10. Remontée mécanique

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   Tous le fixaient, et il détestait ça. Il avait l'impression de mourir une deuxième fois, quand bien même il n'avait pas vécu la première.

- Si c'est le prix à payer...

- Hors de question, s'énerva Ivan. Je connais ta manie de jouer les héros, mais ça suffit. Surtout que ce n'est pas que ta vie qui est en jeu. Si tu n'existes pas, jamais je n'aurai l'idée ni même les moyens de créer Ondréa ! Sa vie aussi en dépend !

   Léo se fustigea de n'y avoir pensé plus tôt. Mais en reportant son attention sur la jeune fille, il vit qu'elle s'était remise à taper sur le clavier.

- Ondréa ? l'appela l'ingénieur.

- Ce n'est pas si grave si je ne nais pas, déclara-t-elle. Ça me fait mal que tu doives disparaître une nouvelle fois, mais si c'est le prix à payer pour que tous les autres voyageurs survivent, ça reste le choix raisonnable.

   Sa voix se faisait mécanique et ses yeux éclairaient tout autant que l'écran qui défilait devant elle. Ivan s'avança vers la jeune femme et, avec douceur, la saisit par les épaules pour lui faire face. Il planta ses yeux dans les siens.

- Arrête ça.

   La lumière dans les globes de la jeune femme s'éteignit progressivement, avant qu'il ne reste plus que deux yeux clairs. Au bord de larmes. Elle se jeta contre son père, son corps frêle secoué de sanglots silencieux. Entre deux hoquets, Léo l'entendit pleurer :

- Je veux pas... Je veux pas mourir...

- Ça n'arrivera pas, trésor. On va trouver une solution.

   Ivan passait l'une de ses mains dans les cheveux châtains, l'autre dans son dos. Léo sentit ses larmes poindre à son tour, et il se mordit la joue. Il ne voulait pas mourir non plus. Il voulait vivre sa vie. Il voulait aimer, être aimé, avoir une famille et des amis. Pas juste qu'on lui raconte celle qu'il aurait pu vivre. Un goût métallique commençait à se faire sentir sur son palais.

- J'ai peut-être une idée...

   Salim s'avança, le cheval automate dans les mains. Il saisit la tige de métal et commença à faire remonter la mécanique.

- Si j'ai bien compris, votre voyage temporel fonctionne un peu comme cette clef : on la tourne encore et encore, jusqu'à arriver au bout. Puis on relâche.

   Il lâcha l'instrument et les jambes de l'équidé de bois se mirent en mouvement, mécanique, la tête de la figurine dodelinant de droite à gauche.

- Si on considère que le cheval, c'est Léo, et que la mécanique est le temps, alors il faudrait en quelque sorte bloquer sa clef.

   Il saisit de nouveau la petite tige qui dépassait et le mouvement s'arrêta.

- Il s'agirait de coincer les engrenages le temps de remonter ceux du vaisseau, puis de relâcher les deux en même temps. Pour les synchroniser, en quelque sorte.

- Ça marcherait ? s'étonna Ivan.

   Ondréa renifla avant de retourner devant l'ordinateur, hésitante.

- Il y a des risques, mais ça pourrait marcher.

  Léo reprit son souffle, se rendant compte qu'il l'avait retenu. Soulagé, il se tourna vers le jeune homme qui tenait encore l'automate :

- Tu es génial, Salim.

 - J'ai eu une bonne formation, se justifia-t-il en se frottant la nuque.

   Ivan s'était approché d'Ondréa qui enchaînait les lignes de code :

- Mais on a encore aucune idée de l'impact que pourrait avoir la synchronisation sur Léo, si ? Même de retour à son époque, il aura vécu ce moment avec nous.

- L'univers n'aime pas les paradoxes, expliqua la chercheuse. On ne peut pas prédire comment il compte résoudre celui-là, mais c'est notre meilleure chance. Par contre, il faudra que tu t'isoles physiquement pendant la manœuvre, Papa.

   Elle se raidit d'un coup. Le mot lui avait clairement échappé, elle s'était efforcé de ne pas le dire jusque là mais, dans le feu de l'action, elle avait oublié.

- J'irai dans ma capsule de repos, répondit simplement Léo. Ça ira ?

   Elle lui adressa un sourire soulagé et hocha la tête :

- Je pense que j'aurai fini dans quelques minutes. Il vaudrait mieux que tu y ailles dès maintenant.

   L'ingénieur acquiesça. Elle quitta un instant son clavier, s'approcha et, après un instant d'hésitation, l'étreignit. Léo hésita avant de refermer ses bras sur elle.

- Je te fais confiance, dit-il, tu vas y arriver.

- Bien sûr, t'as pas besoin de me le dire, rit-elle contre lui.

   Elle s'éloigna, les yeux un peu embués, avant de retourner à son écran qu'elle ne sembla plus vouloir lâcher.

   Léo se tourna vers Salim qui, à sa grande surprise, lui tendait la main. Mais tout en esquivant son regard, bien entendu. Il la lui serra avec grand plaisir.

- Merci pour tout, Salim.

- Bon courage, professeur.

   Évasif, il retourna aux côtés d'Ondréa. Léo était heureux que sa fille et son mari ait pu compter sur lui quand lui n'était plus là. Ou ne serait plus. Et zut.

   Il s'approcha d'Ivan mais, avant qu'il ne puisse dire quoi que ce soit, le médecin le coupa :

- Je t'accompagne à ta capsule.

   Le ton était catégorique, et l'ingénieur ne voyait pas pourquoi il refuserait. Ils s'engagèrent dans les couloirs de plus en plus familiers.

- J'ai comme un sentiment de déjà-vu, plaisanta Léo.

- Comment ? hésita Ivan. Ah, oui ! Notre première rencontre. Excuse-moi, j'avais oublié, on a juste tellement fait cette route ensemble depuis.

- Désolé, mais pour moi c'est comme si c'était hier, plaisanta-t-il.

   L'homme eut un rire franc, tandis qu'ils arrivaient à la salle des capsules.

- C'est gentil de m'avoir raccompagné jusqu'à mon carrosse.

- C'était surtout pour éviter que tu te perdes de nouveau dans le vaisseau que tu es censé connaître comme ta poche. Tu n'avais pas révisé les plans avant de t'embarquer dans l'Aube ? le taquina-t-il.

- Je suis percé à jour, tu vas me dénoncer ? Je pense que j'ai prescription, rigola-t-il en ouvrant sa capsule du plat de la main.

   Il s'installa dans le caisson et remarqua le médecin qui l'observait pensivement. Encore ce sourire triste aux lèvres.

- Écoute, je sais pas ce dont tu vas te souvenir plus tard mais, quoi qu'il arrive, sache que tu étais... Que tu es quelqu'un de formidable.

   Léo sentit ses yeux le piquer. Le caisson commençait à se refermer sur lui.

- À tout de suite, Ivan.

   Les portes se refermèrent, il sentit l'odeur de lavande, puis plus rien.

A l'Aube du TempsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant