Chapitre 12 : Notes de Sherlock Holmes

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     Les rues de Londres étaient joliment éclairées en cette nuit douce mais rien ne pouvait radoucir mon cœur. Pas même le fait de revoir Irène Adler. J'étais plutôt un homme non sentimental, qui savait rester de marbre en toute situation – ou dans une grande majorité des situations – sans montrer ce que je pensais, si tant est que je ressentais de la joie, de l'amour ou de la tristesse à ces moments. Les sentiments n'étaient pas mon point fort et je préférais les laisser à Watson qui, d'une certaine manière, arrivait bien à combler l'absence de mes émotions lorsque nous recevions de la visite, à Baker Street, à mettre en confiance ces jeunes femmes et nobles gens qui venaient résoudre leur problème chez nous, avec nous.

      J'étais sorti tel un fantôme de notre appartement, sans prévenir mon ami, de peur qu'il m'accompagne : Watson était devenu un être important dans ma vie, mais je restais persuadé que ces "retrouvailles" avec madame Adler devait se faire dans l'intimité, sans que mon habituel compagnon ne soit là. Au fond de moi, je ne savais pas vraiment pourquoi j'avais refusé de lui parler de ce télégramme reçu plus tôt dans la journée et m'indiquant un lieu de rendez-vous en compagnie de la jeune femme : quelle était la chose que je ne voulais pas que Watson voie ? Peut-être était-ce tout simplement le fait que, depuis que je connaissais le docteur, il avait toujours été le seul à lire en moi comme dans un livre ouvert : après tout, c'était lui, l'expert en émotion. Je ne parvenais pas à caractériser ce que je ressentais, moi qui étais un spécialiste de l'analyse et de la déduction, alors le docteur s'en chargeait pour moi, ce qui avait tendance à m'agacer bien qu'il ait raison : les sentiments refoulés qui explosaient en moi lorsque je me trouvais en présence d'Irène Adler m'étaient complètement inconnus et lui seul savait de quoi il en relevait.

       Je marchais à présent dans les rues de Londres, bien déterminé à rejoindre cette femme au lieu qu'elle avait mentionné dans sa missive, certain qu'elle me donnerait toutes les informations que je souhaiterais entendre. Cette affaire m'avait, certes, conduit à considérer Irène Adler comme une ennemie potentielle, bien plus que l'objet d'étude qu'elle n'avait été pour moi en 1888, et même si j'avais la certitude qu'elle ne me ferait aucun mal ce soir-là, je n'avais pu m'empêcher de glisser mon revolver dans ma veste et d'y garder la main posée dessus. Alors que je rejoignais Weymouth Street en conservant cette allure soutenue qui me portait depuis mon logement, je me mis à penser qu'Irène Adler avait bien de l'audace de me contacter ainsi après ces événements : qu'aurait-elle fait si j'avais refusé son invitation ? Elle n'aurait tout de même pas osé revenir à Baker Street après avoir agressé notre logeuse et participé, bien qu'indirectement, à la torture subie par ce cher docteur Watson. Quoique... Irène Adler était capable de tout, j'en étais certain : passer du coq à l'âne n'était qu'une simple formalité pour elle, tout comme passer de vedette d'opéra à criminelle amatrice, restant une lointaine complice de James Moriarty, le plus grand bandit que tout Londres ait connu.

        Je m'arrêtais devant une petite ruelle sombre de Weymouth Street, à peine éclairée par les lampadaires de la ville. Les poubelles des riverains s'entassaient au fond de l'allée où les rongeurs et les chats errants engageaient une lutte secrète pour les restes de nourritures tandis que les quelques oiseaux encore présents, surtout des corbeaux, piaillaient en espérant avoir de quoi se mettre sous le bec. Je m'engageais dans l'allée avec une confiance aveugle dans mes sens et entrepris d'analyser l'environnement qui m'entourait : les enfants des rues ne venaient pas souvent ici, bien que les enfants des familles qui déversaient leurs immondices au sol passaient une grande partie de leur journée à traîner dans l'allée et à jouer entre eux, ce qui leur avait conduit à oublier leur ballon. Une femme âgée devait habiter au troisième étage puisque son linge séchait toujours sur sa ligne tandis que les autres familles l'avaient ramassés pour la nuit. Il était évident que cette pauvre dame, abîmée par les années, était incapable de tirer la corde pour le ramener chez elle et le récupérer, et qu'un membre de sa famille avait du passer dans la journée pour l'étendre sans attendre à ce qu'il sèche.

       Un bruissement me fit me retourner alors que, inconsciemment, je m'étais dirigé vers les poubelles pour jouer à ce jeu que nous partagions en commun avec mon frère depuis l'enfance : deviner la vie des citoyens qui nous entouraient. Une ombre féminine se dessinait du côté de la rue, entourée d'un halo de lumière réalisé par le lampadaire qui jouxtait la ruelle. Elle s'avançait gracieusement vers moi, les mains visibles comme pour me montrer qu'elle n'était pas armée, et, comme elle arrivait à peine à quelques mètres de moi, elle souleva la voilette qui couvrait son visage, comme au jour où je l'avais retrouvé à Baker Street. Irène Adler était radieuse, le visage couvert par un léger maquillage dont toutes les femmes adoraient se vêtir, les yeux pétillants de malice.

- Je tenais à vous remercier personnellement pour vos services, monsieur Holmes. Grâce à vous, le cambriolage n'a pas eu lieu et les assassins de mon mari ont été démasqués.

- Nous n'avons pas retrouvé les tueurs de votre mari, madame Adler, même si nous savons qui ils sont. Je suppose que Scotland Yard, avec le gouvernement anglais, saura contacter le roi de Bohême pour obtenir réparation de votre préjudice, dis-je sans tenir compte de la mention du cambriolage. J'ai seulement une question : si Watson ne vous avait pas forcé la main pour que vous nous donniez les détails de ces lettres, qu'auriez-vous fait ?

- Je vous les aurai donnés d'une manière ou d'une autre. Il fallait simplement que cela paraisse réel...      

       Un silence s'ensuivit, un de plus dans toutes les discussions que nous tenions depuis le début de cette enquête, et je n'osais le briser. Je la contemplais simplement en redoutant le moment où j'entendrais cette femme me dire ce que je ne voulais pas, même si j'étais conscient que cela arriverait d'une minute à l'autre. Et, comme si elle avait compris le fond de ma pensée, Irène Adler baissa la tête et me confia doucement :

- Nous ne nous reverrons plus, vous le savez. Si mes actions auprès du roi de Bohême ne m'ont pas empêché de revenir vers vous, je crois cette fois que mon actif de criminelle ne me permette plus de vous fréquenter.

- Je m'en étais douté, en effet. Madame Adler, je tenais à vous dire que...

- Non, vous feriez mieux de ne pas essayer de me retenir en disant quelque chose qui pourrait me faire pleurer. Nos vies sont parfaites comme elles le sont, n'empêchons pas le destin d'agir. Je vous laisse ce papier si vous voulez un jour me contacter mais je ne suis pas certaine de pouvoir vous répondre. Adieu, puisqu'il en est ainsi, Sherlock.

         Se penchant sur moi, elle déposa un baiser sur ma joue tout en glissant dans la poche de ma veste un petit papier de sa main délicate. Et, comme un rêve, je la vis disparaître dans la rue de Weymouth Street, sans un mot de plus, sans que je ne sois capable de la suivre.

Ainsi, Irène Adler m'avait encore battu et, cette fois-ci, il n'y aurait aucune revanche.

      Certain de ressentir un étrange vide – ce que Watson aurait conçu comme de la tristesse, peut-être- qui cheminait de mon torse à ma tête, je rebroussais chemin vers Baker Street en tenant fermement dans la paume de ma main le papier sur lequel était apposé l'écriture d'Irène Adler. 

Le retour d'Irène Adler : a Sherlock Holmes storyOù les histoires vivent. Découvrez maintenant