Chapitre 1

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— Matthew, es-tu bien certain de ton choix ? demanda James.

Nonchalamment allongé dans une méridienne, le jeune homme vêtu d'un élégant costume trois-pièces et d'un nœud papillon défait fixait son ami avec de grands yeux médusés.

— Eh bien quoi ? J'adore le noir, répliqua le dandy, et, honnêtement, le blanc ne va à personne ! Sans parler du fait que c'est excessivement salissant.

— Certes, mais ce n'est pas la couleur que je remettais en question mon cher Matthew, plutôt le fait que tu as choisi une robe...

Se redressant légèrement, le dos d'autant plus droit qu'un corset d'homme ajustait sa taille et surtout son port altier, le jeune homme de bonne famille haussa un sourcil.

— Tu crois que je ne vois pas ce que tu essaies de faire, James ? Tu ne crois tout de même pas que j'ai l'intention de te laisser gagner, rétorqua le dandy avec un éclat de défi niché au fond de ses prunelles bleutées.

Poussant un lourd soupire, James leva les yeux au ciel, abandonnant le confortable fauteuil couvert d'un damas bleuté pour esquisser quelques pas agacés dans l'intérieur de ce boudoir à la décoration trop riche. Tout ce velours et ces sculptures antiques étaient comme les excès de son ami, épuisant à la longue.

— Je ne vois pas bien comment tu remporteras quoi que ce soit avec cette tenue, mis à part de gros ennuis, évidemment.

Matthew tourna sur lui-même, dans un tourbillon de dentelle et de mousseline en éclatant d'un rire cristallin qui amplifia le rythme des pas rageurs sur le parquet en chêne massif lustré chaque matin.

— Personne n'y verra que du feu ! s'exclama-t-il. Personne ne s'intéresse au sort des pauvres veuves supposées rester cloîtrées chez elles.

— Justement, si personne ne s'y intéresse, pourquoi choisir cette tenue ? s'exaspéra James.

Hélas, son regard sombre n'eut pour seule conséquence qu'augmenter le sourire narquois de son imprudent ami.

— Dois-je te rappeler que mes tantes insistent pour que j'aille à ce maudit bal ?

Ces dames se désespéraient que le baronnet se range enfin et épouse l'une des nombreuses demoiselles qu'elles lui avaient présentées. En vain. James avait été le témoin impuissant de ces innombrables rencontres. Un spectacle d'ordinaire amusant qui risquait fort de prendre une tournure plus désastreuse s'il le laissait sortir en cette tenue.

— Matthew, tu es le dernier des Beaufort, le gronda son ami. Il n'y a aucune chance pour que tu échappes à l'obligation de faire perdurer ton titre.

À ces mots, l'entêté secoua la tête, agitant son index ganté de noir sous le nez de son ami :

— Le testament de mon grand-père ne stipule pas que je doive me marier, il ne fait que m'y encourager fortement, se justifia-t-il avec une adorable moue boudeuse.

Le soupir de son James résonna jusqu'aux moulures sertissant le plafond.

— Tu te crois au-dessus des lois de notre monde, Matthew, mais un jour tu vas te casser les dents et réaliser que tu n'as pas plus de liberté que nous autres !

Le jeune homme esquissa un geste de la main pour signifier son dépit. Il s'arrêta à la fenêtre d'où il pouvait percevoir toute l'agitation londonienne. Le hennissement des chevaux, le bal des chapeaux, les dames relevant leurs jupes pour ne pas en souiller le bas dans la boue couvrant les pavés ; ce spectacle l'apaisa.

— Je ne devrais pas te laisser y aller dans cette tenue, soupira-t-il. Tu risques de perdre bien plus que ton titre si tu continues.

Agitant un éventail devant son visage poudré, Matthew feint l'outrage, haussant les sourcils, arrondissant sa bouche en un cri muet.

— Je croyais que tu aimais justement mes folies ?! s'exclama-t-il d'un air offusqué. N'as-tu apprécié toutes ces soirées en ma compagnie ? Tu ne veux donc plus m'accompagner au cabaret et écouter notre chère Hortense chanter si divinement ?

— Oh que si, j'adore tes pitreries et nos soirées enfumées à refaire le monde, nos escapades sont une vraie bouffée d'air frais. Mais toi comme moi savons que nous ne pourrons plus continuer ainsi longtemps. Nous allons tous devoir nous marier, avoir des enfants et devenir... responsables.

James se détacha de la fenêtre et se tourna vers son ami.

— Quelles terribles perspectives ! frissonna Matthew. Je t'assure que je ne compte pas céder aussi facilement aux injonctions familiales !

Incapable d'admettre une telle possibilité, le jeune comte secoua la tête.

— Et concernant ma tenue, personne n'osera douter de la délicate Hortense de Beaujour, ajouta Matthew avec un sourire espiègle.

À ces mots, James, indigné, s'avança d'un pas tonitruant vers son ami et s'arrêta, le visage tout empourpré, la respiration rapide, les poings sur les hanches :

— Dis-moi que tu plaisantes !? Tu ne vas pas emprunter le nom d'un travesti se produisant dans les bas-fonds ! Te rends-tu compte seulement de ce que tu risques en agissant de la sorte ? De ce que nous risquons ?!

L'insolent réitéra sa moue charmante, vile tentatrice, qui accompagnait sa voix suave et mouvement de faux cils.

— Mon cher James, tu ne risques rien du tout. Si quelqu'un dans l'assemblée a l'œil assez attentif pour remarquer que sous ma perruque, mon maquillage, ma robe et mes dessous, je suis un homme, alors je doute que cette personne ait l'audace de dévoiler ce savoir au grand jour ! Car il devra alors expliquer comment il peut savoir tout cela. Toi plus que quiconque sait que la bonne société anglaise est devenue assez pudibonde pour penser criminel de vouloir s'émanciper de son genre !

Secouant la tête, le comte poussa un plus lourd soupir où pointait un manifeste désespoir.

— Tu es impossible ! Tu te vautres dans la décadence comme d'autres dans l'opium, mais tu ignores toujours les conséquences ! Tu les ignores ou tu t'en fous... je ne sais ce qui est le pire.

Blême, James secoua la tête avant de tourner furieusement les talons sous le regard amusé du dandy qui goûtait les talents dramaturgiques de son plus vieil ami.

— Avoue que c'est ce qui fait mon charme !

Nullement inquiet, Matthew se laissa tomber dans la méridienne si injustement abandonnée, regardant la tempête quitter son appartement.

— Quel dommage que tu épuises toute ton énergie en agacement, autrement, tu aurais pu m'accompagner, ajouta-t-il, criant presque pour se faire entendre à travers la porte déjà claquée.

Matthew haussa les épaules tout en caressant le satin de sa robe, en mirant les reflets violet produit par l'éclat tardif du soleil. Il semblait évident à ses yeux que James ne pourrait que s'excuser quand il constaterait son succès. Le dandy ne pouvait envisager la suite autrement. Ce n'était après tout ni leur première ni leur dernière dispute.

Bad RomanceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant