Chapitre 2

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Après le départ fracassant de James, Matthew s'observa devant le miroir. Sa robe noire était fort jolie, agrémentée de dentelle et de rubans de soie blanche. Pour parfaite l'illusion, il avait enfilé une perruque aux cheveux auburn relevés en un élégant chignon avec un petit chapeau noir, lui aussi agrémenté de ruban, et enfin une voilette descendant devant son visage savamment maquillé.

Sa peau hâlée y gagnait une pâleur noble et ses traits masculins se trouvaient estompés par l'ombre pourpre sur ses joues aux pommettes quelque peu saillantes. Il avait même réussi à atténuer ce nez droit et affirmé et épaissies d'un peu de rouge ses lèvres fines. Pendant un bref instant, il s'abusa lui-même, face à ce reflet si féminin.

Tous ces gestes affutés trahissaient une certaine habitude du travestissement. Dans la sphère privée, il s'amusait fréquemment à se vêtir ainsi, poussant l'audace jusqu'à charmer ses amis les plus proches en ces tenues aventureuses. Mais aucun d'eux n'aurait imaginé qu'il aurait osé se rendre au bal des débutantes... en femme ! L'idée l'égayait follement et ce qu'il percevait dans le miroir le convainquit de sa réussite.

Qui irait soupçonner une pauvre veuve ? Le respect dû au deuil lui offrirait une certaine sécurité, il en était persuadé. Les veuves n'ayant besoin d'un chaperon, elles pouvaient goûter à une certaine liberté que ne possédaient les jeunes filles encore célibataires ni même les respectables épouses. Du moins, une fois la période du grand deuil terminée.

En vérité, le baronnet avait songé, en un instant de démence avancée, face à l'instance de ses tantes pour le pousser au mariage, d'accepter et d'empoisonner la malheureuse afin de gagner cette précieuse liberté. Seulement, il était persuadé que ses tantes repartiraient à l'assaut sitôt la période de deuil terminée, et puis s'interdire de sortir lui était impossible. Peut-être devrait-il plutôt empailler son épouse et ne la sortir que pour les grandes occasions ?

Cette idée l'avait amusé un temps, mais en vérité, le dandy savait que la prison était pire que le mariage. Si l'un comme l'autre vous condamnait à une triste vie, avec le mariage on pouvait encore s'offrir le luxe de belles tenues en prétextant un cadeau pour sa femme.

Plus tard dans la soirée, l'insolent se retrouva face à un très imposant et bel édifice. Un hôtel particulier à façade richement décorée, parée de sculptures et de colonnes, tout illuminé pour l'occasion. Un ballet de calèches avait lieu au pied du gigantesque perron amenant son lot de jeunes gens parés de leurs plus beaux atours.

Matthew hésita à se mêler à eux, c'était une chose de jouer avec la frayeur de son timoré ami, c'en était une autre de se travestir en public, au milieu de gens le connaissant suffisamment pour le reconnaître même sous une voilette. Un tremblement nerveux secoua ses lèvres qu'il mordit pour les empêcher de continuer à s'agiter de la sorte.

— Ma... madame, puis-je vous pré...

Se tournant, autant que le permettaient les jupons accumulés sous sa robe, Matthew découvrit un homme relativement jeune à la silhouette élancée, aux épaules carrées comme sa mâchoire, des cheveux ondulés, un teint légèrement hâlé.

— Prêter mon bras et mon a-assistance ? réussit-il à formuler.

L'hésitation dans sa voix, la légère rougeur teintant ses joues, son fort accent et sa tenue fort sobre pour les circonstances poussa le dandy à s'interroger sur ce mystérieux personnage.

— Je crains de ne point vous connaître, observa Matthew en laissant sa voix monter dans les aigus.

— Je... je... m'appelle Théophile d'Anselme, parvint-il à dire au prix de manifestes efforts.

— Enchanté, je suis Hortense de Beaujour. Quel accent charmant avez-vous, je me trompe où vous n'êtes pas d'ici ? insista le dandy.

— Je viens de... vous vous dites France, je crois ?

Ainsi s'expliquait sa diction comme sa lutte pour chaque mot. Matthew se félicita de n'avoir pas tenté son grotesque accent français pour donner vie à sa veuve. Son dernier voyage à Paris remontait à bien trop longtemps pour que les vagues souvenirs lui restant lui permettent de feindre l'illusion durant une conversation.

— Oh quel délicieux pays, commenta le baronnet.

— Vous... vous...

Matthew se mordit les lèvres pour se forcer à ne pas le brusquer, ce qui aurait été fort impoli.

— Vous y êtes d-déjà allé ? parvint-il à lâcher.

Le souffle manquait à ses lèvres gercées et la rougeur avait grimpé jusqu'à ses oreilles, alors que ses yeux cherchaient confusément quelque chose à quoi se raccrocher. Matthew lui aurait bien porté assistance, mais il était bien trop intrigué pour cela.

— Il y a quelques années de cela, j'y ai de la famille éloignée. Et bien, monsieur, j'accepte votre bras à condition que vous m'en disiez plus à votre sujet. Serait-ce votre première apparition dans notre magnifique société londonienne ?

Son bras se glissa contre le sien et Matthew remarqua que le tissu noir dont le français était couvert se trouvait rêche et abimé par les années. Ses mains paraissaient calleuses. Se pourrait-il qu'il vienne de la fange ? Non que cela n'amusait point le baronnet de voir un petit paysan pénétrer en ce grand salon tout illuminé à ses côtés.

— Je... je le crains, ma-madame, peina-t-il, je suis i-installé en banlieue dans une p-petite église. J'ai pas v-vr-vraiment l'habitude de ce genre de réception.

À chaque espace glissé entre deux syllabes, Matthew sentait monter en lui un pressant besoin d'achever les mots retenus entre ces fines lèvres. Mais toute cette frustration s'évanouit quand il réalisa ce que le français venait de lui dire.

— Église ? Seriez-vous ?

Voilà qui ajouterait du crédit au défi qu'il comptait bien remporter. Restait à savoir s'il était...

— Prê... prêtre, en effet. Je suis venu ici pour sou-soutenir ma cousine dans ses pre...

Tandis que le vicaire tentait de trouver ses mots, Matthew, tout à son décompte de points supplémentaires qu'offrirait un vœux de chasteté brisé, rata une marche. Aussitôt, les mots suspendus dans l'air s'envolèrent et le prêtre vola à son secours. Son bras s'enroula autour de sa taille et la sauva de la chute.

— Vous... vous êtes pas fait mal, ma... madame ? s'inquiéta Théophile.

La respiration rapide du français chatouillait sa nuque. Un frisson délicieux en découla. Matthew savoura cette douce étreinte. Il en oublia presque la comédie qu'il devait jouer.

— Ce... ce n'est rien. Je crains que ce ne soit ces nouvelles chaussures, elles me font horriblement mal. Quelle idée ai-je eu de ne pas les former avant !

Nul besoin de mentir, le cuir mordait méchamment ses chairs. Le dandy regrettait d'avoir joué les précieux et demandé une pointure en dessous de la sienne.

— Ne vous inquiétez pas, je vais m'y habituer.

Matthew lui accorda son plus beau sourire ce qui eut pour effet de teinter le visage du vicaire d'un rouge carmin remontant jusqu'à ses oreilles. Voilà qui était tout simplement adorable.

— J'en déduis donc que vous êtes catholique, voilà qui est fort rare en nos contrées.

En vérité, les catholiques demeuraient à ses yeux des bêtes curieuses, se cachant comme s'ils se souvenaient des siècles passés de persécutions, quand ce n'était des Irlandais irascibles.

— Vous vo-vous êtes p-protestante ? demanda le français.

— Je crains que ma foi n'ait perdu de son éclat, peut-être saurez-vous la raviver ? proposa-t-il, en un pincement de lèvres pareil à un baiser.

— A...avec plaisir, m-madame.

Le rouge monta jusqu'à ses oreilles alors que ses paupières battaient si rapidement, comme les ailes d'un papillon cherchant à s'envoler. Matthew se sentait l'âme d'une araignée, refermant sa toile sur l'adorable lépidoptère.

Bad RomanceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant