7h30

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Anelie ouvre un oeil. Ce salon de 15m2 a-t-il jamais été aussi grand ? Elle a dormi sur le canapé, elle n'a pas eu la force d'aller jusque dans leur chambre. Leur ? Est-ce toujours le bon mot ? Y'a-t-il un "leur" après hier soir ?

Tout a pourtant démarré normalement. Rentrée à 17h30, douchée à 17h45, elle s'est fait les ongles, a mangé un petit carré de chocolat noir et s'est mise aux fourneaux à 18h15. Elle avait décidé de cuisiner une blanquette de veau. Sa grand-mère lui avait donné la recette, avec des précisions plus ou moins applicables:

"Tu mets un peu de farine sur la viande avant de mettre l'eau.

- Combien?

- A peu près, tu le vois.

- Tu laisses mijoter à feu très doux, puis, à la fin tu fais le roux.

- Quand exactement ?

- Et bien quand c'est prêt."

Limpide pour Madeleine, qui a exécuté cette recette des centaines de fois alors que tout parait tellement compliqué pour Anelie. Elle a aligné méthodiquement tous les ingrédients à utiliser. D'abord, faire dorer la viande. En même temps, découper les carottes, les oignons, les champignons, le lard. Retirer les morceaux de veau et faire roussir les légumes avec les lardons. Puis remettre les pavés de viande. Ajouter la farine, remuer, déglacer au vin blanc, rajouter le bouillon, couvrir et laisser mijoter.

Gestes précis, timing parfait, victoire! Geoffrey allait se régaler. Il lui ferait tout un tas de compliments, plaisanterait sur le bon choix qu'il avait fait quand il l'avait embrassé à la sortie de la bibliothèque municipale. Lui, le petit rigolo du fond de la classe, avait attrapé son bras, à elle, l'intello du premier rang et l'avait attiré contre lui pour lui donner le plus merveilleux des baisers : le premier. Celui qui voulait dire qu'elle lui plaisait aussi. Celui qui lui avait donné la confiance dont elle avait toujours manqué. 

Sept ans s'étaient écoulés depuis ce jour-là, alors bien sûr qu'ils avaient pris des habitudes, bien sûr que le quotidien s'était installé, mais elle trouvait tout cela rassurant. Ils avaient vécu des moments de joie intenses, d'autres terribles, ils avaient des projets, tout cela avait un sens. Jusqu'à ce soir.

Il rentra à vingt heures, bien plus tard que d'habitude et avec un regard qu'Anelie ne lui connaissait pas. Il s'assit sur le bout de la méridienne sans enlever son manteau et annonça: "Il faut qu'on parle".

Cinq mots pour lui glacer le sang. A sa façon d'articuler, à sa tête basse et son léger tremblement, elle comprit rapidement ce qu'il se passait.

- Je crois que je ne t'aime plus. Tu vois, c'est pas facile à dire mais il faut être réaliste, on a fait le tour de notre relation. On est ensemble depuis qu'on a dix-huit ans, tu n'as connu que moi et moi... On n'a pas assez profité. Tu vois... Je ne veux pas me réveiller à quarante ans avec l'impression d'avoir gâché ma jeunesse. Alors je préfèrerais qu'on en reste là. Tu auras toujours une place spéciale dans ma vie, dans mon coeur... Tu comprends ?

Le corps d'Anelie ne répondit pas.

- Je vais prendre quelques affaires et je vais aller dormir chez Thibault. Je suis désolé. Je sais que c'est peut-être difficile maintenant mais je suis sûr que c'est pour le meilleur. Pour toi aussi...

Face au mutisme de sa désormais ex-petite-amie, Geoffrey se sentit certainement un peu idiot. Il rassembla quelques vêtements dans un sac et partit en s'excusant une dernière fois. Le tout prit moins de quinze minutes. Un quart d'heure face à sept ans. Et pourtant c'est désormais cette partie-là de leur histoire qui compte le plus. Elle définit tout le reste. 

Ce matin, l'appartement est noyé dans le silence. Elle s'extirpe du plaid en velours et elle se sent vide. Elle reste assise un moment et a l'impression qu'elle sera dans cette position pour toujours. Elle peut entendre les lents battements de son cœur, elle est incapable du moindre mouvement, le monde tourne autour d'elle sans qu'elle ne puisse le rejoindre. Elle reste ainsi plusieurs minutes, plusieurs heures peut-être, elle ne sait pas vraiment, c'est la sonnerie de son téléphone qui la ramène à la réalité. Geoffrey ? Envoit-il un message pour s'excuser ? Veut-il rentrer à la maison ? Hier soir était-il bien réel ? Elle se précipite sur la table du salon et déverrouille l'appareil en manquant de le faire tomber. Non, le message vient de Maman : "N'oublie pas d'aller chercher la plaque de tarte aux pommes pour le repas de mamie".

Les moments ordinairesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant