Le portrait

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C'est une peinture dissimulée, un tableau caché sous sa toile, dans un vieux cadre en bois délavé, gravé de lettres et d'étoiles. Un peu comme une voie lactée déchue. Un art perdu.

Mais sous la poussière, la peinture a laissé ses traits. Deux yeux d'ombres, terreux, rêveurs. Un front plissé, sévère, songeur. Des joues d'enfant, vestige d'un temps pas encore oublié, pas tout à fait passé mais qui s'éloigne lentement, petit à petit. Une grimace malicieuse, un rictus figé, un sourire évanoui.
Le fond indistinct, noyé dans le brouillard, comme autant de songes embrumés formant une masse informe de fumée cristallisée.

C'est un portait. Une femme.

Quelque chose dans son regard se perd, un trou noir. Le peintre n'a pas su comment le remplir. Alors il y a mis des ténèbres, de l'ombre. Du rien. Un rien qui résonne en mille échos jusqu'au plus profond de sa poitrine prise en étau. Et son cœur comprimé étouffe sur le papier...

- M'aimes-tu ? demande le portait.

Sa tête penchée sur le côté semble interroger, supplier, ricaner. Elle défie et se défile. Défile et se défie. Insaisissable, le moindre coup de pinceau pourrait l'effacer. Mais elle s'accroche à son cadre en bois pour se métamorphoser.

Qui est-elle ?

Ses lèvres ont disparu en une moue que le peintre n'a pu contrôler. Ses yeux se sont levés vers une petite plaquette, grossièrement apposée.

Son nom. Son titre.

"Le faux portrait".

Des rires fusent. Des exclamations. Des déclarations. On l'aime, on l'adule. On l'ignore aussi. Qu'est-ce que les gens voient en elle ? Qui est-elle ? Un faux ? Une illusion ?

Une déception.

- M'aimes-tu ? demande le portrait.

Sa voix vacille.

Elle change, change, se métamorphose. Elle voudrait ressembler à ce qu'on lui impose. Mais elle a beau changer, rien ne suffit.

C'est un portrait laid. On voudrait le brûler, s'en débarrasser. Il fait mal, il est désagréable, il dérange.

La toile se change en verre, fragile, rayé. Des doigts posés dessus, effacent la poussière, y laissent de grosses traces, abjectes, grasses, éphémères. Ses doigts à elle se sont aussi levés, suspendus. En symétrie parfaite. Trop parfaite. La main tombe. La sienne aussi. Sa tête penchée sur le côté n'est plus qu'une pâle copie.

C'est un miroir.

Un infâme miroir.

- M'aimes-tu ? demande le reflet.

Sa voix s'éteint. Elle ne vient plus du dedans mais du dehors. Elle se répand contre la glace, vibre, s'envole.

Désormais le reflet pleure. D'une rage noire qui engloutit tout le reste. Elle se noie. Dans un amer salé sans douceur. Dans son brouillard où elle s'est perdue. Où elle ne parvient plus à se retrouver.

Et soudain, elle ne supporte plus.
Son poing s'abbat sur la vitre. Première fissure.
Elle frappe à nouveau. Deuxième fissure.
Elle explose. Troisième fissure.

Elle se brise. La glace aussi.

Un éclat tombe au sol. Larme de verre. Il se fragmente, poussière au vent. Son tintement résonne comme un sanglot. Comme une dernière promesse, une confession, un murmure oublié...

- Je voudrais t'aimer.

Divagation du 3 octobre 2022

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