Prologue

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     Cela faisait dix mois que je chantais cette chanson au moins une fois par jour. Dix mois que j'entraînais ma voix dans les graves. Au détriment des aigus, c'est vrai, mais je n'arrive pas à le regretter ; même si je suis incapable de chanter certaines de mes chansons préférées encore aujourd'hui. Parce que c'est ma voix.
     C'est la dernière de notre setlist. Parce qu'elle a une signification que les autres n'ont pas ; autant pour moi que par rapport à lui. Eux, même.

     Je réajuste mes lunettes de soleil. La luminosité ne les rend pas forcément nécessaires, mais j'ai toujours fait ainsi, j'ai toujours imaginé cette chanson comme ça.

     J'ai le trac. Comme si c'était la première. J'ai l'impression d'être à sa place, en janvier 1955, au Louisiana Hayride. D'ailleurs, je sais que je copie ses expressions du film.
     Je me tourne pour faire savoir aux musiciens que je suis prête — plutôt que nous pouvons y aller.

Bam !
     Je regarde le public franchement, et prends cette voix.
     — If you're looking for trouble,
🎶
     — You came to the right place.
🎶
     — If you're looking for trouble,
🎶
     — Just look right in my face.
     Dans le même temps, je joins le geste à la parole en retirant mes lunettes d'un coup sec, découvrant au public mes yeux emplis de hargne de la chanson.
     — I was born standing up,
     Machinalement, j'accroche d'une main une branche à mon t-shirt, et pose l'autre sur le micro.
     — And talking back.
     J'ai déjà commencé à bouger timidement. J'aime sentir qu'il a déteint sur moi et que je suis maintenant imprégnée. M'en rendant compte, une brise de confiance étire mes lèvres.
     — My da'ddy was a gre-en eeyed moouuun'tain jack !
     Mon corps reste en apparence calme ; ce n'est pas le point culminant. Je maintiens tout ce que cette dernière phrase a engendré, pour le libérer au bon moment.
     — Because I'm - eevil.
     — My middle na'me is misery... ya!
🎶
     — Well I'm eviil,
     — So don't 'you mess around, with me.
     C'est mon instinct qui me transporte, mais ma performance est quand même le résultat du calque d'Elvis et de celui d'Austin. Mes regards, mes mains, avec le micro, mes jambes...
     — I never looked for trouble,
🎶
     — But I never ran.
     — I don't take no orders,
🎶
     — Of no kind of man.
     — I'm only made out,
     — Of flesh, blood and bones...
     Et là..:
     — But if, you're go'nna start a ruumble don't you tryy it on alone !
     — Because I'm - eevil.
     — My middle na'me is misery...
🎶
     — Well I'm eviil,
     — So don't 'you mess around, with me.
Toum, touloum toum ton!
     — I'm evil, evil, evil as can be.
     Le public que nous avons ne serait jamais déchaîné autant que je le suis. Même les musiciens n'ont pas atteint le même degré, c'est différent. Mais au moins, il est ambiancé.
     — I'm evil, evil, evil as can be.
     — So don't mess around, don't mess around with me... yah !
🎶
     — I'm eevil'
     — I'm eeviil', eeviil', eeviil'
     — So don't mess around, don't mess around with me...ye, ah !
🎶🎶🎶

     Les applaudissements, les sifflements et quelques cris, les expressions sur les visages... n'ont jamais été aussi beaux.
     Avec une immense sourire incontrôlable et une voix serrée, je dis ce qui est légitime et porteur de bien plus de sens qu'au quotidien :
     — Thank you.
     Transportée, j'ai prononcé les mots en anglais.

     Je n'arrive pas à lâcher le micro et faire bouger mes pieds. Je ne peux pas finir de cette façon. Alors j'explique l'histoire de cette chanson avec moi.
     Et puis quelqu'un lance le mot que j'aimerais pouvoir hurler à moi-même. Et d'autres enchaînent :
     — Encore, encore !
     Le sourire aux lèvres, je me tourne vers les musiciens qui ont bien compris.

     Nous enchaînons le meilleur passage de chaque chanson, et terminons par That's Alright (Mama), en entier, que nous n'avions pas jouée — c'était un choix délibéré de ma part que je n'avais pas évoqué, en prévision d'un éventuel rappel trop peu réaliste que je souhaitais de tout cœur.
     Mais la chanson qu'avait requis de prime abord notre public était Trouble. Alors nous avons rejoué trois fois la fin. En dansant, bien sûr.
     — I'm evil, evil, evil as can be.
     — I'm evil, evil, evil as can be.
     — So don't mess around, don't mess around with me.
     — I'm eevil', I'm eeviil', eeviil'...

W̶o̶r̶k̶, Live, Dream with meOù les histoires vivent. Découvrez maintenant