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L'avertissement du Roi n'avait jamais été aussi clair.

Blondin lui exposa toute sa pensée, des variables les plus évidentes, aux plus obscurs des détails. Il évoqua des broutilles sur l'armée, des personnes et des forces dont il n'avait aucune idée. Il parla du vent aussi, de la puissance du ciel qui pourrait les gêner, il fournit une première évaluation des distances, posa de grands principes généraux tels que « il faudra faire vite » ou « il faudra guetter le bon moment ».

En revanche, il omit de dire deux choses. La première, que pour que le rapport de force soit un peu plus à l'avantage du Roi, il aurait sûrement fallu que Blondin sache écrire. La deuxième, qu'il avait beau retourner le problème dans tous les sens, il ne voyait pas comment rompre la grande et épaisse chaîne qui retenait Utopie au nuage des remparts.

Mais cela, il le tut jusqu'au bout. Et il vit avec angoisse ses idées s'égrainer, jusqu'à le conduire au moment fatidique où il devrait se taire.

Le dernier mot s'extirpa de sa gorge serrée. Avec lui s'envola sa dernière chance de faire ses preuves. Il voulut tout reprendre du début. Phrase après phrase, il avait senti son souffle diminuer, ses pensées perdre en logique. 

En face, Sa Majesté ne bougeait pas d'une plume. Le jugement silencieux de son regard fit trembler Blondin de plus belle. 

Soit cet homme était en train d'hésiter, soit il contenait sa colère. 

Quand le menton blanc finit par se décoller des longues mains, Blondin sentit son dos se comprimer contre le dossier.

— Je peux te fournir les informations sur l'armée et les vents.

Assourdi par les battements de son cœur, Blondin n'avait rien compris.

— Pour les durées, marmonna encore l'homme, il existe des formules qui te permettront de les calculer à partir des distances. De prime abord, tu sembles assez juste sur celles-ci.

Il n'était pas énervé. Blondin se sentit reprendre des couleurs.

D'un geste sec, Sa Majesté saisit la plume qui trempait dans le liquide noir. Blondin n'avait pas remarqué à quel point elle était longue, fine, grande et brillante. Ses fibres semblaient figées, comme si l'aile d'où elle provenait n'avait jamais volé. Pincée entre les doigts de l'homme, la pointe décrivit des cercles, des vagues, des traits, des points. Blondin aurait pu observer longtemps ce drôle de dessin, si le Roi n'avait pas retourné le parchemin. D'un mouvement tranquille, il glissait la page sous ses yeux.

— En voilà quelques-unes.

Blondin se sentit forcé de répondre quelque chose.

— Je sais presque pas lire.

Il appuya son aveu d'un regard anxieux. Mais en croisant de nouveau les yeux de l'homme, il lut tant de surprise que son cœur se mit à battre de plus belle. Ce qu'il taisait sur le plan tourna en boucle dans son esprit.

— Je sais pas écrire non plus, articulèrent ses lèvres toutes seules.

— ... Qu'importe. Tu apprendras.

La plume retomba dans son flacon.

Les volontés de cet homme semblaient des prédictions sur l'avenir. Blondin fut bien forcé d'apprendre, et plus vite qu'il ne l'aurait cru. Une phrase lancée à une armure, et quelques gargouillements de ventre plus tard, la table de pierre fut si couverte de cartes et de livres qu'on n'en voyait presque plus les nervures. D'étranges instruments furent ajoutés à la pile, parmi lesquels Blondin ne reconnut qu'une montre. Il y avait des cadrans à une seule aiguille, deux bulles de verre, jointes par un fin goulot, duquel s'écoulait des restes de sable.

Il n'eut pas le temps de s'habituer à toutes ces possessions. Un des soldats de métal qui se relayait dans la pièce ouvrit un livre au hasard, et montra à Blondin la logique entre les dessins et les sons. Peine perdue. Faire la différence entre ces symboles était d'une complexité affolante pour Blondin. Les pages se succédèrent avant qu'enfin il n'arrive à déchiffrer un mot. Agacé, le soldat finit par écrire les symboles sur un parchemin, un par un, puis força Blondin à les retenir. Il poursuivit seul son apprentissage.

Blondin et Chauvette n'avaient toujours fait que s'amuser avec les pages arrachées qu'ils trouvaient de temps à autre. Ils inventaient les mots et les sons des signes qu'ils ne connaissaient pas. Ce jeu-là, c'était une autre paire de manches. Les phrases étaient trop longues. Les mots trop complexes. Tout comprendre était impossible, mais chaque fois qu'il posait ses yeux sur un symbole, Blondin sentait, au fond, qu'il en perçait un peu plus les mystères.

Il tourna une énième page. Il comprit trois mots. Une autre page. Trois mots encore. Une autre, et une autre, et une autre. Il lui semblait que le livre parlait du vent.

La lecture. Il en était loin, mais jamais il ne l'avait approchée d'aussi près. Un sentiment d'excitation fit vibrer son cœur quand il passa les yeux sur le débordement de reliures qui l'entourait. C'était tout un pan de savoir qui pouvait s'ouvrir à lui. Le monde pourrait se dévoiler un peu plus dans ses mécanismes ; le jour où il aurait parcouru toutes ces pages, sans doute n'aurait-il plus aucun secret pour lui.

L'armure fournit à Blondin tout ce dont il avait besoin, non sans un évident manque d'entrain. Blondin put avaler des poignées des fruits acidulés de la veille. L'euphorie le jetait de pages en pages, qu'il parcourait en diagonale. Il ne se souciait plus des formules de Sa Majesté – parfaitement incompréhensibles – et profitait de chaque information supplémentaire qu'il devinait plus qu'il ne déchiffrait, et qu'il prenait un malin plaisir à ancrer profondément dans sa mémoire.

Mais quand le ciel prit des teintes ambrées derrière la fenêtre, Blondin déchanta.

Il avait déjà vu cette couleur au-delà des remparts. Elle signifiait que la vraie nuit arrivait. En se rappelant du vide sombre lors de son départ des Poulies, Blondin réalisa que cela allait faire un jour qu'il était parti, un jour qu'il avait quitté Chauvette, un jour qu'il lui avait promis de revenir avec l'Angevert.

Blondin arrêta de penser aux livres.

Il fouilla dans sa mémoire pour trouver quelle décision l'avait projeté au cœur du château, à lire des ouvrages dont il ignorait jusqu'à l'existence. Une goutte roula sur sa tempe. Tout partait de cette chambre. Depuis qu'il y était entré, il n'avait fait que se plier à cet homme, sans réfléchir à autre chose qu'à sa survie.

Peut-être était-ce cela de convoiter quelque chose que l'on ne pouvait obtenir. Blondin y avait laissé des plumes. 

Mais il ne s'était pas encore brûlé les ailes.

Le sol vert devenait noir. Le ciel sans fin se teintait d'or. L'armure, derrière Blondin, allumait des flammèches qui dansaient sur les carreaux de la grande fenêtre. Le reflet d'un enfant apparut, le regard impénétrable, entouré de livres. 

Blondin avait survécu jusque-là. Cet homme, qui le prenait sous son aile, ne semblait pas avoir plus envie que lui qu'il soit découvert. Depuis qu'il était monté dans le coffre, jamais sa situation n'avait été aussi stable.

Donc, il était temps de faire avancer les choses.

Blondin arpenta les reflets du lit, de la porte, des fauteuils. Toujours aucune tête blanche dans la pièce, seulement l'armure, qui reprenait sa place près de l'entrée. 

Les manches de la chemise se comprimèrent dans ses poings. Blondin descendit du fauteuil.

Les MiraculésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant