Tuer le père : l'envers dur des corps

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Plusieurs jours sont nécessaires à la cicatrisation de son visage. S'il n'ose pas observer l'état dans lequel il l'a laissé et qu'il évite de croiser son reflet sur un miroir ou la surface de l'eau, il suffit que ses mains touchent sa peau pour se rendre compte qu'il n'est plus le même, balafré de toute part. Il soulage la sensation de tiraillement en faisant couler de l'eau glacé sur son visage. Ses doigts s'attardent sur son oeil droit... ou ce qu'il en reste, une taillade sur les paupières et la prunelle blanche dépourvue de toute vision. Au moins je n'ai plus à ingurgiter le sang d'Abel... le poison complètement dissipé, le sacrieur ne lui préparait plus sa fameuse concoction au gout de fer. En revanche, sans que Pan ne sache pourquoi, il l'avait surpris entrain de s'adonner à la sculpture sur une importante pièce de bois de charme d'une couleur remarquablement blanche. Sans doute est-ce la honte d'arborer un visage mutilé devant lui qui freine sa curiosité, il n'ose pas le rejoindre pour lui demander le but de son ouvrage. Il préfère rester cloitrer dans la chambre à soulager ses blessures.

Abel, de son côté, tente de se distraire l'esprit en travaillant le bois pour ne plus penser à ce qu'il avait pu lire dans l'étrange bouquin du zobal le jour du pillage. Il avait même finit par se demander s'il n'avait pas inventé ce qu'il avait vu. Malgré tout, il ne pouvait pas se mentir, depuis qu'il avait assisté à la crise de démence de Pan il fallait bien qu'il admette que son protégé n'était pas tout à fait sain d'esprit.

Chaque fois qu'il arrache des lamelles de bois avec son couteau, l'image du masque rouge se projette à lui. Son travail commence à prendre forme et déjà un tas non négligeable de copeaux se trouve à ses pieds. Plusieurs fois, la lame a dévié de sa trajectoire, sur les parties trop lisses, se fichant dans ses doigts. On peut alors constater à différents endroits le sang qui s'est insinué dans les veines du bois. Il n'avait pu ignorer le malaise qui s'était instauré depuis la nuit du pillage. La répulsion que Pan éprouve rien qu'à l'idée de tomber sur son reflet. Alors, s'inspirant du masque rouge, il avait décidé de lui en sculpter un lui même, plus clair... le temps qu'il accepte son nouveau visage.

Le travail lui demanda plus de temps que prévu, mais il finit par terminer le masque. Ce jour là, Pan empaquette ses affaires, décidé de ne plus importuner son hôte. Il quitte le seuil de sa chambre, le corps tremblant sous le poids de l'effort mentale à tenter d'effacer la pensée narcissique qui le fait s'inquiéter pour son visage. Avant d'annoncer son départ — bien que celui-ci fusse évident, larguant son paquetage au pied de la porte alors qu'il entre dans la pièce — il veut lui demander ce qu'il fait ici, pourquoi s'était-il installé là, éloigné de tout.

- J'attends mon frère.

Il montre le médaillon qu'il porte au cou.

- Je lui ai promis de le lui rendre, et il m'a juré qu'il viendrait le récupérer.

Le zobal se gratte l'arrière de la tête.

- Je ne suis pas sûr de comprendre.

- Nous étions deux renégats, des fuyards, mais nous étions ensemble. Jusqu'au jour où il est arrivé avec le plus grand sourire que je ne l'ai vu porter. « Fais-moi confiance, c'est le paradis » ... Je le revois encore avec ses grands yeux verts, je me souviens tout ce qu'il m'a dit, les mots exacts. « C'est un endroit fait pour les gens comme nous ! Où les affamés viennent se nourrir, où les assoiffés viennent boire. Un endroit où les inassouvis trouvent enfin la satisfaction. » Il était exalté, je ne l'avais jamais vu dans un tel état. Il m'a sorti une carte improbable qui devait dater bien avant le chaos d'Ogrest, impossible de s'y repérer convenablement. De l'index il a appuyé sur un point parmi tant d'autres en criant « C'EST ICI ! ». Je n'ai rien pu faire pour le ramener sur terre. « On ne peut pas refuser une telle invitation ! Il faut juste garder l'esprit ouvert, recevoir à bras ouvert ce qu'on nous offre... et même si ça fait mal, tu sais quoi... c'est probablement que ça vaut le coup ! » Il était décidé à partir tout de suite. Je ne voulais pas y croire alors je l'ai laissé partir en pensant qu'il reviendrait le lendemain dépité de n'avoir rien trouvé. Il ne m'en a pas voulu. Il a ouvert la porte avec le sourire, ses affaires sur le dos. « Quand je l'aurai trouvé, je reviendrai te chercher et on ira ensemble. »

Les Faiseurs de ChaosOù les histoires vivent. Découvrez maintenant