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Kuroo dirigea son regard vers un des trois pères toujours assis par terre, qui cognait doucement son couteau de boucher contre la dalle en béton.

- Cool, dit Kuroo en haussant le menton en guise de salut.

Pour toute réponse, le père le toisa d'un œil vide, puis se redressa. Kuroo se raidit, se préparant au pire. Mais déjà, la cage se remplissait d'enfants, qui le pressaient de toutes parts, et le père ne fit rien d'autre que rester les bras ballants en les regardant d'un air impavide.

- Vous voyez, dit Seamus. On ne mord pas. Maintenant, ouvre.

Le rideau métallique qui constituait le mur du fond était fait d'étroites lames mesurant presque dix mètres de long. Sur le côté, un système de chaîne et de poulies permettait de l'actionner. La seule serrure que voyait Kuroo se trouvait à côté d'une manivelle. Il sélectionna la seule clé assez grosse pour sembler correspondre au trou et l'enfila à l'intérieur. Le déverrouillage libéra la manivelle. Dans un concert de cliquetis et de bruit de métal, les rouages se mirent en branle et les chaînes commencèrent à bouger. La porte remonta lentement.

- Attendez ! cria Seamus en s'humectant les lèvres, l'œil aux aguets.

Il faisait nerveusement tourner la hampe de sa lance dans ses mains, comme un chien qui aurait tiré sur sa laisse. Kuroo arrêta de remonter le rideau et attendit.

- Vous devez vous tenir prêts, dit Seamus d'une voix rageuse. Si vous ouvrez ne serait-ce qu'un petit peu, ils vont pouvoir se glisser en dessous. Tenez-vous prêts. Et plantez tout ce qui bouge !

- Bon, je l'ouvre ou pas ? demanda Kuroo.

- Oui, oui, juste une minute, dit Seamus en avalant sa salive, sa pomme d'Adam faisant un mouvement de piston dans sa gorge. À mon signal, essaie d'ouvrir la porte le plus vite possible et dès que l'ouverture est suffisante, on charge tous, ok ? Faut que vous soyez tous prêts. Prêts à tuer. Je sais que vous pouvez le faire car si vous ne saviez pas vous battre, vous n'auriez jamais survécu jusque-là.

Bien sûr qu'on sait se battre, pensa Kuroo, mais si on a survécu jusque-là, c'est surtout parce qu'on a été prudents. Or à ce moment précis, la situation lui échappait. C'était dans ce genre de cas que des gens étaient blessés.
Il attrapa Einstein par le bras.

- Prends ma place, dit-il. Quand je te le dirai, tourne la manivelle aussi vite que possible. T'arrête pas tant qu'on sera pas tous passés de l'autre côté.

- D'accord, d'accord, répondit Einstein, toujours dans un état d'excitation intense.

Kuroo alla se placer au centre de la porte. Une lueur orange et blafarde brillait dans l'interstice, au bas du rideau. Le lointain écho d'un bruit résonnait. Ça ressemblait à de la musique. Il se cramponna à sa lance, réalisant soudain qu'il avait peur, qu'il était dépassé par les événements.
Seamus avait parlé de monstres. Se pouvait-il qu'ils soient pires qu'une meute d'adultes rongés par le mal ? Si seulement il avait su à quoi s'attendre. Il en voulait à Einstein de l'avoir conduit ici. Il en voulait à Seamus de l'avoir mis dans cette situation. Il s'en voulait à lui-même de ne pas savoir quoi faire.

- Ils sont combien ?

- Difficile à dire, répondit Seamus. Au moins dix.

- Dix ? C'est tout ?

- Tu les connais pas, Rambo. Tu ne sais pas à quel point ils sont dangereux. Je te rappelle qu'ils ne sont pas humains. Ce sont des monstres, assoiffés de sang. Donc on charge à fond et on zigouille tout ce qui bouge. Faut pas leur laisser la moindre chance.

Kuroo jeta un œil à un autre des pères. Il ne parlait pas, mais il grimaçait, montrant les dents comme un chien prêt à attaquer. Et il se léchait les babines.

- Ouvre ! hurla Kuroo en se ramassant sur lui-même, prêt à riposter à tout ce qui pourrait se glisser sous la porte.

Et si c'étaient des sortes de serpents ? Comme ce que Jackson avait vu ? À quelle vitesse se déplaçaient-ils ?
Il parcourut du regard son plan d'attaque : Seamus et ses trois acolytes, Bokuto et Jackson, épaulés par Akaashi et ses artilleurs qui se tenaient en deuxième ligne. Ebenezer avait l'air d'être en train de prier. Émilie se tenait au côté d'Einstein. Bien. Au moins, là, ils étaient à l'abri.
Bon Dieu ! cette porte mettait une éternité à s'ouvrir. C'était atrocement lent, et bruyant. Quels que soient les monstres de l'autre côté, ils ne pouvaient pas ignorer qu'ils arrivaient. Kuroo ne quittait pas des yeux l'espace qui s'ouvrait à ses pieds, à l'affût du moindre mouvement. Des ombres furtives semblaient filer sur le sol... Une goutte de sueur tomba de son menton et s'écrasa par terre avec un petit ploc.
Ensuite, il bredouilla le nom de Kenma et Seamus se plia en deux pour franchir la porte, braillant aux autres de le suivre.

Kuroo n'avait plus le choix. Lui aussi hurla. Un cri de guerre. Insensé. Saugrenu. Avant de se baisser à la suite de Seamus, dans la chaleur des corps qui se pressaient autour de lui.
L'endroit dans lequel ils débouchèrent étaient beaucoup trop grand pour qu'ils puissent l'appréhender d'un seul coup d'œil. Un immense entrepôt, rempli de cartons blancs, et baigné de la lumière qui filtrait par quelques fenêtres de toit. Éparpillées un peu partout, des lampes à huile et des bougies ajoutaient un halo orange à la lumière naturelle. En arrière-fond, résonnait un rythme. Assurément de la musique.
Mais aucun mouvement.
Aucun signe de quelque monstre que ce soit. Aucun signe de présence. Rien à craindre.
Non. Là. Derrière ces boites. Un visage d'une blancheur spectrale. Qui observait. Deux yeux noirs. Et hop ! disparu. Trop vite pour voir si c'était humain. Et puis un autre, plus haut dans les rayonnages. Qui les regardait. Peut-être un reptile. Avec des yeux très écartés, comme un poisson. Mais tordu. Désaxé.
Qu'est-ce que ça pouvait être ?
Il regarda frénétiquement autour de lui, essayant de voir s'il y en avait d'autres. Dix, avait dit Seamus. Mais il n'était pas sûr.

- En voilà un ! cria bientôt le même Seamus en marchant à grands pas vers un angle où deux allés se croisaient.

Les enfants lui emboîtèrent le pas, mais restèrent en retrait, lui laissant le soin de prendre la tête des opérations.
Quand ils arrivèrent dans le coin, ils virent ce qu'il pourchassait. Ça détalait à toute blinde pour leur échapper. Aucun d'eux n'aurait su dire de quoi il s'agissait. Humain. Animal. Insecte...
En tout cas, ça bougeait à une vitesse surprenante pour une créature aussi bizarrement fichue, qui se mouvait en poussant sur de longs bras filiformes - qui ressemblaient plus à des pattes d'araignées qu'à des bras -, les coudes pliés vers l'avant, le dos des mains à plat sur le sol, les paumes vers le haut, de longs doigts effilés ondoyant dans les airs à chacun de ses « pas ». En d'autre termes, la créature se déplaçait en appui sur la face externe des poignets. Son corps était gras et enflé, de sorte que son ventre frottait sur le sol avec un petit bruit de gémissement chaque fois qu'elle bougeait, traînant dans son sillage deux petites pattes toutes rabougries. Les vertèbres saillaient de son dos à la manière d'une épine dorsale de dinosaure. La peau était glabre, lisse, et deux gros renflements, telles deux poches d'air comprimé, ressortaient de part et d'autre de son cou.

- Je vais te buter, saloperie ! brailla Seamus en levant sa lance.

C'est alors que Kuroo remarqua que la chose portait une sorte de vêtement autour de la taille, une jupe ou un pagne, en cuir. Il avait l'impression d'être dans un drôle de rêve. Un rêve où il aurait lutté vainement pour trouver un sens à ce qu'il voyait.
Ensuite, plusieurs choses apparurent en même temps. Quand elle entendit Seamus hurler, la créature s'arrêta et se retourna, juste au moment où, du coin de l'œil, Kuroo en apercevait une autre qui se cachait dans l'ombre. Une femelle. D'une maigreur impossible, avec une tête comme un ballon, de très grands yeux et une toute petite bouche. Sa tête était si énorme et son corps si maigre qu'elle ressemblait à ces personnages que les enfants dessinent en faisant des bâtons à la place du tronc et des membres.
Seamus se cambra, un bras en avant, l'autre rejeté en arrière pour armer sa lance.
Kuroo vit un voile d'effroi passer sur le visage de la créature.
Le visage d'un enfant de quatorze ans.
Akaashi se rua en avant.

- Non ! cria-t-il en saisissant la lance de Seamus.

Celui-ci fut si surpris qu'il en lâcha son arme. Un sourire rageur aux lèvres, il fit si brusquement volte-face qu'il faillit en perdre l'équilibre. Avant que Kuroo puisse l'arrêter, ou même comprendre ce qui se passait, Akaashi enfonça la pointe de la lance dans l'œil valide de Seamus.

ENEMY Tome 3 : Les déchus Où les histoires vivent. Découvrez maintenant