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Les dinosaures. Pourquoi fallait-il que ce soit les dinosaures ?
La galerie en regorgeait. Des squelettes fossilisés complets ou seulement des fragments, des crânes, des griffes, des dents, des maquettes, des jouets, des images. Des dinosaures coincés dans des boites pendant du plafond, des dinosaures sur des estrades, des dinosaures à chaque coin du mur...
Dans la galerie, la circulation s'effectuait sur deux niveaux : au rez-de-chaussée et le long d'une coursive en acier qui courait à mi-hauteur. Un itinéraire conçu pour conduire le spectateur de la première à la dernière vitrine, mais qui, dans un noir quasi total, seulement rompu par la lueur des chandelles et les faisceaux erratiques des lampes torches, avait tout d'une maison hantée labyrinthique à laquelle les silhouettes déchiquetées des dinosaures auraient donné un air encore plus effrayant.
Mais le plus grave, ce n'était pas les dinosaures. En effet, pour autant que Yukie puisse en juger, il y avait au moins une vingtaine de pères et de mères là-dedans. Dans le méli-mélo des vitrines, et avec les enfants qui couraient dans tous les sens, elle ne pouvait jurer de rien, mais elle avait l'impression qu'il y en avait partout. Elle sentait leur chaleur malsaine, cette familière odeur aigre-douce qui flottait dans les airs. Elle entendait leur respiration sifflante, les bruissements qui accompagnaient chacun de leurs mouvements, leurs geignements. Ils n'étaient pas particulièrement agressifs, juste effrayés, perdus, acculés ; et ils se défendaient comme de beaux diables dès qu'on les attaquait. Ils s'étaient déployés par petits groupes de quatre ou cinq individus. L'équipe de Yukie s'était séparée aussi, comme si les méandres de ce lieu avaient dissout toute discipline.

Yukie avait avec elle Yamamoto, plus deux de ses gars de Morrisons, ainsi qu'une fille et un des garçons de Jackson. Elle ne connaissait pas bien Yamamoto, assez néanmoins pour savoir que, s'il n'avait pas inventé le fil à couper le beurre, il était costaud et fiable et qu'il assurait dans une bagarre.
Les gamins du musée, c'était une autre histoire. Il ne fallait pas compter sur eux pour autre chose que tenir les torches et éclairer le passage. Dès qu'ils approchaient d'une poignée d'adultes, ces mômes se recroquevillaient sur eux-mêmes et regardaient d'un œil épouvanté Yukie, Yamamoto et les autres les tailler en pièces avec leurs armes, ne laissant derrière eux que des amas de chair sanguinolente. Ils semblaient choqués, tétanisés par cet accès de violence, mais Yukie voulait en finir au plus vite, donc moins ils feraient de quartier, mieux ce serait. En outre, elle se sentait mal à l'aise au milieu de tous ces dinosaures. Si elle les laissait occuper ses pensées, elle allait redevenir une petite fille hurlant qu'on la laisse sortir.
Elle porta le coup de grâce à une jeune mère aux cheveux aussi fins et mousseux que de la barbe à papa, lui tranchant le cou avec la pointe de son épée, avant de glisser dans le sang ainsi répandu. Une brûlure acide lui remonta dans la gorge. Des erreurs comme celle-ci pouvaient vous coûter la vie. Elle s'accrocha à la patte fossilisée d'un squelette ridiculement haut et perçut du mouvement. Un truc qui fondait sur elle en contournant la plateforme. Encore vacillante, luttant pour garder son équilibre, elle bondit vers la menace, se servant de cet élan pour se rétablir. En même temps, elle leva sa lance.
Et la baissa aussitôt.
C'était un enfant, un des guerriers du muséum, qui courait dans le mauvais sens. Yukie l'insulta copieusement avant de s'apercevoir qu'il pleurait à chaudes larmes et qu'il tremblait comme une feuille. Parce qu'il fuyait une horreur ou parce qu'il avait failli s'empaler sur sa lance ? Dieu seul savait et, à la vérité, Yukie s'en fichait complètement.

- T'es con ou quoi ? grogna-t-elle. J'aurais pu te tuer.

Le garçon ne répondit pas, dépassant Yukie d'un coup d'épaule pour détaler de plus belle. Celle-ci comprit alors les raisons de sa fuite : trois gros pères seulement vêtus de slips crados. Ils étaient plus enrobés que les autres, la peau couverte de bubons croûteux jaune vif, le corps déformé par des kystes et des grosseurs, qui saillaient à des endroits improbables. L'un d'eux n'avait plus d'oreilles. Les deux autres avaient la langue tellement gonflée qu'elle leur sortait de la bouche.
Ils allaient beaucoup trop vite pour s'arrêter à temps et, tandis que Yukie levait maladroitement sa lance vers celui qui se trouvait devant, les deux autres la tamponnèrent, l'envoyant violemment cogner contre le squelette de dinosaure.
Dans un petit cri étranglé, Yukie s'écroula sous leur poids. Heureusement, Yamamoto avait été témoin de la scène ; il prit aussitôt les pères à revers et les harcela par de petits coups de lance, en prenant garde à ne pas toucher Yukie, qui se trouvait quelque part dans l'enchevêtrement de corps qui se tortillaient par terre.
Un père se redressa et tendit le bras vers une gamine du musée, recroquevillée au pied d'une vitrine, trop apeurée pour se défendre. Reportant son attention sur la fille, Yamamoto pivota et planta sa lance dans les chairs molles au bas du dos du père, dans l'espoir de toucher un rein.
Couverte de fluides corporels des trois pères comme ceux de la mère aux cheveux en barbe à papa - autant éviter de trop y penser -, Yukie faisait tout son possible pour se relever. Elle avait vomi, une partie des cochonneries qu'elle avait sur elle venait donc de son propre estomac. Elle était furieuse. Furieuse de s'être laissé avoir aussi facilement, furieuse que les adultes aient pu la dépasser. En plus elle avait perdu sa lance dans la bataille et le gamin du musée censé l'éclairer avait disparu. Incapable de remettre la main sur son arme dans le noir, elle se jeta sur les adultes à mains nues.
Durant quelques minutes, un furieux corps à corps s'engagea, pratiquement à l'aveugle, Yukie se battait comme une diablesse à coups de pied, de coude, d'ongle et de poing, hurlant à pleins poumons, suffoquant dans les relents putrides des crevards, transpirant à grosses gouttes sous la chaleur de leurs corps moites et visqueux.
Et puis un cri déchira l'air et le faisceau d'une lampe éclaira son visage...
D'autres enfants arrivaient. Le reste de son équipe. Sous leurs assauts conjugués, les trois adultes ne résistèrent pas longtemps. Les enfants se tenaient en cercle, haletants, les mains sur les cuisses. Le garçon du musée avait disparu. La fille était blessée, mais pas sévèrement.
Yukie, elle, était toujours aussi furieuse.

ENEMY Tome 3 : Les déchus Où les histoires vivent. Découvrez maintenant