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- On appelle le suivant ?

« Oh, oui, avec plaisir, allez... »
Yukie n'en pouvait plus de ces interrogatoires. Cela faisait des heures qu'ils questionnaient les enfants du muséum les uns après les autres. Un interminable défilé de mines chagrines et inquiètes.
Elle était installée dans un étouffant petit bureau qui surplombait l'entrée principale, juste à côté de là où vivait Kai. Shimizu et elle représentaient les enfants d'Holloway ; Brooke, Kai et Robbie, ceux du muséum. Robbie était censé diriger la sécurité mais, avec sa jambe blessée, cela lui était impossible. C'était pour lui que Samira était allée au labo. Voilà pourquoi il avait insisté pour être présent, au lieu d'être allongé à l'infirmerie. Yukie présumait qu'il se sentait responsable. Ce qui venait s'ajouter à l'amertume de ne pas avoir pu intervenir la nuit où le muséum avait été attaqué. Il n'arrêtait pas de dire qu'il aurait dû être là et empêcher Samira d'aller seule au centre Darwin. Il était encore un peu fiévreux. Il avait tendance à se répéter.
Pour Yukie, en revanche, il n'aurait pas dû se trouver là, même s'ils lui avaient trouvé une chaise roulante pour lui éviter de marcher. Il avait un teint de cendre et sa peau était luisante de sueur.

Une éternité qu'ils étaient là, tous les cinq, à recevoir un à un les enfants pour leur poser des questions, dans l'espoir de démasquer le traître. C'est comme ça qu'ils l'appelaient : le traître (ou la traîtresse).
Sauf que, ne leur en déplaise, après plusieurs heures d'interrogatoire, ils n'avaient pas avancé d'un pouce. Grosse surprise. C'était à chaque fois la même histoire. Personne ne savait rien, ils étaient tous avec les autres le soir de l'attaque, ils n'allaient nulle part seuls, ils étaient trop effrayés... « J'étais avec Machin et Bidule, on est allés à tel endroit ensemble, j'ai aidé Untel et Untel quand les crevards sont venus... »
Au début, Yukie s'était dit que ce serait un bon moyen de connaître les gamins du musée, mais, au bout d'un moment, la fatigue et la faim aidant, les enfants avaient tendance à se mélanger dans son esprit et à ne plus former qu'une seule et même personne.
Un enfant apeuré.
À moins d'imaginer qu'ils avaient là les meilleurs acteurs du monde, aucun d'eux ne paraissait capable d'avoir ouvert les portes aux crevards et d'avoir regardé ses amis se faire tuer. Pas un n'avait un mobile.
Elle regrettait que Kuroo ne soit pas là. Il avait un don pour démasquer les menteurs. Yukie, elle, avait grandi en faisant confiance aux gens, en partant du principe qu'ils disaient la vérité, en prenant pour argent comptant la parole donnée, et jusqu'à preuve du contraire, en tenant tout le monde en haute estime. Kuroo était exactement l'inverse. Il n'avait confiance en personne, ne croyait personne et pensait le pire des gens. Lorsqu'on lui disait quelque chose, il fallait en apporter la preuve. À l'heure qu'il était, il aurait sûrement déjà découvert qui était le traître.
Si tant est qu'il y en ait un.
Dans l'immédiat, tout ce à quoi Yukie pouvait s'attendre, c'était un long après-midi d'interrogatoires avec ceux qu'ils n'avaient pas encore entendus.

- On peut faire une pause, Robbie a l'air exténué, dit Shimizu.

De toute évidence, elle aussi aurait préféré qu'il soit dans son lit.

- Je vais bien, dit Robbie en s'octroyant une lampée d'eau d'une main tremblante.

- Pour dire la vérité, j'aurais rien contre un bol d'air frais, dit Yukie.

- Très bien, dit Kai. Mais ne soyez pas trop longues.

Shimizu et Yukie descendirent au rez-de-chaussée et émergèrent en plein soleil.

- On se croirait en train de passer des examens, dit Yukie.

- Oh, non, je t'en prie ! répondit Shimizu en s'asseyant sur les marches du perron. Certains aspects de la vie d'avant ne me manquent pas du tout.

De l'autre côté de la grille, l'avenue était déserte. En fait, depuis le nettoyage des sous-sols, Yukie n'avait pas vu un seul adulte. Sans l'étrange disparition de Samira, le muséum aurait sans doute été un des endroits les plus sûrs de Tokyo.
Un groupe d'enfants travaillait dans le potager. Yukie en reconnaissait certains qui avaient participé aux interrogatoires.

- Cette journée me tue, ajouta Shimizu.

- Bah, faut juste qu'on sécurise le musée, répondit Yukie en tournant le visage face au soleil. Après ça ira.

- Jamais. Tant qu'on sera en ville, ce sera la galère. Ici, on n'est jamais que des charognards. On s'entre-déchire pour récupérer des miettes. On doit se cacher en permanence. On vit avec la peur au ventre. Faut qu'on aille ailleurs. À la campagne.

- Arrête, tout n'est pas si noir, répondit Yukie, qui avait déjà maintes fois entendu le laïus de Shimizu sur la campagne. Il y a ce que les morts ont laissé. D'ailleurs, on s'en sort pas si mal, jusqu'ici, avec la récup.

- On ne peut pas vivre comme des parasites, dit Shimizu. À la campagne, on pourrait produire notre propre nourriture. Et il y aurait beaucoup moins d'adultes. Ça fait des mois qu'on aurait dû partir.

- Ouais. Là-bas, c'est le paradis.

- Il n'y a pas de paradis sur Terre, répondit Shimizu. Mais ce qui est sûr, c'est que si on reste là, jamais on entamera de réelle reconstruction. C'est comme quand les Romains se sont retirés d'Angleterre. Les gens ne savaient pas quoi faire des villes et des cités. Ils étaient comme nous, des enfants. Alors ils sont retournés à leurs racines rurales. Ils ont laissé les bâtiments se dégrader et ils sont rentrés dans leurs fermes.

- Mais qu'est-ce qu'on y connaît, nous, à l'agriculture ? demanda Yukie. C'est pas comme dans Farmville, où il suffit de cliquer sur quelques boutons pour qu'un troupeau de vache trop mignonnes paissent dans les champs.

- On ne sera pas les premiers. D'autres enfants nous auront forcément précédés, et ils auront eu un an pour monter des fermes.

- Ben voyons. Et ils vont être super contents quand ils vont voir débarquer à leur table une bande de gus qu'ils ne connaissent ni d'Ève ni d'Adam.

- Tout vaut mieux qu'ici.

- Ça va aller...

C'est alors que des poussières et des petits cailloux tombèrent juste à côté d'elle. Se tordant le cou et levant les yeux, plissés à cause du soleil, Yukie crut apercevoir quelque chose à la bordure du toit. Une ombre fugitive, qui avait aussitôt disparu.
Un vulgaire pigeon, sans doute.
Tout allait bien se passer.

ENEMY Tome 3 : Les déchus Où les histoires vivent. Découvrez maintenant