84.

7 2 0
                                    

  Cette fois, Yukie l'attendait de pied ferme, debout au milieu du hall, près du diplodocus, les pieds fermement ancrés au sol, les jambes légèrement écartées, les genoux fléchis, le katana levé haut au-dessus de la tête. Cette fois, elle l'aurait. Quel que soit son problème - pour l'heure, c'était le cadet de ses soucis - il n'allait plus faire de mal à qui que ce soit.
  Elle l'avait observé tandis qu'il bousculait les enfants et qu'il filait dans la salle de l'arbre, puis dans la galerie ouest. Et voilà qu'il était là, au sommet des marches de l'escalier qui se trouvait à gauche du grand hall. Il descendait, sautant trois marches à la fois, quatre, ses longues jambes agissant comme des ressorts, ses bras s'agitant dans tous les sens, son couteau fendant l'air.

- Par ici, tête de nœud ! cria-t-elle à l'instant où il atteignait le bas de l'escalier. Viens prendre ta claque !

  Il s'arrêta dans un dérapage, hésita, évalua ses chances, tremblant. Assez proche pour que Yukie voie la sueur sur son front. Ses yeux rouges et fiévreux. Ses dents jaunes qui tranchaient sur sa peau blême, aussi blanche que de la porcelaine.
  Il pencha la tête en arrière et hurla, tel un animal pris au piège. Yukie se précipita sur lui au pas de charge, le sabre levé, prête à le décapiter. En rugissant.
  Mais il refusa le combat, préférant la fuite à l'affrontement. Il dit demi-tour et démarra en trombe en direction de la zone verte, Yukie sur les talons, intimant aux autres de la suivre.
  Tandis qu'elle courait, elle entendit des pas. Jetant un œil derrière elle, elle aperçut Boggle et le garçon aux cheveux noirs qui avaient rejoint leurs rangs au palais. C'était quoi son nom, déjà ? Il gardait l'infirmerie.
  Fukunaga ?
  Oui, elle était pratiquement sûre que c'était ça.
  Donc ils n'étaient que trois. Mais ils avaient la main, car Kenjirō était en fuite ; et Yukie avait son sabre. Il détalait quelques mètres devant eux, dans le sombre dédale de galeries et de passages qui occupait le fond de la zone verte. Yukie ne connaissait pas encore très bien cette partie du bâtiment, elle y était beaucoup moins en confiance que dans le hall principal. Ils passaient le coin des galeries consacrées aux oiseaux et aux insectes quand Yukie réalisa qu'elle l'avait perdu de vue. Elle sortit sa torche et l'alluma. Aucun signe de lui.

- Stop ! cria-t-elle.

  Les deux autres s'arrêtèrent aussitôt.

- Quoi ? demanda Boggle.

- Chut... Écoutez... Je l'ai perdu. Vous entendez quelque chose ?

- Non.

  Il n'y avait plus aucun bruit, sinon celui de leurs respirations et l'écho lointain de voix provenant du hall principal. Pas de cavalcade effrénée. Yukie savait qu'il y avait un passage par ici qui permettait d'accéder a l'autre section du musée. La zone rouge. Habituellement, les portes restaient closes, mais Kenjirō avait les clés.
  Et puis un cri strident déchira l'air et des bruits de course résonnèrent sur leur droite.

- On y va !

  Ils s'engouffrèrent dans la galerie des oiseaux sans un regard pour les étranges silhouette qui s'alignaient dans les vitrines : des perroquets, des aigles, une autruche... après quoi ils débouchèrent dans une nouvelle galerie aux murs couverts de fossiles de créatures marines.
  Et Kenjirō était là, devant eux. Il avait fait un grand tour et revenait sur ses pas, en direction du hall principal. Les enfants s'écartaient sur son passage. Yukie accéléra l'allure, levant son sabre de côté, poussant sur ses jambes. Pourtant, elle savait qu'à moins qu'il ne s'arrête, elle avait très peu de chances de le rattraper. Un groupe d'enfants était rassemblé dans le hall. Kenjirō chargea droit sur eux. À son approche, ils s'écartèrent et, dans la confusion, Yukie le perdit de vue à nouveau.

- Arrêtez-le ! cria-t-elle en faisant irruption dans le hall. Où il est ?

  Une fille fixait d'un œil terrorisé les portes principales, qui étaient entrebâillées. Un garçon était affalé par terre, adossé au battant, évanoui. De loin, Yukie ne pouvait pas dire ce qui lui était arrivé. Un coup de couteau ?

- Avec moi ! ordonna-t-elle à Boggle et Fukunaga avant de se glisser dans l'ouverture en brandissant son katana.

  Alors qu'elle émergeait dehors, aveuglée par la lumière intense, elle perçut un mouvement et abattit maladroitement sa lame, au jugé. Emportée par son élan, elle glissa et tomba par terre. Avec des gestes désordonnés, elle donnait des coups de sabre aux jambes qu'elle apercevait devant elle et qui sautaient pour échapper à ses assauts.

- Yukie ! Arrête !

  Elle cligna des yeux et leva la main pour se protéger du soleil. Ses rétines s'habituant peu à peu à la lumière, elle prit conscience qu'il n'y avait pas une, mais plusieurs personnes sur le perron. Et celle qu'elle avait failli découper, c'était...

- Kuroo ?

  Elle se tortilla pour essayer de se relever et ainsi retrouver un tant soit peut de dignité. Kuroo lui tendit la main et l'aida à se remettre debout.
  Elle regarda autour d'elle. D'autres enfants remontaient l'allée en poussant des chariots. Aucun signe de Kenjirō.

-  Tu l'as vu ?

- Qui ?

- Un grand gars, habillé tout en noir, un couteau à la main.

- Personne n'est sorti à part toi.

  Yukie leva enfin les yeux vers lui et sentit aussitôt monter les larmes. Ils étaient de retour.

- Dis, t'es sûre que ça va, Yukie ? dit Kuroo en lui prenant le bras. Qu'est-ce qui se passe ?

  Si Kenjirō n'était pas sorti, il devait toujours se trouver dans le musée. Il allait falloir lui mettre la main dessus...
  Mais pas maintenant. Pour l'instant, tout ce qu'elle voulait c'était retrouver ses amis.

- C'est une longue histoire, souffla-t-elle d'une voix tremblante.

- Ça tombe bien, j'ai tout mon temps.

ENEMY Tome 3 : Les déchus Où les histoires vivent. Découvrez maintenant