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  « On est les Biscornus, les tordus, les saugrenus !
  À la grande roue de la génétique on a eu du cul,
  On est les Biscornus, les farfelus, le peuple élu !

  On voudrait bien marcher, mais on fait que s'emmêler.
  On n'est pas du genre qu'on invite à dîner... »

  Assis sur le chariot, Skinner chantait à tue-tête. Ils avaient installé Lettis à côté de lui. Elle ne marchait plus, ne parlait plus, ne réagissait plus. Elle restait assise, les yeux dans le vague. Depuis qu'elle était descendue de la tour, ils n'avaient rien obtenu d'elle. Pas un mot. Elle n'avait même pas cillé en découvrant les enfants du dépôt, Trinité, Poisson-Face et Skinner. Et maintenant, ce dernier essayait de lui remonter le moral. Ça n'avait pas l'air de marcher des masses. Cela ne troublait pas Skinner, qui semblait bien s'amuser. Sa voix carillonnait et on n'entendait plus que lui tandis qu'ils cheminaient d'un pas lourd sur l'interminable ruban d'asphalte de la M4.
  Au début, Akaashi aurait préféré qu'il se taise. Ils devaient se tenir à l'affût du moindre brut annonciateur de danger afin de savoir si quelque chose, ou quelqu'un, était sur leurs traces. Pire, la voix fausse et cassée de Skinner était sans doute audible à des kilomètres à la ronde. Et puis il s'y était fait et avait même fini par apprécier ce moment de détente. Ce chant avait au moins un mérite : prouver qu'ils étaient encore en vie. Pas encore défaits. Quand bien même ils avaient perdu la moitié de leur contingent.

  Mon Dieu, qu'est-ce que les autres allaient dire quand ils rentreraient ? Est-ce qu'ils comprendraient ? Bien sûr, le pire, c'était pour les gars du musée. Ils avaient perdu beaucoup de monde. Des gens que Keiji connaissait à peine. À vrai dire, ils ne connaissait guère mieux Yamamoto et Jake. Ils étaient avec Kuroo, voilà tout. Au fond, cela faisait moins de quinze jours qu'ils s'étaient alliés. Et...
  Akaashi grommela, se maudissant intérieurement d'avoir de telles pensées. Il avait conscience de ce qu'il faisait : il essayait de mettre de la distance entre lui et ce qui s'était passé, de se dédouaner en quelque sorte. Pour que ça fasse moins mal.
  Il marchait aux côtés de Poisson-Face et de Trinité. De temps à autre, Trinité marmonnait quelques paroles de la chanson et gloussait. En revanche, Poisson-Face demeurait aussi silencieuse que Lettis. Akaashi ne savait pas quoi penser d'elle. Elle paraissait tellement distante ; son étrange visage faisait l'effet d'un masque. Akaashi n'arrivait pas du tout à la déchiffrer. Il n'aurait su dire si elle était joyeuse ou triste, si elle s'ennuyait ou pas. Par chance, Trinité semblait plus bavard.

  Akaashi avait découvert que Trinité possédait en fait plusieurs noms. En tant qu'entité, « ils » s'appelaient Trinité, mais le côté masculin s'appelait Trey et le côté féminin Trio. Trois noms. Ça collait. Il n'avait pas osé demander si la chose qu'ils avaient sur le dos avait un nom propre.
  Trinité avait quatre jambes, deux de taille normale et deux plus petites, qu'ils gardaient repliées sous leur ventre. Leurs corps étaient joints par le flanc et, pour autant qu'Akaashi puisse en juger ils ne possédaient que trois bras. Trio et Trey n'arrêtaient pas de se chamailler. Quel enfer ce devait être d'être joints comme ça en permanence !
  Skinner était debout maintenant, une position plus confortable pour chanter.

- Il est toujours aussi bruyant ? demanda Akaashi tandis que Skinner entonnait un nouveau refrain.

- Bah, il alterne les accès de joie et de longues périodes de... disons, dépression, répondit la fille, Trio. Et quand il est content, il chante. N'y voyez surtout pas une marque d'irrespect.

- Dites-vous qu'on n'est pas habitués à côtoyer d'autres gens, ajouta le garçon, Trey. On s'est jamais mélangés. On n'a jamais rencontré personne en dehors du groupe. Donc on... on ne ressent peut-être pas les gens aussi intensément qu'on le devrait. On est plutôt tournés vers nous-mêmes.

ENEMY Tome 3 : Les déchus Où les histoires vivent. Découvrez maintenant