CHAPITRE II

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Notre plan était très banal, pourtant ; faire croire à ma mère que je dormais chez Maude et vice-versa pour la sienne. Plutôt que d'opter pour la bière dont nous commencions à nous lasser, l'alcool fort tel que la vodka fut meilleur. Les shots s'étaient enchaînés très rapidement, je m'étais donc retrouvé à devoir conduire puisque Maude était la plus comateuse de nous deux. Elle ne supportait pas du tout l'alcool, c'était flagrant.

Cela faisait plusieurs minutes que nous étions installées à la bordure d'un champ, toujours dans la ville, mais dans ce côté un peu plus campagnard. Les coins tranquilles. La plupart des vampires rôdaient près des bars ou aux endroits où de jeunes filles comme nous pouvaient aller se perdre afin de s'injecter un soupçon d'adrénaline. Depuis toute petite, je n'avais jamais saisi la raison pour laquelle les gens s'entêtaient à vouloir rester dans cette ville. Je songeais qu'il s'agissait sans doute d'une question de génération ; la plupart de nos biens étaient des habitations. Nous n'étions pas plus de deux mille habitants. Se cacher, se barricader une fois la nuit tombée était devenu une habitude. Aux yeux du monde, nous n'étions qu'une petite population bizarroïde, attendant que les vampires lèvent le camp, bien que tout le monde sût que nous partirions bien avant eux.

Les criquets brisaient le silence. Maude et moi étions trop engourdies pour sortir le moindre mot. Pourtant, à un moment, elle se mit pourtant à gigoter à l'arrière de mon quatre-quatre où nous étions étroitement installées :

— Je dois aller faire pipi.

Je me voulais trop bourrée pour réagir. Elle se leva et enjamba la boîte de la Jeep avec difficulté avant d'atterrir maladroitement sur le gazon. Elle disparut derrière un buisson afin d'accomplir sa petite affaire. Après avoir avalé le reste d'une bière qui traînait, je me recouchai sur le dos afin de regarder les étoiles.

Il m'était dur de l'admettre, mais Maude avait raison à propos de ce dont nous avions discuté plus tôt durant la soirée. Il allait falloir que je parle à Jason en ce qui concernait notre semblant de relation. Ça ne me plaisait pas, mais il en convenait afin d'y mettre un terme. Notre lien existait parce que je m'étais résigné à l'idée de fournir un effort avec la gent masculine. Je rêvais de cette personne à qui l'on ne reproche jamais rien et à qui l'on peut tout dire, quoi qu'il arrive. Mais cette personne, ce n'était pas Jason. Je savais que cette relation ne m'apporterait jamais rien et je ne m'y sentais pas à mon aise. Je vois déjà ça d'ici, lorsque ce jour se présentera. Jason allait s'excuser sans trop savoir pourquoi, tout ça en tentant de me rassurer. Il dirait que nous étions beaux ensemble, que ce que nous avions bâti valait quelque chose, que ça n'avait pas été créé pour rien. Ce n'était pas ce genre de phrases qui allaient améliorer ma situation ni changer ma décision. Au contraire.

Soudain, le cri de ma meilleure amie résonna au loin. La panique envahit mon cerveau et me procura une cure de désintoxication instantanée. Je descendis de la Jeep à une vitesse éclair et galopai en direction du hurlement.

— Maude ?! criai-je.

Ce fut dans un sursaut d'horreur que je la vis sortir du buisson dans lequel elle s'était réfugiée afin d'uriner. Elle me sauta dans les bras et nos têtes s'entrechoquèrent avant que l'on ne tombe sur le sol. La douleur m'importait peu. La situation ne me laissait pas le temps de penser à mon propre corps. Toute la concentration que j'avais réunie reposait désormais sur ma meilleure amie :

— Qu'est-ce qui se passe ? hurlai-je en la secouant violemment. (Elle m'ignora comme si aucun mot n'était sorti de ma bouche.) Maude ! Dis-moi ce qui se passe ! Qu'est-ce que tu as ?

— ...du sang... Il y a du sang...

Elle tremblait comme une feuille. Elle n'était pas la seule, j'étais dans le même bateau. Qu'a-t-elle pu voir de si horrible pour être dans un état pareil ? Mon cœur battait jusque dans mes pieds, jusque dans les paumes de mes mains. J'éprouvais la forte envie de prendre la voiture et de foutre le camp, mais mon côté aventurier trahissait la frayeur que je ressentais à cet instant précis. Miraculeusement, le courage se répandit dans mes veines. Je rampai vers l'amas de buissons et m'enfonçai dans les ténèbres.

Encore.

Et encore...

Ploc.

Mes doigts atterrirent dans un liquide visqueux. Du sang. Le sang que Maude avait mentionné. Un gémissement attira mon attention et quelque chose attrapa mon avant-bras d'un mouvement à la fois brusque et las, très mou. Je fus trop tétanisée pour crier, mais mes yeux devinrent ronds comme des billes avant que je ne les plisse afin d'y voir quelque chose.

C'est une fille ! Une femme !

Elle resserra mon bras entre ses doigts, mais semblait perdre de la force au fur et à mesure que les secondes passaient. Dieu seul savait à quel point le temps se languissait dans ma position.

Le sang. D'où vient tout ce sang ?!

Mes yeux se déplacèrent sur sa gorge et je déglutis aussitôt. Le côté gauche de sa jugulaire était sectionné d'une manière maladroite, à moitié tranché. À la va-vite, pouvait-on dire. À ma grande surprise, les gémissements de la jeune femme devinrent soudainement des paroles :

— Aidez-moi...

De la buée jaillit à travers les buissons, ainsi qu'un grognement. J'avais la certitude que mon cœur allait s'arrêter. Que j'allais faire une crise cardiaque, m'effondrer et mourir dans les fougères. Je ne voulais pas savoir quel genre de créature était tapi dans l'ombre. Je ne voulais pas voir la chose dont était provenu ce hurlement silencieux. Comme un enfant qui aurait crié famine.

Je ne sais quelle mouche m'eut piquée, je décidai de prendre la femme inconnue sur mon dos et de courir le plus vite possible jusqu'à mon camion. Malgré le poids de cette dernière, j'eus l'impression qu'elle ne pesait pratiquement rien. L'adrénaline était sans doute responsable. Maude me suivit sans rien dire, ne faisant rien d'autre que pleurer.

Une fois dans la Jeep, je fis rugir le moteur avant de longer la route de campagne à vive allure. Je me sentais pourchassée, observée et traquée. Je savais de source sûre que cette chose nous poursuivait. Elle nous fixait à travers les branches d'arbres. Ses yeux de lave faisaient briller mon rétroviseur. Nous étions trois proies sans défense qui entendaient les tambours de leur mort. À cette pensée, je n'eus qu'un seul réflexe ; accélérer.

— On va où ? demanda Maude, le souffle court.

— À l'hôpital ! Où veux-tu qu'on aille ? Je ne vais pas la laisser crever au bout de son sang !

Mon instinct de survie avait pris le dessus. Alors que Maude était coincée sur le siège passager avec cette inconnue qui allait bientôt devenir un macchabée si je ne faisais rien, je lui tendis ma veste. Celle avec laquelle je m'étais tenu au chaud toute la soirée. Je lui indiquai comment contenir l'hémorragie.

Je le vois, maintenant.

Le diable sous la forme d'un homme qui semblait se mettre à la poursuite d'un animal. Le monstre se ruait à travers les feuilles et progressait rapidement. Même si j'avais appuyé sur la pédale pour accélérer, la crainte que ses yeux flamboyants me fassent déraper me prenait à la gorge.


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