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Toute la nuit, peut-être, ou du moins une bonne partie. Ce fut le temps que sembla durer l'ascension. Blondin s'était avachi au fond du coffre, coincé entre les planches de bois épais, tordu par la faim, la nausée et les crampes. Le meuble tanguait moins que pendant la course, mais un maudit mouvement le balançait de droite à gauche.

Il voulait reprendre son souffle. Il étouffait, il était fatigué, il avait chaud. Quand le coffre, tout en s'élevant, changea soudain de direction, une régurgitation monta jusque dans sa gorge. Blondin avala à grand peine. Le calvaire semblait sans fin.

Lorsqu'enfin de nouvelles voix lui parvinrent, Blondin ne sut dire s'il était soulagé. Les doigts serrés sur le bris de verre, il comprima douloureusement jérémiades et hoquets, tandis que le coffre se soulevait une nouvelle fois. Son autre main appuya sur sa bouche. Les jambes qui le portaient avancèrent en silence, les pas semblèrent claquer sur des marches, puis parurent plus doux, plus amortis.

Blondin ne respirait presque plus. Ses genoux et son dos le maintenaient en place du mieux qu'il pouvait. Il aurait voulu pouvoir dégager ses mains, serrer ses épaules, comme une étreinte de Chauvette.

Une odeur étrange, fraîche, perçait le coffre jusqu'à son nez.

— Sergent, fit une voix à l'avant.

— Qu'est-ce que vous ramenez-là à une heure pareille ?

— Ça vient des Poulies, sergent. La remontée était prévue.

— Bon... Ne trainez pas, vous avez besoin de sommeil.

Le coffre se remit en route. Blondin aurait tout fait pour qu'il reste immobile une minute de plus. De nouveau, les sandales frappèrent de la pierre, le coffre pencha vers l'arrière, puis les claquements gagnèrent en écho. Après une montée inconfortable, il retrouva l'horizontale.

— Le sergent avait l'air de dire que tu avais mauvaise mine, résonna une voix proche.

Le coffre heurta le sol.

— Ah, ça. Avec la cérémonie qui approche, je n'ai pas eu beaucoup de permissions ces derniers temps.

— Tu devrais faire attention.

Le même grincement retentit, puis il fut suivi d'un lourd claquement. Les voix étouffées perdirent de la consistance, les échos des pas s'enfoncèrent dans le silence.

Quand le dernier son disparut, Blondin attendit. Attendit encore un peu. Trois secondes furent de trop, il ne tint plus, sa tête cogna le sommet du coffre, il poussa le couvercle de toutes ses forces. Les cordes retenaient l'ouverture. Courbé, ankylosé, il glissa le bris de verre dans le mince entrebâillement, frotta une corde, fibre après fibre, jusqu'à la sectionner. Puis une autre. Et une autre. Dans une ultime poussée de ses bras, le couvercle du coffre tomba en arrière.

La bouffée d'air qu'il prit fut la plus longue de son existence. Mais à peine ses poumons remplis, il sentit qu'autre chose, en vitesse, avait besoin de se vider. Sa tête se pencha en avant. Il projeta les restes de son dernier repas au fond du coffre.

Au moins, à présent, il n'avait plus faim. Du revers du poignet, il s'essuya les lèvres, avant d'enfin lever les yeux. Et de les écarquiller.

Une charpente noble et solide, plus grande qu'une maison de famille. Des fenêtres qui scintillaient de tous leurs carreaux, du haut jusqu'au centre des murs tapissés. Un tapis plus épais que l'édredon, au tissage si entremêlé qu'on aurait dit un dessin sur le parquet. Puis ce  meuble imposant, large et sombre dans la nuit, et sa chaise au dossier si élevé que Blondin crut un instant qu'il s'agissait d'une personne.

C'était un rêve. Il s'était endormi et allait se réveiller. Blondin pinça la peau de son bras nu, et bondit sur ses pieds.

Ce n'était pas un rêve.

Souffle coupé, il enjamba le coffre, le bris de verre tendu devant lui. Ses yeux ne pouvaient plus quitter cette maison. Les grandes portes closes protégeaient un cocon de brillance et d'étrangeté. Blondin arpenta les étagères, couvertes d'objets qu'il n'avait vu qu'une paire de fois dans sa vie. Des livres à la couverture épaisse, des armes dans des écrins scintillants, des verres tâchés d'un liquide sombre, des bouteilles ciselées et remplies de moitié.

Blondin sauta de nouveau, avant de baisser la tête. Son pied venait de marcher sur une poupée de tissu. Après un rapide regard alentour, il jeta une main sur elle. Et il réalisa deux choses. La première, que ce jouet était loin d'être seul dans cette maison. Il voyait des hochets sur les tables, des balles au pied des murs, des pantins de tissu perchés en haut du dossier. La deuxième, que c'était le genre d'objet qu'on offrait à des enfants.

Son regard se figea sur un bilboquet, posé contre une bouteille renversée.

Était-il dans la chambre de l'Angevert ?

La possibilité fit battre son cœur plusieurs secondes. Mais au bout d'une énième observation, il dut bien se rendre à l'évidence : cette drôle de maison ne comptait pas de lit.

La poupée lui offrait un sourire, à la fois désolée et rassurante. Blondin ne put pas le lui rendre. Il pensait à Chauvette, une boule dans la gorge, en imaginant son sourire remplacer celui de la poupée.

Blondin laissa tomber le jouet. Si l'Angevert n'était pas ici, il n'avait plus de temps à perdre. A pas de plume, il contourna le coffre nauséabond, pensa un moment à le refermer, avant d'abandonner d'office. A la place, il gaina ses forces, et s'appuya de tout son poids contre les grandes portes en bois.

Le grincement des battants resta léger, mais Blondin prit garde à glisser un œil dehors avant tout. Quelle ne fut pas sa surprise ! L'entrée de la maison donnait sur l'intérieur d'une autre maison, encore plus immense, remplie d'encore plus d'objets.

Blondin s'extirpa lentement de la première maison. Le bris de verre tendu devant lui se couvrit de la lueur de dizaines de chandeliers. En longeant le mur, le souffle raide, il s'engagea marche après marche dans un escalier de bois et de pierre nervurée.

Quelques bougies écoulaient leur dernière cire depuis des colonnes de fer torsadé. De grands portants lisses gardaient les abords d'un long parquet, tous couverts de plastrons, de bâtons, de choses-pour-chevilles ou de choses-pour-bras. Blondin passa à côté d'une armure de métal. Un  losange était gravé en son centre.

Drôle de maison, commençait-il sérieusement à penser.

L'endroit semblait vide et, à son grand dam, sans la moindre trace de nourriture. Après un dernier regard vers les volées de portes entrouvertes, Blondin se précipita maladroitement vers les plus hautes portes de la bâtisse. 

Il les poussa. Ses jambes flageolaient. La tête lui tournait. A peine ce nouveau battant ouvert, Blondin manqua de s'effondrer sur un parvis de pierre. 

Mais quelque chose le retint. Cette chose, qui se découvrait face à lui, et qui le pétrifia si vite, qu'il se sentit plutôt tomber à la renverse.

Les MiraculésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant