CHAPITRE XIX

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Mon réveil fut semblable à la sensation de tomber dans le vide.

Au moment où je me redressai en me demandant où j'étais, je reconnus les affiches et les photos accrochées aux murs de ma chambre. Elles reflétaient ma gaminerie qui, jadis, existait encore. Je n'arrivais plus à me faire une place, ne serait-ce qu'une toute petite, dans cette chambre qui n'était plus la mienne. Les souvenirs reliés à Adam la salissaient de jour en jour.

À travers la fenêtre, je m'attendis à apercevoir la lumière du matin ou de l'après-midi, mais me rendis rapidement compte que la nuit était déjà tombée. J'avais dormi toute la journée. Il n'y avait plus que l'obscurité pour m'accueillir.

Une fois debout, je grimaçai en touchant la peau de mes fesses. Certains endroits étaient boursouflés et j'avais juré sentir des gales sous le bout de mes doigts.

En même temps, je l'ai bien cherché.

Je n'avais jamais ressenti ce que j'avais ressenti la veille, au Café Rouge. Un sentiment de peine mélangé de la colère pure et dure. Une sensation plus foudroyante que le sang d'Adam. Elle non plus, je ne voulais plus jamais la ressentir.

Je réussis tant bien que mal à enfiler un pantalon qui traînait dans un coin de la pièce, ainsi qu'un débardeur blanc qui avait jauni avec le temps. Une fois vêtue, je sortis de ma chambre.

— Bien sûr, résonna la voix de ma mère à l'étage du dessous.

Elle était au téléphone. Malgré cela, je ne cachai pas ma miraculeuse présence et rejoignis la cuisine. Je me retins de gémir de douleur en m'assoyant sur un des tabourets qui faisaient face au plan de travail.

— Qu'est-ce qui se passe ? demandai-je en appuyant mes bras sur le comptoir.

Même si elle venait de mettre fin à l'appel, ma mère ne répondit pas. Elle demeura dans le silence, me tournant le dos.

— Est-ce que tout va bien ? insistai-je.

Lorsqu'elle me fit enfin face, je remarquai une expression d'horreur sur son visage. Une expression qui ne m'était pas inconnue.

— Non, avoua-t-elle avant de marquer une courte pause. Estéban est décédé, Fred.

— Quoi ? dis-je d'une voix étranglée.

Elle hocha tristement la tête.

— Son corps a été retrouvé au centre-ville tôt ce matin, expliqua-t-elle en ne s'épargnant pas de quelques larmes.

Aussitôt, mon monde bascula. Un bourdonnement aigu entrava mes tympans et s'arrêta au moment où je compris que c'était moi qui serrais les dents. C'était la goutte d'eau qui avait fait déborder le vase.

— C'est lui, murmurai-je pour moi-même. C'est sûr que c'est lui.

— Je dois aller à l'hôpital, expliqua ma mère qui ne m'avait pas entendu. La femme d'Estéban aura besoin de soutien.

Alors que je fixai infiniment le sol, ma mère accrocha son sac sur son épaule et sa veste blanche sur son avant-bras. Elle s'approcha de moi et posa un baiser sur mon front avant de caresser tendrement mes cheveux.

— Tu veux m'accompagner ? Je n'aime pas te savoir toute seule dans un moment comme celui-là.

— Ça ira, répondis-je en me frottant le nez. Je vais appeler Maude et lui demander de venir.

— Bien. On se voit plus tard, ma chérie.

Elle partit sans faire de vagues et sans faire de bruit, à croire que j'avais imaginé sa présence. Ma respiration irrégulière résonnait contre les murs blancs et platoniques de la cuisine. Je pris appui sur le plan de travail afin de me lever de ma chaise, oubliant pendant l'espace d'un instant la douleur qui m'entravait. Ce sentiment était le même que la veille ; mes maux physiques avaient été remplacés pour autre chose.

Je retournai dans ma chambre. L'action d'inspirer et d'expirer semblait maintenant difficile à appliquer. Ce n'est pas compliqué pourtant ! Un acte naturel et automatique s'était transformé en tâche à laquelle je devais réfléchir.

J'attrapai mon sac à dos dans lequel je rangeais autrefois mes cahiers de cours, en vidai le contenu sur mon lit avant de le remplir de vêtements. Je dégage. Je fous le camp de cette ville ! Je vais prendre ma voiture et partir à Paris ! Je me fichais de dormir dehors ou dans un motel minable jusqu'à ce que mon premier semestre en médecine commence, mais je ne me voyais certainement pas rester à Sirhastir en attendant qu'Adam assassine tous ceux à qui je tenais.

— Tu veux bien me dire où tu as l'intention d'aller à cette heure, si ce n'est pas pour venir me voir ? demanda une voix rauque.

Un frisson à la fois chaud et froid me traversa. De plus, je sentis mes joues perdre de leur couleur rosée. Je me retournai, enragée. Adam était planté là, près de ma fenêtre à carreaux blancs. Je me demandai s'il s'y trouvait déjà au moment où j'étais montée. J'étais si plongée dans mes pensées que j'avais très bien pu ne pas l'avoir remarqué.

Alors qu'il affichait un visage de marbre, sans expression, je me jetai sur lui pour lui infliger des coups sur le torse. Comme une enfant qui ferait une crise, je me mis à pleurnicher.

— C'est toi ! C'est toi qui l'as tué, j'en suis sûre ! hurlai-je à pleins poumons.

— Tu n'avais qu'à me dire la vérité dès le début, dit simplement Adam en ne réagissant pas à mes attaques.

Sa non-réaction m'énerva davantage.

— Je te hais !

— Calme-toi immédiatement, Fred.

— Non ! répondis-je en le poussant de toutes mes forces contre ma fenêtre.

Ce fut la seule et unique fois que mon geste fit réagir Adam. Il avait presque perdu l'équilibre et avait tenté de se rattraper en s'appuyant à la fenêtre. Dans sa manœuvre, sa main, ou plutôt son bras, l'avait traversé. Adam serra les dents, dessinant ses joues. Son avant-bras s'était entaillé et saignait désormais de manière abondante sur mon parquet. Je me figeai. Le seul fait de voir le liquide rouge me donna la chair de poule.

Il n'avait pas mal, j'en avais conscience. En revanche, je savais qu'il était en colère contre moi. Soudain, il s'approcha lentement, élégamment. Je reculai jusqu'à être bloquée par le côté gauche de ma base de lit. Adam attrapa violemment ma nuque avant de plaquer son avant-bras ensanglanté contre ma bouche.

— Écoute-moi attentivement, Princesse. Je connais des centaines de façons de te punir et je n'hésiterai pas à te faire boire mon sang à répétition toute la nuit. Alors je te conseille de te calmer tout de suite, car il se peut que tu aies très chaud.

Je gémis en tentant de le repousser. Je sentis le liquide rouge couler sur mon menton et descendre jusqu'à ma gorge, entre mes seins. Quand il retira son bras, je renvoyai le sang que j'avais eu en bouche sans perdre de temps, terrorisée à l'idée d'en avoir ingurgité.

— Tu m'as bien compris, Frédérique ?

— Va te faire foutre ! hurlai-je en lui crachant des gouttelettes de sang au visage.

En moins d'une seconde, mon corps se retrouva compressé contre le sien. La bouche d'Adam rejoint mon oreille et sa voix suave fut la dernière chose que j'entendis :

— C'est comme tu voudras.

Il ouvrit la bouche et croqua mon cou à pleines dents. Je voulus crier, mais aucun son ne se manifesta. La douleur était vivifiante. Elle me rappela le fait que j'étais toujours vivante, même s'il m'arrivait de croire le contraire depuis quelques semaines.

Adam aspirait le liquide qui me gardait en vie d'une rapidité étourdissante. De seconde en seconde, je sentais mon corps défaillir, la lumière disparaître.

Je tombe.

Et je tombe...

Un peu de la même manière dont je me suis réveillée.




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