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  Kunimi l'avait repéré, dehors, sur le toit. Un garçon très maigre, habillé tout en noir, avec des bras et des jambes grêles qui le faisaient ressembler à une araignée. Il lui avait aussitôt déplu. Il aurait bien aimé qu'il s'en aille. Personne d'autre ne semblait l'avoir remarqué. Kunimi ne cessait de le regarder du coin de l'œil. Finalement, le garçon-araignée disparut.
Kunimi regarda ses mains. Elles avaient confectionné des chips en pâte à modeler. Il adorait les chips, mais il n'en avait pas mangé depuis une éternité. Il avait avalé un petit morceau de la pomme de terre au four qu'on lui avait servie. Il le fallait. S'il ne mangeait pas, il allait mourir de faim. Par contre, il n'avait pas aimé. Trop étouffant. Et puis Kei lui avait demandé s'il en voulait plus et il lui avait donné le reste. Il avait également mangé un petit morceau de chou, ce qui avait failli le faire vomir. Pour le dessert, ils avaient promis qu'il y aurait des fruits au sirop. Il les attendait avec impatience. Il était devenu très maigre durant l'année écoulée - même s'il n'avait jamais été épais. Les grands voulaient toujours le faire manger. Kenma en particulier, se comportait comme un père avec lui. « Allez, mange... Ou tu vas dépérir. Faut que tu manges quelque chose. »
Si seulement il avait pu se nourrir de pâte à modeler. Mais ce n'était pas possible. Il avait essayé, un jour. C'était horrible. Mais rien que de lui donner la forme de chips calmait un peu sa faim.
Les autres s'empiffraient à qui mieux mieux. De vrais goinfres. Comme s'il s'agissait-là du plus magnifique des festins. Ils mangeaient sans se préoccuper de savoir ce qu'ils avalaient, dans un brouhaha incessant, seulement rompu par le tintement des fourchettes dans les assiettes.

Natsu était en train de raconter aux enfants du muséum à quoi ressemblait sa vie quand elle vivait à Holloway, dans le supermarché Waitrose. Jusqu'ici, tout allait bien, ça ressemblait à une belle aventure, mais il savait ce qui allait se passer ensuite et il essayait de se boucher les oreilles. Il avait déjà entendu cette histoire. Maintes et maintes fois. Mais la répétition ne la rendait pas moins dérangeante. Il détestait la tristesse. Dans sa tête, il chantait une chanson pour couvrir le récit de Natsu. Dans le même temps, ses doigts ratatinaient les chips bleues et fabriquaient autre chose, quelque chose de plus gros et de plus élaboré afin de détourner son attention de Natsu.
La petite Zohra était pendue aux lèvres de Natsu. Elle avait de longs cheveux bruns frisés, et de grands yeux noirs. Elle était penchée en avant, oubliant totalement la fourchette qu'elle avait en main.

- Il a quel âge, ton frère ? demanda Zohra.

- Presque seize ans. Pendant notre voyage, on a été attaqués par des singes qui avaient attrapé la maladie, dans le parc. Ils s'étaient échappés du zoo.

- Des singes malades ? s'exclama Zohra en essayant de ne pas rire. Tu plaisantes.

- Pas du tout. C'était horrible. Ils ont eu Tanaka. Et Tsutomu aussi est mort. Godzilla, c'était son chien à lui. Maintenant, c'est nous qui nous nous en occupons.

- Et ton frère ? Que lui est-il arrivé ? Il est où Shōyō ?

- Les adulte l'ont enlevé. Ils l'ont emmené dans un grand sac. On était en train de jouer sur le parking, derrière le magasin...

Elle s'arrêta, dévastée. Des larmes gonflèrent ses yeux, avant de rouler sur ses joues. Une de chaque côté. Comme si elles faisaient une course.

- S'il arrivait quelque chose à ma Grenouille, dit Zohra en prenant son frère, qui était assis à côté d'elle, par le cou, je crois que je le supporterais pas. Pas mon petit frère.

Le petit frère la repoussa vivement.

- Vas-y, lâche-moi, dit-il, la bouche encore pleine de nourriture. T'es pire que maman.

Un échange qui eut pour seul effet de faire davantage pleurer Natsu.

- C'est pas juste, dit-elle entre deux sanglots. Pourquoi ils ont pris mon frère ? Mon ange gardien ? Il était encore jeune, mais il veillait sur moi.

- Il est mort ? demanda la Grenouille.

Natsu leva les yeux vers lui et renifla. La Grenouille lui rappelait un peu Shōyō. Elle opina rapidement du chef.

- T'es sûre ?

- Non, dit Natsu. On l'a pas vu, mais ils l'ont emmené. Toute une bande d'affreux adultes. Comment il aurait pu survivre ? Parfois... Parfois je me dis qu'il est toujours vivant, qu'il a réussi à s'échapper. Qu'il est quelque part et qu'il me cherche. Mais je sais que c'est juste un rêve. Trop d'enfants ont disparu. Et ils ne reviennent jamais. Alors pourquoi lui ?

- T'en sais rien, dit Zohra en regardant son frère. Peut-être qu'il va revenir. En tout cas, moi je reviendrais. Si les crevards m'avaient attrapée, je trouverais un moyen de m'échapper et je te retrouverais, ma Grenouille.

- Moi, non, répondit ce dernier. Je m'embêterais pas avec ça. Je resterais avec les crevards et je ferais la fête. Tu me laisses jamais rien faire.

Zohra fit semblant de lui donner un coup de poing et il éclata de rire.

- Je me demande, dit Natsu en regardant une grosse larme tomber dans son assiette. À supposer qu'il soit encore vivant, qu'est-ce qu'il pourrait être en train de faire en ce moment ? Est-ce qu'il est heureux ? Triste ? Est-ce qu'il a faim ? Ou peur ?

Elle inspira si profondément que tout son corps tressaillit, puis elle leva les yeux vers Zohra.

- D'autres fois, je me dis qu'il vaudrait mieux qu'il soit mort, comme ça au moins il ne serait plus seul et il n'aurait plus jamais faim, ni froid ni peur.

ENEMY Tome 3 : Les déchus Où les histoires vivent. Découvrez maintenant