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C'était la première fois que j'appuyais plus d'une heure sur les touches d'un piano. On en avait un chez nous, mais jamais l'envie d'en jouer ne m'avait pris. Les notes constituaient un souvenir à elles toutes seules.

Le morceau était lent, apaisant. Je ne savais pas le jouer, j'apprenais. J'apprenais à laisser mon corps désigner les touches qui lui plaisaient, et même si ça ne formait pas le bon son, j'aimais parce que ça avait le goût d'Adi. Les larmes glissèrent sur les touches, calmement, et je laissais faire. Je ne nettoyais pas non plus les gouttes salées, qui laissa des tâches mouillées sur le piano.

Je crois que le morceau s'appelait "Je te laisserai des mots". Adi jouait simplement et rajoutait sa voix quand elle le souhaitait. Parfois, elle bégayait, parce qu'elle ne retrouvait pas le bon tempo. Quand ça arrivait, elle me regardait comme pour s'excuser, je lui faisais signe de continuer. C'était une chanson simple, écrite par un homme amoureux. Il n'y avait pas besoin de plus de contexte, ou de plus de mots. Ça se ressentait juste.

Je n'étais pas très douée. Un piano faisait un son froid, calme et plaqué, et seule Adi avait réussi à lui donner cette dimension d'amour sincère, de joie immense. Mes notes gardaient leur plat habituel. Je n'arrivais pas à le changer.

Les parents d'Adi m'avaient contacté. L'autopsie avait eu lieu, tout concordait à un suicide. Les policiers avaient fouillé le téléphone d'Adi, pour s'assurer qu'il n'y ait de quelconques preuves dessus.

Rien. Ni harcèlement, ni insultes, nada. Adi était adorée.

Je comprenais encore moins son geste. Tout était flou, je n'arrivais pas à remettre les pièces du puzzle ensembles. J'avais donc demandé à ses parents un peu plus de temps, pour eux comme pour moi. En fait, j'avais trois jours avant l'enterrement. Ils tenaient absolument à me recontrer avant.

Je pouvais comprendre. Je n'étais pas la seule à souffrir. Ses parents devaient être dévastés. Je leur avais promis de se voir avant ces trois jours.

En attendant, le piano et le dessin restait mes seules échappatoires. Ça ne m'empêchait pas de penser à Adi : quand je dessinais, j'imaginais une maison couverte de lierres, qu'elle aurait aimé. Quand je jouais, je sentais ses bras sur mes épaules, qui m'enlaçaient doucement. Quand j'avais de la chance, je pouvais reposer ma tête contre sa main pendant quelques secondes, pour me persuader qu'elle était toujours là. C'était faux, je le savais. Mais je ne pouvais pas m'empêcher de me dire qu'Adi se trouvait quelque part ici, pas loin de moi.

La nuit, quand je cherchais le sommeil, je sentais son odeur de fruit me chatouiller le nez. Elle veillait sur moi, je me confortais dans cette idée. Et quand les souvenirs remontaient trop, je laissais les larmes s'échapper. Je fermais fort les yeux, pour me réveiller d'un mauvais cauchemar.

Ce n'était pas un cauchemar, ni un rêve. C'était juste ma vie qui avait basculé. J'en étais venue à passer mes journées à espérer que ce fut une blague, une énorme blague et qu'Adi reviendrait pour me faire ces câlins dont elle avait le secret.

Je voulais me réveiller dans ses bras, sentir sa chaleur se répandre sous la couette et contre mon dos. Je n'arrivais pas à me dire que ça n'arrivera jamais. Et quand la réalisation me frappait, je pleurais encore plus. Je n'arrêtais pas. Moi qui n'avait jamais lâché une seule larme depuis ma naissance, je comprenais enfin ce que ressentait ceux qui pleuraient tout le temps.

Je me répétais sans cesse que j'avais mal. C'était devenu une philosophie de vie.

J'avais mal. J'allais mal.

Et je refusais de sortir de cet état de torpeur qui m'assaillait, parce que je n'avais plus envie de rien faire. C'était plus facile de se laisser sombrer que de sortir de l'eau. Même maman ne disait rien. Elle me laissait couler. C'était probablement la seule option qui s'affichait devant elle.

Ses seules paroles quant à la situation avait été :

"- Tu peux rester assise, les yeux vides et la bave au menton. Ça ne changera rien à ce qu'il s'est passé. Relève toi et tu feras peut-être en sorte de faire mieux si quelque chose du même genre t'arrives encore une fois. Je crois que tu as besoin d'entendre ce que ton cerveau refuse d'admettre : elle est morte, Svetlana. C'est immuable. Rends-la fière."

Maman n'avait aucun tact. Elle ne parlait pas à tort et à travers, mais elle ne possédait aucune subtilité. Si quelque chose lui traversait l'esprit, elle le dirait à la personne concernée, que ce soit bien ou mal. Elle s'était fait beaucoup d'ennemis, avec son franc-parler.

C'est aussi comme ça que j'ai commencé à sortir de ma bulle envers elle. Maman n'avait jamais fait d'efforts pour entretenir une bonne relation avec moi, mais je n'en avais pas fait non plus. Je savais que les choses allaient être dures à régler avec nos mentalités actuelles, mais je voulais essayer.

Je voulais avoir une mère sur qui compter.

Elle était dans son bureau, à lire des dossiers en soupirant. Une petite musique de fond agrémentait le tout. Je ne savais pas qu'elle aimait la musique. Je frappais à la porte, elle pensait probablement que c'était mon père qui l'interrompait.

"- Oui, entre.

- C'est moi."

Maman écarquilla les yeux, je passais lentement ma petite tête à travers l'embrasure. Elle remit de l'ordre dans ses papiers et me fit signe que je pouvais entrer. Je restais là, au milieu de la pièce, droite comme un piquet.

"- Tu as besoin de quoi que ce soit ?

- Je me disais qu'on avait peut-être loupé des trucs. J'aimerai qu'on ait une vraie relation. Pas celle qu'on a là. Je veux avoir une maman, même si je sais que tu ne veux pas de fille. On peut apprendre, et y'aura des échecs mais... Je veux essayer."

Ma demande lui coupa le souffle. Elle sourit un peu, d'un air mélancolique, désabusé. Elle ne savait pas comment réagir. Pour la première fois de sa vie, ma mère était perdue.

"- Tu sais que ça va être dur ? Qu'on y arrivera pas forcément ?

- Oui, mais vaut mieux tard que jamais. C'est pas grave. On a le temps."

Elle se leva, et sa main frotta encore une fois ma joue, mais cette fois-ci avec une douceur que maman avait rarement montré. On ne lui avait jamais appris à être une mère exemplaire : on lui avait juste demandé d'avoir un enfant. Quant à moi, on ne m'avait jamais montré ce que faisait réellement une mère. Dans les deux cas, on devait apprendre.

Maos j'avais raison, on avait tout le temps. J'avais tellement de choses à régler que je ne voulais en régler aucune, alors j'allais prendre mon temps.

J'allais rencontrer les parents d'Adi, assister à un enterrement, et tout ça en essayant de souffrir le moins possible. Ce serait compliqué, je le savais. J'y arriverai. Il fallait que je sorte de mon trou d'idées noires.

ՏᏙᎬͲᏞᎪΝᎪ • ᏟϴႮᏞᎬႮᎡ ᏢϴႮᎡᏢᎡᎬOù les histoires vivent. Découvrez maintenant