Chris, ou comment se prendre pour Cupidon à Noël

Chapitre 9

26 novembre

Depuis presque dix minutes, Chris s'acharnait sur son cube sensoriel, ou, plus précisément, son pouce maltraitait un des interrupteurs pendant que son index écrasait des picots.

[À ce sujet, pourquoi appeler « cube sensoriel » une espèce de zigouigoui à douze faces ? C'est quoi, ce genre de truc géométrique... pas un hexagone... octogone...décaèdre ? Bourbe ! Pourquoi je me mets à penser à ça maintenant ? 

Voilà que je me sens obligé d'aller vérifier sur Google. Voyons... « comment s'appelle un solide à 12 faces »... un dodécaèdre. Voilà, c'est un dodécaèdre sensoriel, que j'ai, pas un cube !]

— Chris, c'est pas grave, tu sais ?

— Je sais bien, mais ça me gave quand même. En plus, ça veut dire qu'on s'est coltiné ma sœur pour rien !

— C'est impressionnant, une minute, c'est ton petit trésor et la seconde d'après, c'est limite la plus grande plaie du monde pour toi.

— Ouais, la joie d'avoir une frangine...

— Je te fais confiance sur le sujet, murmura Cam d'un ton soudain un peu triste. 

Chris posa son cube...

[Dodécaèdre !]

... et tendit la main vers Cam avant de replier les doigts. 

— Je... ne sais pas trop quoi te dire, honnêtement, mais tu as l'air de quelqu'un qui a besoin de réconfort hasarda-t-il avant d'esquisser un sourire taquin. Tu sais, si ça te manque d'avoir des soeurs, j'en ai deux, je peux t'en prêter une !

Cam se détendit.

— Je dis non merci pour la sœur, mais oui pour le réconfort. Genre, un câlin ?

[ Comment faire bugger un Chris sauvage en deux leçons :
Mettez-le en présence d'un Cam Eylia.
Attendez que Cam demande un câlin.

Succès garanti : le cerveau du Chris va mouliner dans la semoule en essayant de tout analyser.

Et quand mon cerveau mouline, à peu de choses près, ça donne ça : 

Est-ce qu'il se paye ma tête ? Est-ce qu'il est sérieux ? S'il est sérieux, qu'est-ce qu'il entend par là ? Qu'il veut un câlin de grand frère ? Un câlin amical ? Ou un câlin amoureux ? Non, attends, Chris, du calme. Laisse pas les idées cheloues des autres te polluer le cerveau. 

Cam est hétéro, y a pas moyen qu'il te voie autrement. Et puis, t'aurais envie qu'il te voie autrement ? Alors que tu rêves encore de Côle la nuit et que tu stresses chaque fois que tu te connectes à E&W ? 

Et pourquoi tu es en train de te dire tu ?

Rah, faut que je me concentre. Faut que je lui réponde. 

À Cam, pas à Côle. Côle, j'veux plus jamais lui répondre.

Concentration !

Admettons que Cam veuille vraiment un câlin... Est-ce que je moi, je veux un câlin ? J'aime pas les câlins. Mais si je lui dis ça, il va se vexer ? J'ai pas envie de le vexer...  Bon, il a l'habitude que je l'envoie chier, mais on sait jamais, si là ça passait pas ?
Imagine, il me dit juste « OK, salut » et il part. Et après il revient pas. Et...

Et ça a continué comme ça jusqu'à ce que Cam me débugge.]

— Chris, ça va ? Tu as l'air bizarre d'un coup... 

— Je...suis pas très tactile. Mais mes sœurs, si !

— Mince, tu vas pas radoter et me reproposer ta sœur ! Parce que je t'ai déjà dit que ce n'est pas sur elle, que je crush. Donc me cupidonne pas avec. En tout cas... tu m'as remonté le moral, merci !

— J'ai rien fait...

— Tu m'as changé les idées et... en vrai, je suis un peu jaloux de la relation que tu as avec tes soeurs. Je suis pas fils unique, moi, mais c'est tout comme tellement j'ai d'écart avec ma soeur.

— Ha ?

— Elle a deux ans. Tu vois, certains couples ont l'idée complètement débile de faire un gosse pour recoller les morceaux. 

La douleur transparaissait dans sa voix.

— Et tes parents font partie de ces couples, c'est ça ? s'enquit Chris.

Cam hocha la tête.

— Mais tu es arrivé dans notre rue il y a dix-huit mois...

— Pour les détails, tu demanderas à ta mère.

[Ce que j'ai fait le lendemain. Ma mère, aussi commère que Lise, s'est fait un plaisir de m'expliquer les choses (après s'être foutu de moi parce que je n'avais jamais pris conscience que le bébé en poussette dont elle nous parlait souvent était la petite soeur de Cam.

Je vois très bien de quel bébé elle parle, je l'ai croisé quelquefois en poussette... mais ce n'était pas la mère de Cam, avec, c'était une fille plutôt jeune ! Comment j'aurais pu deviner que c'était la baby-sitter ?)

Pour en revenir au sujet : les parents de mon cher et tendre voisin ont tenté le « bébé pansement ». Le problème ? C'était à cause du travail du père qu'ils s'étaient éloignés et se déchiraient. Les horaires complètement fous. Les retards les soirs. Les fins de mois parfois difficiles. Et le Covid.

Le restaurant n'avait pas disparu par miracle avec la grossesse, et même si Cam avait commencé à aider son père, ça n'avait pas suffi. L'absence du père pour la naissance d'Abby avait disloqué les derniers restes de la famille et six mois plus tard, Cam devenait mon voisin.]

Ils restèrent silencieux un moment avant que Cam ne remontât ses lunettes sur son nez d'un geste qui manquait d'assurance.

— Bon, reprit-il d'un ton tremblotant. Ce sera pas super équilibré, mais tu as de quoi survivre jusqu'à demain alors... j'y vais. Ma mère m'attend...

Les épaules voûtées, le jeune homme traîna les pieds jusqu'à la porte qui donnait directement sur l'extérieur. 

Chris hésita. Se mordilla la lèvre. Lutta pour ne pas reprendre son cube...

[Maintenant que je sais comment ça s'appelle, ça me hérisse !]

... et crispa les poings.

— Cam, attends !

Surpris, le jeune homme se retourna. Chris n'osa pas le regarder et, avant de changer d'avis, il ouvrit les bras.

— C'est OK pour un câlin.