20 septembre

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Dans l'appartement d'Emilien, posé sur ce qui devait à la base servir de bureau et ensevelit sous une montagne de papiers mal rangés et de bibelots qu'il ne sait pas jeter, il y a une photo de famille. Madeleine et Roger posent fièrement près d'un Emilien de 8 ans en costume de Cowboy, souriant, prêt à affronter le public de sa toute première représentation théâtrale.

Il se rappelle que quand il a emménagé ici, il a tenu a mettre cette photo bien en évidence car c'est ce jour-là qu'il a décidé d'être acteur. Il a peut-être enjolivé le souvenir, il se remémore sûrement des pensées déformées par les années mais il sait que ce moment a été décisif pour toute sa vie future.  Sur le cliché, on peut aussi remarquer que Madeleine a la main posée sur son épaule et que la Laguna familiale est garée au loin. C'était deux ans avant le divorce, un an avant le décès du père d'Anelie, quand l'enfance était encore intacte, quand les rêves pouvaient encore devenir réalité. C'est peut-être pour ça qu'il tient tellement à ce souvenir. 

"Tu te rappelles de ma première pièce de théâtre ? C'était dans la salle des fêtes de Cambrac. Tu étais au premier rang. Tu applaudissais fort, riait à chaque blague et récitait le texte en même temps que moi"

Emilien a attrapé le cadre photo et il s'installe sur le canapé près de sa grand-mère. Quand il met l'objet dans ses mains, il décèle une once de nostalgie heureuse.

"Ton grand-père avait mis une chemise, on avait l'impression d'aller à un événement important."  Sa voix tremblote un peu et Emilien s'en veut. Lui jeter papy à la figure n'était pas la meilleure chose à faire.

Il pose sa main sur la sienne. C'est bizarre comme la peau devient fine quand on vieillit. Il a l'habitude de toucher beaucoup de mains. Il serre celles des hommes, caresse celles de certaines femmes mais toutes ces mains ont moins de soixante ans en général. Celle de sa grand-mère semble si fragile. Comment fera-t-il quand elle ne sera plus là ? Car ce jour arrivera. Plus vite qu'il ne le veut. Il ne peut pas se projeter dans un monde sans Madeleine. Il ne peut pas imaginer ne plus jamais pouvoir lui parler, ne plus la faire rire. Il pose sa tête sur son épaule et elle lui caresse les cheveux comme quand il était enfant.

Anelie rentre à ce moment-là. Elle a passé la journée en ville, elle dit qu'elle a toujours rêvé de visiter Paris, c'est une des excuses qu'ils ont trouver pour justifier que les deux femmes restent un peu plus chez lui, d'un commun accord, les cousins préfèrent être fixés sur la situation et les intentions de Pierre avant de révéler à leur grand-mère qu'ils ont continué à le chercher. 

Elle accroche sa veste au porte manteau de l'entrée et vient s'assoir sur le fauteuil à bascule près de la fenêtre. Emilien sait qu'elle n'est pas une de ses plus grandes fan, il sait aussi qu'elle passe beaucoup plus de temps avec sa grand-mère que lui et qu'il ne récolte que les bons côtés. Il a un peu honte de se faire cajoler alors qu'il n'a finalement jamais fait grand-chose pour elle. Il bascule de l'autre côté du canapé.

"Anelie, tu étais dans la pièce aussi il me semble, dit Madeleine en tendant le cadre à sa petite fille.

- Oui, j'étais une petite indienne. A la fin on devenait amis Emilien et moi. On avait répété ensemble, on prenait ça très au sérieux."

Emilien ne s'en souvenait pas jusque là. Avec le temps, il s'est persuadé d'avoir eu une enfance profondément solitaire mais il se remémore maintenant les après-midi à jouer avec sa cousine, à rire quand elle disait ses répliques de travers et à simuler des combats pour la sauver des griffes d'un bandit nommé Jimmy McGrog (il est étonné de se rappeler de ce niveau de détail si soudainement). Quand il est parti à Montpellier avec a sa mère, c'est elle qui lui a le plus manqué puis la distance a joué son rôle et ce lien spécial qu'ils avaient s'est étiolé. Elle s'est laissé disparaître dans son costume de petite fille en deuil et il s'est construit à l'opposé de tout ce que Cambrac représentait. Pourtant, sa présence ces derniers jours lui a donné un peu d'espoir. Elle s'est extirpé de ce rôle pourtant façonné pendant des années, quelque chose en elle est redevenu pareil à ce qu'elle avait quand elle était petite fille. Si elle y est arrivée, peut-être que lui aussi le pourra. Est-ce que ça signifierait balancer sa carrière aux oubliettes et prendre le temps de savoir ce qu'il veut vraiment faire ? Est-ce que ça ouvre une porte à une entente avec son père ? Est-ce qu'il voit trop loin en pensant à ça ? Il ne sait pas, mais avec Madeleine et Anelie ici, il se sent capable de changer quelque chose.

"Je suis content que vous soyez là" dit-il soudain. Ca lui échappe, comme un secret retenu pendant des années et qu'il a un peu honte d'avouer. Madeleine et Anelie sont prises au dépourvu et tandis que sa cousine rougit un peu, sa grand-mère murmure : "Nous aussi mon chéri, nous sommes contente de t'avoir. Et moi, je sais que vous vous aurez tous les deux même quand je ne serai plus là."



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