et je pleurais avec lui quand le désespoir lui devenait trop grand. J'aurais aimé pouvoir le prendre dans mes bras, lui dire qu'il n'était pas monstrueux, qu'il n'était encore qu'un enfant et qu'il avait encore une chance de devenir aussi bon que son frère... mais je n'étais qu'un fantôme errant dans un très vieux souvenir au goût de rêve.

     À un moment, alors qu'Asling était de plus en plus populaire et Ciaran de plus en plus ignoré, je le retrouvai errant dans une cour déserte à l'autre bout du Sanctuaire. Il s'installa sous un vieil arbre mort dont les branches lui offrirent une maigre protection contre la lumière du jour qui déclinait lentement. Ciaran observa le ciel avec tristesse, et je m'assis auprès de lui. Une éternité sembla s'écouler quand un cri nous fit sursauter. Juste derrière nous, un corbeau se trouvait par terre, battant furieusement des ailes mais incapable de s'envoler.

     – Il est blessé, remarquai-je, mais personne ne m'entendit.

     Quand Ciaran aperçut à son tour la blessure de l'oiseau, il tenta de s'en approcher. Il était maladroit mais incroyablement doux. Je souris en le voyant prendre soin de l'animal, grimaçant sous ses coups de becs alors qu'il essayait de voir son aile abîmée. J'étais impressionnée par la patience du jeune dieu. Il ne pleurait pas, grimaçait à peine face aux assauts de l'oiseau, ne cherchait même pas à s'en débarrasser comme il l'aurait fait au temps d'aujourd'hui. Assise à côté de lui, je le regardai faire, fascinée.

     Au bout d'un moment, voyant que Ciaran ne lui voulait aucun mal, le corbeau se calma et le jeune dieu put enfin le manipuler correctement. Il était intéressant de voir avec quel soin Ciaran avait appliqué un bandage sur l'aile du volatile. L'oiseau semblait même accepter ses caresses. Ciaran sourit, le premier vrai sourire que je n'ai jamais vu orner ses lèvres.

     – Je vais prendre soin de toi, disait-il tout bas. Et, dans quelque temps, tu pourras t'envoler à nouveau.

     Le corbeau croassa pour toute réponse.

     – Tu as de la chance, fit Ciaran en relevant les yeux au ciel. Moi aussi j'aimerai pouvoir voler. J'ai tellement hâte de m'en aller...

     Ses mots me fendirent le cœur. Quelle tristesse...

     Mais, évidemment, les enfants n'en avaient pas terminé avec Ciaran. Je remarquai tout de suite le groupe arriver. Ils avaient l'air encore bien remontés contre le jeune dieu alors qu'il me semblait que quelques années s'étaient écoulées depuis l'incident dans la Cour de Nuit.

     À la lumière du crépuscule, il me sembla reconnaître l'un des fils d'Éther. Évidemment... les fils du Dieu de la Lumière étaient aussi fiers que des coqs.

     Je pressentais un désastre.

     Et ça ne manqua pas.

     Impuissante, je vis les enfants des dieux se jeter sur Ciaran et le rouer de coups. Les insultes pleurent presque autant, pareilles à une sombre litanie qui m'écorchait le cœur. Maudit. Maudit. Maudit. Leur méchanceté semblait sans égale.

      – Sale démon ! Tu es d'aussi mauvais augure que la chose entre tes mains !

     Ciaran se recroquevilla sur lui-même, mais ils ne s'arrêtèrent pas, l'un d'eux se servant même de ses pouvoirs, brûlant partiellement Ciaran au visage. Je serrai les dents, impuissante. J'aurais tellement voulu intervenir, les arrêter. J'aurais voulu hurler, les repousser et protéger ce petit garçon innocent. J'aurais tellement voulu...

     Visiblement satisfait, le groupe s'en alla en riant, laissant Ciaran étendu au sol. Je me précipitai aussitôt à son côté. Je savais qu'il n'en mourrait pas, mais j'étais terrifiée pour lui. Il attendit un moment, s'assurant que les bruits de pas ne reviennent pas en courant l'achever, puis il ouvrit péniblement les yeux et se releva, grimaçant à chaque mouvement. Mais il ne se plaignit pas, ne maudit personne, ne pleura même pas.

     J'étais en larmes. Comment pouvait-il encaisser les coups ainsi sans même rechigner ? Comment pouvait-il ne pas avoir envie de se venger ?

      Quand son regard se posa sur le corbeau un peu plus loin, il se figea. Je vis ses yeux s'agrandir d'horreur, première véritable expression depuis son passage à tabac. Il se redressa vivement et se précipita vers l'oiseau devant lequel il s'effondra, ses yeux débordant de larmes. Il approcha une main tremblante de l'animal. Je n'avais pas besoin de lire le désespoir dans ses yeux pour comprendre qu'il était mort.

     À ce moment-là, Ciaran pleura si fort que j'étais persuadée que Nocturna elle-même avait dû l'entendre.

     Et je compris soudain comment il avait fini par basculer.

     La nuit qui suivit, les enfants du Sanctuaire qui avaient malmené Ciaran pendant tout ce temps se réveillèrent en hurlant. Alertées par les cris, Ionia et ses suivantes se précipitèrent dans le dortoir. Ce qu'elles découvrirent devant ses portes les pétrifièrent.

     Debout au milieu du couloir, Ciaran affichait un sourire féroce. Il n'était même pas parti se coucher avec les autres et était toujours recouvert de blessures. En le voyant, Ionia comprit tout de suite et fondit à l'intérieur du dortoir où les cris n'avaient pas cessés. Tout autour du petit dieu, des papillons de nuit avaient commencés à se rassembler. Il avait enfin découvert son pouvoir et l'avait libéré pour la première fois sur les enfants des dieux. Ciaran, contrairement à son frère, tissait les plus effroyables cauchemars.

     Plus tard ce jour-là, et comme elle le faisait pour chaque enfant divin ayant découvert son don, Ionia le baptisa.

     Ainsi naquit le Dieu des Cauchemars.

     Assez rapidement après cette nuit, on se mit à craindre Ciaran. Son isolement, il ne le devait plus à la méchanceté des autres enfants, mais à la terreur qu'il leur inspirait. Plus personne n'osa se moquer de lui où lui faire du mal. La simple vue de l'un de ces papillons de nuit suffisait à faire fuir même les enfants les plus courageux. Asling lui-même semblait intimidé, il ne reconnaissait plus son frère. Le petit Dieu des Rêves tenta malgré tous des rester proche de lui, mais, plus le temps passait et plus les jumeaux s'éloignaient.

     Ciaran, dont la jalousie ne faisait que croître, ne supportait plus son reflet. Lui qui avait cherché avec tant d'ardeur à se faire aimer était devenu si craint qu'on osait à peine prononcer son nom.

     Seule Ionia persistait à lui parler. Ciaran l'admirait tant... Mais elle n'était pas sa mère, celle dont il voulait à tout prix être aimé mais qui, si prise par ses devoirs, n'avait pas de temps à lui accorder, à lui comme à son frère.

     Quand la rupture entre les jumeaux fut totale, je vis le rêve commencer à s'estomper autour de moi.

    Puis une silhouette m'apparut. Je le reconnus tout de suite, le marchand de douceurs...

    – Asling...



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Chapitre relu et corrigé

De Rêve et de CauchemarOù les histoires vivent. Découvrez maintenant