Annabelle Storm - Les Oubliés de l'Empire

Chapitre 9 - Le Bouffon

Cemalis jura tout bas face au vent mordant sur ses joues. Elle frissonna et enfonça sa tête entre ses épaules pour espérer récupérer un peu de chaleur. Peu de temps auparavant, elle se trouvait dans sa baignoire à profiter du peu de temps qu'elle avait pour prendre soin d'elle-même. Cette chose-là devenait parfois rare. En général, elle avait à peine le temps de se rincer avant de sombrer vers le pays des rêves, puis de recommencer chaque journée avec une charge de travail conséquente. Il lui arrivait encore de pleurer la nuit, après un nouveau cauchemar et d'être incapable de retrouver le sommeil ensuite.

Juste avant de s'habiller, elle avait pu voir sa silhouette sans la glace. Ses cheveux mouillés descendaient jusqu'en bas de son dos avant de retrouver leur gonflant un fois secs. Ils dénotaient sur son teint blafard. Son manque d'appétit avait eu raison de ses premières rondeurs qui avaient fondu sous l'effort. Elle était très maigre, comme une jeune fille prépubère et son visage d'ordinaire rond s'était creusé au niveau des joues. Cela faisait des mois qu'elle n'était pas montée sur une balance, mais à en juger par son allure, elle estimait avoir perdu une dizaine de kilos.

La raison pour laquelle elle avait quitté son logement dans la précipitation fut assez simple dans les faits. Toute la journée, Freïji avait été introuvable dans la Grande Maison. Il avait fait annuler tous ses rendez-vous et avait envoyé paître tout le monde, jusqu'à disparaître. Ça n'avait inquiété personne parmi les plus anciens membres du personnel puisque ce comportement n'était pas nouveau. Il avait connu de longues phases de rébellion lorsqu'il était plus jeune et n'en faisait qu'à sa tête, jusqu'à ce que sa mère ne le rappelle à l'ordre et lui inflige le poids de la succession sur les épaules.

Mais il s'était étrangement adressé à la jeune Classée par le biais d'un message et requérait sa seule présence en insistant lourdement sur les ponctuations exclamatives.

Ne se voyant pas tellement mettre un vent impérial à Freïji, Cemalis avait enfilé un jean, tressé rapidement ses cheveux et attrapé au vol son manteau, la nuit étant très fraîche en cette saison humide. Tout en quittant discrètement son dortoir au nez et à la barbe du gardien, elle cogita longuement sur ce qui avait poussé son souverain à faire appel à elle. Ils s'étaient à peine croisés depuis qu'il avait pris le pouvoir et beaucoup de choses avaient changé depuis ce jour. Lena, la première fille de Morlia, avait quitté la Grande Maison avec sa famille et une rumeur induisait que sa jeune sœur, Isamë, allait faire de même dans un avenir proche. Ce qui ne laissait plus que Nohls, l'aîné des quatre qui avait le terrible penchant de se mêler un peu trop près des affaires d'état. Cemalis avait eu à plusieurs reprises l'occasion de voir son caractère oppressif envers l'ensemble du personnel bien qu'il n'ait obtenu aucune attribution de la part de son frère. Il commentait chaque décision politique et revendiquait la place qui lui était due. Cemalis détestait ce grossier personnage.

Discrètement, elle flotta dans le couloir pour ne pas se faire entendre et escalada la grille qui l'amenait vers les rues étroites de la vieille capitale. Elle baissa les yeux vers l'adresse que lui avait envoyée Freïji et constata tout en ruminant qu'elle allait devoir traverser toute la ville pour le rejoindre. Voler n'étant pas une option envisageable puisqu'interdit, elle dépensa une bonne partie de sa pension hebdomadaire dans les transports en commun puis arriva une demi-heure plus tard dans un quartier qu'elle connaissait relativement pour avoir été investi par des migrants Terriens. Il y avait peu de passants sur la route, mais elle tâcha tout de même de se faire discrète et rabattit la capuche de son manteau sur sa tête.

L'ambiance des rues paisibles éclairée par de faibles lampadaires lui rappelait vaguement le centre-ville de Wakeford et sa rue piétonne où elle avait aimé se promener le soir avec sa mère. C'était si calme que l'on avait l'impression qu'un simple claquement de doigts pouvait briser le silence et réveiller tous les habitants. Elle ne comprenait pas pourquoi Freïji l'avait invité en pleine nuit dans ce lieu et ses grands yeux peinaient à le trouver jusqu'au détour d'une rue où une voix semblait l'appeler plus haut.