Chapitre 16

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26 Octobre 1862, 3h00 du matin. L'Etoile du Sud.

Le vent s'est enfin levé. Je n'arrive pas à dormir. J'écris à la lumière de mon lumignon qui sent la graisse de baleine. C'est une odeur désagréable mais c'est bon marché. J'entends les voix des marins sur le pont. Celle de Thomas aussi. Je résiste pour ne pas sortir pour le voir. Je me comporte comme un imbécile! Qu'ai-je à espérer de ce qu'il vient d'arriver? Une vis cachée dans la peur d'être découvert? Une vie de mensonge aussi. Tout ce que je voulais quitter en laissant Londres derrière moi. Pourtant, je ne cesse de penser à lui, à ses mains sur moi, à ses yeux et ses lèvres... J'imagine que nous ne sommes pas seuls dans ce cas. Comment faire? Tant de choses nous font barrage! Aurai-je dû ne pas céder? Pour le rendre malheureux, et moi avec? Mais le résultat sera le même en fin de compte: le monde ne veut pas de nous. Devons-nous nous forcer à être ce que nous ne sommes pas? Devons-nous nous résigner à la tristesse et au désespoir

Il faut que je me reprenne! Il ne faut pas que je nous condamne!


27 Octobre 1862, 20h00, à bord de l'Etoile du Sud, Pacifique Sud. 

Nous allons bon train: le vent a forci et les tensions sur le navire se sont dissipées aussi rapidement qu'elles étaient apparues. Le quotidien a pu reprendre son cours parmi nous. Sauf pour moi.  Sauf pour lui, peut-être... Je ne sais pas! Je n'ai qu'entr'aperçu Thomas et encore est-il resté assez froid à mon égard. Je ne comprends rien! Bien sûr, il faut rester sur nos gardes: un geste, une parole ou un regard peuvent nous trahir. Misère!  Je ressens presque de la culpabilité alors que je devrai pas. Est-ce pour les mêmes raisons que Thomas m'a évité?  Peut-être. Je ne sais pas et je me perds en conjectures. 

En y réfléchissant, il a dû développer des trésors d'ingéniosité pour ne pas me croiser sur le navire. Je désespère et j'espère en même temps. J'ai passé la journée comme dans un mauvais rêve, agissant de manière mécanique et le regard vide. Je ne sais pas si l'équipage s'est aperçu de mon trouble mais je dois passer maintenant pour quelqu'un de lunatique. 

Je voudrai qu'il vienne et qu'il me prenne dans ses bras. Je voudrai être avec lui et ne plus jamais le quitter. Son silence me rend fou! Voilà, j'ai un comportement complètement déraisonnable et je n'arrive pas à m'en défaire. Qu'au moins je sache ce qu'il en est! A-t-il peur? A-t-il eu ce qu'il voulait et cela s'arrête là? 

2h15

Je ne dors toujours pas. Mon cerveau et mon cœur se sont déclaré la guerre. Que j'aimerai avoir une de ces bouteilles de rhum pour endormir les deux! Les noyer, ne plus rien ressentir et ne plus penser. C'est ridicule! Serait-ce cela l'amour? Se noyer dans des questions sans réponses? Se rendre malheureux à force de ne pas savoir, de voir ses certitudes s'effondrer? Si, de certitudes, j'en ai une: je l'aime et je veux être avec lui. 

28 Octobre 1862, L'Etoile, 23h00.

Une seconde journée à ne rien savoir et à me torturer l'esprit. A essayer de comprendre de qu'il m'arrive et à essayer de croiser Thomas ou même d'avoir un signe de lui, quelqu'il soit! Oui, je deviens fou! Je ne prête attention à personne ni ne m'intéresse à rien. Peu importe si je passe pour un lunatique. Ils pourront mettre ça sur mon vil  état de terrien perdu dans le monde marin. Ce qui pourrait être vrai d'ailleurs: je ne pourrai passer ma vie en mer. Trop exiguë, trop de promiscuité, trop peu d'espace et de liberté. Mais serai-je plus libre sur terre? Je sais que non. Pas en Europe en tout cas. Notre monde n'est pas fait pour la liberté. Je divague. Thomas, tu me fais vivre un enfer. Est-ce que c'est ce que tu veux?  Pourquoi me faire souffrir? Ou souffres-tu autant que moi? Je  saurai me tenir, garder mon rôle et faire bonne figure devant tes hommes! Mais parles-moi, écris-moi!

Là où la Terre rencontre le CielOù les histoires vivent. Découvrez maintenant