8 - Ghosts on the wooden floor I

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     Le Club Handy affiche l'écriteau "CLOSED", mais le groupe programmé pour la soirée s'installe déjà, alors Austin pousse la porte pour entrer. Les musiciens ne font pas attention à nous, mais le gérant oui et il se précipite vers nous. Il ouvre la bouche, puis la referme lorsqu'il reconnaît Austin.
     - Comment vas-tu !
     Et ils échangent une poignée de main.
     - Vous voulez peut-être que je vous serve quelque chose à boire..?
     - Non, non, ça ira. Merci. Nous nous demandions si nous pouvions nous poser à l'étage.
     - Oh mais bien sûr !

     En haut des escaliers, j'ouvre la porte mais reste dans l'entrée de la pièce. Les volets sont fermés, on ne voit presque rien. L'odeur de renfermé est forte. Malgré tout je n'ose pas. Le ménage ne doit être fait qu'une fois l'an et à part Austin et l'équipe chargée des décors du film Elvis, personne n'a foulé ce vieux parquet depuis très longtemps. Je sens une main dans mon dos et la voix d'Austin qui chuchote dans mon oreille :
     - Vas-y.
     Je cherche son autre main à l'aveuglette, et c'est lui qui me la prends quand il comprend. Je lui presse avant de le lâcher, avançant précautionneusement. Les craquements résonnent comme pour signaler une présence illégitime. À mi-chemin ceux d'Austin se rajoutent, plus rapide pour me rejoindre. À deux nous ouvrons un premier volet.
     La pièce n'a pas changé. L'estrade est toujours là. Mais elle est vide. Je remarque un piano droit dans un coin, mais il doit être complètement désaccordé voire irrécupérable. Austin me rejoint après avoir ouvert chaque fenêtre et pose encore une fois sa main dans mon dos.
     - Je vais chercher ma guitare. Je fais au plus vite.
     Et il s'éloigne, laissant glisser sa main jusqu'au dernier moment. Un sourire de soutien en coin dans l'encadrement de la porte, et il disparaît.

     Je me retrouve seule dans cette pièce qui a connu la fièvre des musiciens et des chanteurs noirs de l'époque. Les déhanchements endiablés et sans nom. Les voix qui sortent du plus profond de l'âme. Le corps qui est libre.
     Je m'assois lentement en tailleur par terre, n'osant toujours pas vraiment fouler ce parquet. Tout est contenu dans l'air. Depuis longtemps, je crois que les artistes qui se sont abandonnés à la Musique y retournent à leur mort. La Musique est pour moi une entité. Comme les arbres morts retourneraient à Gaïa la Terre-Mère. Et je peux dire qu'elle plane ici. B.B. King, Sister Rosetta Tharpe, Little Richard, tant d'autres, connus ou inconnus du grand public... et Elvis aussi, un peu.
     Je me lève et marche jusqu'à la fenêtre qui donne sur la rue principale, essayant de trouver l'équilibre qui ne ferait pas craquer les lattes, mais c'est peine perdue. Les soleil illumine le bouts de mes doigts que j'ai posé au bord du cadre. Le temps est parfait. Il nous laisse supporter un costume aux manches longues mais nous pourrions tout aussi bien sortir en t-shirt. Je me penche pour voir les passants. Certains solitaires, d'autres en couple, quelques groupes d'amis et deux familles. Un petit garçon tenant la main de sa mère cherche à capturer du regard tout ce qu'il peut, les yeux grands ouverts et la tête en l'air. Il me remarque et me fait un grand signe de sa main libre, et je lui rends avec un grand sourire. Après avoir pris une grande inspiration les yeux clos, je me détourne de l'extérieur pour me diriger vers le piano.
     Les charnières du couvercle sont un peu rouillés et font un bruit qui me semble monstre quand je le soulève, mais contre toute attente, il dévoile un clavier aux touches presque toutes conservées. Bien sûr, elles sont usées. Quelle histoire elles pourraient raconter !
     Mes doigts se placent d'eux mêmes sur les touches, prêts à jouer le premier accord de Trouble - un arrangement de la version du film que que je me suis employée à trouver, les mois qui ont suivi la sortie du film, et que j'ai cherché à parfaire pendant des mois. C'était il y a plusieurs années déjà...
     Je relève la tête face au mur. Mais je ne le vois pas. La force part de mon cœur, et se dirige droit vers mes poignets dont les doigts s'abattent sur les touches blanches, donnant le coup d'envoi de toute l'émotion dont recèle la chanson. Le son est fort, ce qui me surprend une fraction de seconde dans le silence absolu de la pièce. Mais il sonne également juste, pour une raison quelconque, peut-être le gérant a-t-il pris l'initiative de le maintenir, peut importe. C'est parfait. Je déglutis en abaissant mes paupières. Et je pense soudainement au gens du rez-de-chaussée. Mal à l'aise, je m'empresse de fermer la porte. Avec un peu de chance ils n'auront pas compris d'où venait le son qui n'a duré qu'une seconde. Avec un peu plus de chance, le son étouffé leur parviendra avec l'ordre implicite de s'en tenir à tendre l'oreille d'en-bas. Je me replace devant le précieux instrument comme si rien n'avait été interrompu. J'abaisse de nouveau les paupières et déglutis. Quand je les soulève, mes yeux sont grand ouverts, avec une lueur de défi et quelques mèches rebelles retombant sur mon front en travers du gauche. Moi. Tout ce que j'aime. Le coin de mes lèvres s'étire, et je lance la première ligne. If you looking for trouble
     Je ne le lance pas aux artistes qui ont foulé l'estrade, qui ont enfoncé ces touches comme si c'était leur vie - et ça l'était. Non, je le lance à ce monde peuplé d'injustices, de corruption et de chaînes, sous leurs regards et leur protection, leur égide.

W̶o̶r̶k̶, Live, Dream with meOù les histoires vivent. Découvrez maintenant