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- On va encore être les derniers ! J'espère que tu es content ! Manquer son avion ! Tu nous auras tout fait ! Encore heureux que tu aies pu prendre le suivant ! Encore heureux qu'Air France fasse partir un avion toutes les heures 

- Encore heureux qu'il y ait des avions...

Le ton sarcastique d'Emilien n'a visiblement pas plu à son père qui lui a jeté un regard noir et a fixé ses yeux sur la route. Dix minutes qu'il n'a plus prononcé un seul mot. Typique. Du plus loin qu'il se souvienne, Eric Deymes a toujours été un ours. Pas un avec un cœur de miel et une pudeur exacerbée, non, un vrai bourru, incapable de la moindre affection, enfermé dans un mutisme malaisant que personne n'a jamais pu briser. Pas étonnant que sa mère se soit barrée. Plus petit, il avait cherché des raisons à l'attitude de son père. Pourquoi n'était-il pas capable de communiquer autrement que par des cris ou par un silence oppressant ? Pourquoi ne le prenait-il pas dans ses bras quand il venait le chercher à Montpellier pour les vacances ? Pourquoi avait-il l'impression qu'il n'avait aucun sentiment pour lui ? Etait-ce de sa faute ? Sa naissance était-elle la pire chose au monde ? Lorsqu'il évoquait tout cela, on lui répondait que c'étaient des affaires de grands, qu'il ne fallait pas trop chercher à comprendre, que c'était la vie, qu'il avait toujours été comme ça... Alors, Emilien a arrêté de lui chercher des excuses. 

La radio passe la nouvelle daube de Matt Pokora et Emilien change de station. France Culture, son père souffle, Emilien aime bien mettre ce genre de programme qu'il sait que son paternel n'écoute jamais, ça lui donne une petite supériorité sur lui. Il est trop tard pour re-zapper quand il réalise que l'animatrice fait la promotion du nouveau film de Maxime. "Un petit chef d'oeuvre. Notre petit frenchy Max Tamisier est en train de conquérir Hollywood ! On est fiers ! Et puis franchement, cette scène de la piscine est d'un érotisme et d'une sensualité sans pareil ! Fifty shades of what ?" glousse-t-elle.

- Ca marche bien pour ton copain dis donc ! Il pourrait pas t'aider à obtenir des rôles ou au moins des contacts ?

- Ca marche pas comme ça papa...

- Ah bon, je croyais que le cinéma c'était une grande famille ! Les contacts mon fils, c'est tout ce qui est important ! Et pas que dans le ciné ! Moi, au syndicat des eaux, j'ai fait rentrer trois personnes et je peux te dire que sans mon appui, ils les auraient jamais pris. Et moi, et bien, c'était Thierry qui m'avait fait rentré à l'époque, j'en ai pas honte.

- Oui, je dirai ça au directeur de casting la prochaine fois !

- Ne prend pas ce ton avec moi hein ! Monsieur rien-n'est-assez-bien-pour-moi ! Je dis juste qu'il pourrait t'aider vu son succès.

- Ca va papa ! J'ai eu un rôle là. Dans une pièce de théâtre. Je m'en fou du cinéma. C'est pour les parvenus le cinéma. Le théâtre, c'est ça être un vrai comédien. Je m'en fou de Maxime ! Pfff, le Frenchy d'Hollywood. On verra dans deux mois.

Emilien serre les dents alors que la voiture tourne vers la maison de sa grand-mère. A la ferme des Ouliès, rien n'a changé depuis son enfance. Les mêmes pommiers bordent le chemin plein de trous et de bosses, on arrive par le jardin où les plans de tomates ont jaunis et les feuilles des deux grands marronniers ont déjà commencées à tomber, nous ne sommes qu'à la fin du mois d'août et pourtant, l'automne est déjà presque là. La ferme trône au milieu du terrain, inébranlable, la terrasse couverte vous accueille avec l'éternel ensemble table-chaise en plastique blanc sur lequel mamie serait assise en l'attendant si elle n'était pas en train de s'affairer en cuisine.

Eric Deymes gare la voiture sous le saule pleureur où il a sa place attitré et sort sans rien dire tandis qu'Emilien prend quelques secondes pour coller un sourire à son visage, pas question que Madeleine ne s'inquiète pour leurs conflits père-fils, elle en a assez bavé.

- Mon Milou ! crie-t-elle du pas de la porte.

Elle court presque pour se jeter dans ses bras.

- Doucement mamie, c'est pas le moment de te péter le fémur !

- Ca me fait tellement plaisir que tu sois là ! 

Elle l'embrasse d'un baiser baveux qu'il attendait avec impatience. Oui c'est dégueulasse et collant mais il ne l'échangerait pour rien au monde.

Mamie Madeleine attrape sa main et fonce dedans. Tout le monde est déjà là et Emilien doit faire la tournée des bises. Tata Colette, Blandine, Carole, tonton Jacques, Hervé, les cousins, les enfants des cousins, les conjoints des cousins, une trentaine de personnes au total qui lui disent tous que "ça fait longtemps!". En effet, mais pour lui ça ne fait pas trop longtemps.

Et puis, dans la cuisine en train d'aider mamie, il trouve Anelie. Elle a les cheveux attachés en chignons, un jean et un débardeur trop simples qui ne mettent rien en valeur de sa silhouette. Quel gâchis ! Elle qui était autrefois sa cousine préférée a comme perdu tout son éclat. Probablement la faute à ce con de Geoffrey qui a fait d'elle une parfaite petite femme de foyer, ou à sa mère trop autoritaire ou à son père mort trop tôt. Peu importe, Emilien n'a pas le temps pour les causes perdues. Il la salue rapidement et s'en va au supplice de l'apéritif en famille. "Ce ne sont que deux jours, dans 48h retour à Paris" se répète-t-il.

Les moments ordinairesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant