16h10

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Emilien est sorti fumer une cigarette pour échapper au brouhaha de la salle à manger. Le soleil tape fort dans le jardin de la ferme, il n'aime pas cette période de l'année. La fin août est synonyme de séparation pour lui. Chaque année, après un mois chez ses grand-parents, il devait repartir à Montpellier. Il y retrouvait sa mère mais aussi son beau-père Jean-Jacques, son horrible Yorkshire qui aboyait toute la journée et ce collège dans lequel il ne se sentait pas bien malgré une certaine popularité.

La balançoire accrochée au marronnier est toujours là, il s'y assoit un peu mais ses jambes sont désormais trop longues pour se balancer comme quand il était enfant. Qu'est-ce qu'il aimait quand papy le poussait et qu'il disait "Encore plus haut ! Encore !" Il avait l'impression que rien ne pouvait lui arriver et qu'un jour il toucherait le ciel. Cette innocence est perdue pour toujours. La porte d'entrée s'ouvre et trois de ses petits cousins sont lâchés et l'expulsent de la balançoire. Alors Emilien se réfugie dans le hangar, sur une balle de paille où les poules en liberté pondaient autrefois.

C'est de là qu'il la voit arriver. La Mercedes gris métallisé qui se lance sur le chemin de la ferme et avance sans hésitation. Encore un qui suit Google Map aveuglément. Arrivé devant la maison, la voiture tourne et Emilien ne distingue pas encore son conducteur derrière ses vitres teintées. Il avance encore, jusqu'au hangar où il est assis, jusqu'à se garer à la place de la 4L de papy. 

Emilien se lève. Qui arrive chez sa grand-mère et se gare comme s'il était chez lui ? Toute la famille est là, donc ça ne peut être qu'une amie. Ou un docteur. Ou un notaire. Un samedi ? 

Un homme aux cheveux blancs gominés en arrière et vêtu d'une veste et d'un pantalon beige s'extrait doucement de la voiture. Son eau de cologne envahit rapidement les narines d'Emilien qui est pris d'un relent, l'alcool de hier soir n'est pas tout à fait digéré. 

- Bonjour jeune homme, lance le vieux.

Emilien n'a pas le temps de répondre que sa grand-mère jaillit. Elle a alors un geste qui électrocute le cœur de son petit-fils : elle serre l'homme dans ses bras en souriant comme une adolescente. Lui aussi la serre, caresse ses cheveux, enlève ses lunettes et lui donne un baiser tendre sur la joue en lui susurrant quelque chose qui la fait rougir.

Madeleine l'invite à entre et fait signe à son petit-fils de suivre. Les doigts de sa main sont imbriqués dans ceux de l'homme et Emilien ne sait pas quoi dire. Il a l'impression d'avoir ramolli tout d'un coup. Lorsqu'ils entrent dans la salle à manger les membres de la famille Deymes, trop occupée à se concentrer sur leurs petites personnes ne remarquent pas l'intrus, il faut que Madeleine tousse à plusieurs reprise pour qu'on lui prête attention.

Alors les têtes se tournent vers les deux têtes blanches et Emilien reconnait la même expression que la sienne sur le visage de l'audience.

"Je suis vraiment très contente que vous soyez tous là aujourd'hui. J'ai beaucoup insister, comme toujours, mais j'avais cette fois une raison en plus. Je voulais vous présenter Pierre.".

Celui-ci fait un petit salut qui donne a Emilien l'envie de lui éclater le nez sur la table.

"Pierre est... Pierre et moi nous nous connaissons depuis longtemps... de la jeunesse. Et nous avons repris contact il y a quelques mois. Et... Enfin de fil en aiguille, nous avons décidé de nous revoir. Et puis voilà."

Elle le regarde avec des yeux qui n'ont pas besoin de parole. La salle si bruyante s'est totalement tut.

"Vous savez, quand j'ai dit que je partais avec le club de belote le mois dernier. Bon et bien en fait j'allais retrouver Pierre... à Limoges..."

Madeleine glousse, elle est rouge comme une adolescente et le vieux sourit bêtement lui aussi.

"Bref. Voilà. Je voulais que vous le connaissiez. Vous le présenter officiellement."

Le calme plat se prolonge. Certains membres de la famille sourient, d'autres dévisagent l'intrus, d'autres n'osent même pas les regarder. Et puis Blandine se lève et prend sa mère dans les bras. "Je suis tellement contente pour toi maman", elle serre la main de Pierre avec une certaine excitation. "Vous vous joignez à nous pour le dessert alors ?" continue-t-elle. 

"Volontiers" dit-il d'une voix grave et avec un accent qui n'est pas de la région.

Emilien s'assoit sans pouvoir parler, se fait servir une part de tarte aux pêches et un verre de champagne par un oncle qui ferait tout pour s'occuper. Assis du côté des femmes, Emilien entend Pierre répondre à un tas de question. Il en retient qu'il est veuf, qu'il a vécu dans de nombreux pays et qu'il habite désormais à Paris, "Une petite maison très coquette dans le 13ème, mais un peu grande maintenant" ajoute-t-il. Les langues des Deymes commencent à se détendre et chacun y va de sa petite question. 

L'atmosphère redevient respirable jusqu'à la phrase qui fera tout basculer : "Le mois prochain... Quand Madeleine aura vendu la maison et que nous serons installés en Bretagne."

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