– Ça va, Monsieur ?
– Vous êtes tout pâle.
– M'sieur ?
– Excusez-moi... je dois sortir deux minutes. Continuez sans moi.
Je sors précipitamment de la salle d'atelier, tremblant de la tête aux pieds. J'entends à peine la porte se reclaquer derrière moi lorsque je me plaque contre le mur du couloir carrelé, figé comme un cadavre de papillon dans un cadre. Je n'ai jamais ressenti une telle angoisse. Mon cœur rugit dans mes tympans et j'ai l'impression que mon corps est sur le point de tomber en morceaux.
Ce matin, j'ai eu un mal fou à me lever. Je ne voulais pas y aller. J'avais peur. Peur. Et puis je me suis dit que c'était idiot. Que ça allait s'arranger. Je n'avais aucune raison d'avoir peur, de toute façon. J'allais animer mon atelier, comme d'habitude... à mes élèves, comme d'habitude...
J'avais tort.
J'expire, et le couloir carrelé tourne autour de moi.
Pourquoi je me sens mal comme ça ?
Pourquoi je me sens mal quand on m'appelle « Monsieur » ?
Pourquoi je me sens mal quand on dit « Il » ?
J'ai toujours voulu être un homme, n'est-ce pas ?
J'ai voulu tordre le destin, obtenir le corps dont j'ai toujours rêvé. Je suis un homme ! Et pourtant, « Monsieur » ricoche contre moi comme un galet sur l'eau. « Monsieur » ne me désigne pas. Ce n'est pas moi. On ne parle pas de moi. J'ai envie de les corriger. Je dois arrêter de vouloir les corriger ! Je n'ai rien à corriger, parce que c'est la vérité ! Je suis un homme, bordel !
Si tu étais un homme, tu n'aurais pas l'impression de mentir.
Je serre les dents jusqu'à sentir des élancements dans ma mâchoire.
Tais-toi ! Tais-toi ! Tais-toi ! TAIS-TOI !!!
– Micha ?
Je rouvre les yeux. Une collègue se tient devant moi, les bras débordant de polycopiés.
– Un élève m'a prévenu que tu n'allais pas bien. Tu veux que je te remplace ? Il ne reste plus que vingt minutes...
Sa voix me semble lointaine, masquée par le bourdonnement qui fait vibrer mes tympans.
Elle ne l'a pas dit, mais je le sais. Pour elle aussi, sûrement, je suis Monsieur... Monsieur Debacker... l'animateur d'atelier...
Haha, mais non... C'est pas moi, Monsieur Debacker... C'est pas moi... C'est pas moi...
Moi, je suis...
Le bourdonnement devient un sifflement, des étoiles dansent devant mes yeux et, avant de comprendre ce qui m'arrive, je sombre dans le noir complet.
*
Arrêtez...
Vous vous trompez... tous...
Vous avez raison... mais vous avez tort...
Ou est-ce moi... ?
Est-ce moi qui ai tort ?
J'ai peur, Léa... ne lâche pas ma main...
J'ai peur !
*
– Une syncope ? C'est la première fois que tu nous fais un coup pareil. Ça va mieux ?
Lorsque je reprends entièrement mes esprits, je suis allongé dans l'un des lits de l'infirmerie de l'école avec une nausée irrépressible et toujours cet horrible sifflement qui me transperce les tympans. Rien de grave, mais une belle frayeur pour tout le monde.
Léa est assise à mon chevet. Comme elle était venue me chercher, elle est rentrée dans le bâtiment lorsqu'elle a appris que je m'étais effondré au beau milieu du couloir.
– Ouais... vaguement.
J'effleure mon crâne en grimaçant. Je ne me suis pas raté, j'ai l'impression qu'on a sonné le gong dans ma boîte crânienne.
– Vous êtes du genre à vous évanouir facilement ? demande l'infirmière en appliquant une languette collante sur mon front avant de la retirer.
– Pas trop, non. Une faiblesse, c'est tout.
– Il faut savoir se ménager, Monsieur Debacker.
Un courant électrique traverse mon corps de part en part en entendant ces mots. Ce mot.
– C'est « Madame »...
– Pardon ?
Je vois les yeux écarquillés de Léa et je réalise ma gaffe. Je veux me justifier, mais les mots restent bloqués au fond de ma gorge.
En fait, il n'y a rien à justifier. C'est Madame. C'est tout !
Léa vient à ma rescousse :
– Je crois qu'il est encore fatigué, il dit n'importe quoi. Dis-donc, tu t'es pris un sacré coup sur la tête, hein Micha ?
Je parviens à peine à réprimer une grimace et plisse les yeux comme si on me frappait à répétition avec une batte. C'est très clair à présent. Chaque « il » qui franchit leurs lèvres est une lame de couteau qui transperce ma poitrine. Ce mot que je croyais aimer fait surgir en moi une douleur sans précédent.
Je me contente d'acquiescer à contrecœur tandis qu'une immense envie de pleurer m'envahit. L'infirmière remonte ses lunettes sur son nez et pianote sur son clavier d'ordinateur. J'espère qu'elle ne va pas m'envoyer à l'hôpital. Je veux juste être seule avec Léa... pitié, plus de gens. Plus personne ! Juste nous deux !
Heureusement pour moi, pas d'hôpital ; elle se contente de dire que tout semble correct et que je peux rester encore un peu, ou partir si je me sens d'attaque.
Quelques instants plus tard, Léa et moi sommes sur le chemin du retour. Je suis courbaturé de partout, j'ai les tripes en vrac et j'ai l'impression qu'un camion m'a roulé dessus, mais ce n'est rien par rapport à l'état de mes nerfs.
– Ben alors, qu'est-ce qui t'a pris ? demande Léa en me regardant par en-dessous. Tu parles au féminin à tout le monde et tu rectifies les gens ? Pourtant, ils ne se trompent pas !
Cette phrase me fait l'effet d'un coup de fouet. Je resserre mon emprise sur sa main, cette main si petite par rapport à la mienne, et ralentis brusquement l'allure.
– Hé ! Tu me fais mal.
– Pardon... je... ne me parle pas au masculin. Je t'en prie.
Ses yeux s'écarquillent.
– Quoi ?
– S'il te plaît. Toi, tu sais. Alors... ne fais pas comme eux.
– Mais enfin...
Elle ne comprend pas. Forcément.
La boule dans ma gorge est si grosse qu'elle menace d'exploser. Ma tête tourne dangereusement, je me demande si je ne vais pas m'effondrer de nouveau, au beau milieu de la rue.
– Je t'en supplie, Léa ! Il n'y a que toi qui puisses le faire. Tu es tout ce qu'il me reste ! gémis-je.
Et pourtant, je n'ose pas le dire. Je n'ose pas dire clairement « je ne veux plus ». Je ne peux pas faire ça.
Elle plisse les yeux derrière ses lunettes dans une expression à mi-chemin entre l'incompréhension et la pitié.
– Micha, tu es sûr que ça va ? Tu t'es pris un trop gros coup sur la tête ? Hé !
N'y tenant plus, je la serre contre moi et me liquéfie dans le creux de son épaule. Mes forces me quittent, je gémis et hoquette sans pouvoir me contrôler. Les larmes cascadent le long de mes joues, trempent son col de chemise. Je ne suis plus une femme, ni un homme, ni un être humain, juste une flaque d'eau salée.
Je ne me comprends pas, et je ne suis pas foutu de m'expliquer.
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Un homme comme elle
RomanceMicha a un secret : elle a toujours voulu être un garçon. Un secret bien gardé, même de sa petite amie Léa... mais lorsque son souhait se réalise du jour au lendemain, le rêve tourne au cauchemar. Avait-elle vraiment tout envisagé ?