Chose promise, chose due : le jour du resto a fini par arriver. Il y a donc Sélène et ses mille bouclettes noires de jais qui scintillent sous la lumière des spots, mais aussi son demi-frère Mathieu, un grand échalas un peu baba-cool avec des cheveux longs attachés qui descendent au milieu de son dos, puis sa copine Flora, une fille discrète mais attentive à tout ce qui l'entoure. Le restaurant est calme : dans la vaste salle décorée de dragons chinois suspendus et de lanternes flashy, seules deux tables sont occupées.
C'est la première fois que je me montre en public en dehors des ateliers de dessin depuis ma « métamorphose ». Je ne peux m'empêcher de me sentir un peu nerveuse. Ou nerveux. Nerveuxse ?
Je coule un regard inquiet vers Léa. Elle triture ses doigts depuis qu'on est partis de l'appartement ; j'ai eu beau lui murmurer des mots doux sur le trajet pour la réconforter, ça n'a pas suffi. Quand on pense à sa mauvaise expérience de l'autre jour, ça n'a rien d'étonnant. J'espère qu'on n'aura pas ce genre de réflexions aujourd'hui, sinon bonjour l'ambiance.
J'étais heureuse d'être enfin perçue comme un homme, mais tout ce que j'espère en l'instant présent, c'est que cette sortie entre amis se passe exactement comme d'habitude.
On papote de tout et de rien en attendant nos plats, vidant petit à petit le panier de chips aux crevettes. Bientôt, la table déborde d'assiettes multicolores, Sélène clame « Itadakimasu » et se fait reprendre par toute la tablée (« on mange pas japonais, Sélène ! »), ce qui arrache au moins un petit rire à Léa.
– Ça va, Léa ? Tu en fais une tête, finit par dire Mathieu en plantant maladroitement ses baguettes dans les nouilles sautées sous le regard agacé de Flora (« mais tiens-les bien ! »).
– Tu as l'air fatiguée, choupette ! renchérit Sélène.
– Non... répond-elle après un bref instant d'hésitation, portant brièvement la main à ses yeux. Je me suis juste un peu frittée avec mes parents au téléphone ce matin. Maintenant que je quitte le nid familial pour de bon, ça les rend fous si j'oublie de les appeler ne serait-ce qu'une soirée. Tu sais comment c'est !
Le nez dans mon verre de limonade, je prépare quelque chose à répondre – mais tous se contentent d'acquiescer d'un air compréhensif. Un point pour la super impro de Léa.
– Ah, les vieux ! J'ai les mêmes à la maison, répond Mathieu.
On cause deux-trois minutes de déboires de déménagement et de vie commune, quand Sélène fait un virage à 180°.
– Et toi, Micha ? Comment ça se passe ? embraye Sélène. Tu es officiellement prof et dessinateur maintenant, c'est ça ? Ça marche bien ?
Dessinateur. Le mot sonne étrangement à mes oreilles. Quand je réponds, les mots s'entrechoquent dans ma bouche.
– Oh tu sais, je n'ai pas fait grand-chose dernièrement... Je suis prise par plein de trucs en même temps. Mais je suis bien contente de ne plus être étudiante, les derniers examens étaient un enfer.
– Étudiante ? pouffe Sélène. Tu es mal réveillé !
Je m'étrangle. Une vague de chaleur désagréable envahit ma nuque et mes joues.
– Non, non, é... étudiant, c'est... c'est bien ce que j'ai dit !
Pourquoi ai-je l'impression de me forcer ? Ça devrait être naturel ! Je suis un homme, non ?
Bon, du calme. Pas de panique. C'est normal. Après tout, ça ne fait pas si longtemps, laisse-toi le temps de t'adapter. Tu ne vas pas renier vingt-deux ans d'habitudes en quelques jours, non plus.

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Un homme comme elle
RomanceMicha a un secret : elle a toujours voulu être un garçon. Un secret bien gardé, même de sa petite amie Léa... mais lorsque son souhait se réalise du jour au lendemain, le rêve tourne au cauchemar. Avait-elle vraiment tout envisagé ?