Chapitre 2 - Aramis

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Aramis claqua des doigts et la mèche de la bougie blanche devant lui prit feu. Il fixa la petite flamme danser en récitant une prière de protection avant de rejoindre son père qui préparait les huiles de bénédictions. Leur odeur florale se mélangeait à celle, plus cendrée, de l’encens. Comme le soleil était à peine levé et le ciel était encore brumeux, les grand vitraux du Temple semblaient plus sombres qu’à l’ordinaire. Cette semi-pénombre faisait ressortir la lueur rouge des bougies.
– Va chercher l’encens, et prépare la défunte, ordonna son père.
Il était toujours aussi autoritaire, mais aujourd’hui, sa voix était dépourvue de son habituelle irritabilité. Il était triste. La conseillère Clyme était sa collègue depuis des années, et ils avaient toujours été amis.
Aramis prit l’encens qui reposait au fond du Temple et l’emmena à son père avant de se diriger vers le cercueil ouvert. Il s’arrêta un instant pour observer la conseillère. Même dans la mort, elle restait belle et puissante. Si Arianne venait rarement à l’académie, il la croisait à chaque fois qu’il se rendait au siège du conseil, et elle l’avait toujours impressionné. Tout comme lui et son père, elle cultivait le savoir et elle avait toujours quelque chose de nouveau à lui apprendre. Et c'était une tâche difficile d’apprendre à Aramis quelque chose qu’il ne connaissait pas déjà.
Son visage n’avait rien de paisible. Quoi de plus triste qu’une mort inattendue et tourmentée ? Aramis ne put s’empêcher de se demander qu’elles avaient été ses dernières pensées. Le silence des défunts était si troublant pour lui. Leurs âmes ne brillaient pas, leurs esprits ne s’agitaient pas. Il ne voyait que le néant dans cette vampire autrefois rayonnante.
– Cesse de triturer ta perle Aramis ! ordonna son père. 
Il lâcha la perle bleue qui pendait à son cou, redressa son dos, bomba le torse et se mit au travail. La défunte était presque prête. Elle avait été maquillée et vêtue de la toge traditionnelle des morts. Le linceul noir brodé de rouge en l’honneur de sa vie de vampire retombait sur son corps et le séparait du monde des vivants. Il ne restait plus qu’à la purifier, une tâche que même un apprenti grand-prêtre pouvait faire.
Il passa ses doigts au-dessus de la bougie blanche qui reposait sur une petite table haute à côté du cercueil et les laissa s’imprégner de fumée. Puis il traça des runes imaginaires sur le corps d’Arianne : Laguz pour le renouveau, Dagaz pour la transformation, et Othalaz pour les ancêtres. Il répéta son geste sur son visage, son cou, ses épaules, ses bras, son ventre et ses jambes pour imprégner son corps de magie. C'était une tâche simple, mais minutieuse qu’Aramis devait exécuter pour séparer les dernières magies encore présentes dans l’enveloppe charnelle de la vampire et les guider vers leur propre monde.
Il termina par le poignet gauche, qui était le centre névralgique de la magie, mais lorsqu’il retourna la main de l’ancienne conseillère, son souffle se coupa. Sa peau avait été mutilée par la magie. La blessure représentait un œil minimaliste perdu dans une flamme qui le scindait en deux. Aramis se figea. Il revoyait parfois ce symbole dans ces cauchemars. Le signe d’une période sombre qui avait ébranlé la Tryade comme jamais auparavant et qu’il ne souhaitait jamais revivre.
Savoir qu’Arianne en avait été marqué ainsi, humiliée jusque dans la mort, lui donnait la nausée. Il se doutait bien que l’Hécatombe avait un lien avec tout ça, mais il pensait qu’il s’agissait d’anciens partisans du mouvement et non d’une affirmation de son retour.
– Tu ne dois en parler à personne, Aramis, ordonna son père qui avait lu dans ses pensées.
– Mais…
– Non. Ordre de la Tryade. Même les conseillers de l’Hémicycle ne sont pas au courant. Tu es le seul apprenti à le savoir, et tu te dois de garder le silence.
Aramis hocha la tête en reposant la main de la défunte.
– Quand arrive sa fille ? demanda-t-il avant de souffler sur la flamme de la bougie.
– Dans l’après-midi. Juste à temps pour la cérémonie.
Il rangea la bougie avec les autres dans leur coffret.
– Pourquoi m’a-t-on demandé de l’aider ?
Son père soupira et envoya ses cheveux bruns en arrière avant de se frotter la mâchoire. Sa barbe de trois jours épousait parfaitement les courbes de son visage. Il savait que la question de son fils était faussement innocente. Les penseurs étaient curieux et détestaient ne pas comprendre ce qu’il était en train d’advenir. Or, plusieurs sortilèges de réfraction avaient été lancés sur l’esprit du grand prêtre, pour camoufler toutes les informations classées secrètes par l’État.
Aramis avait beau être un apprenti de confiance, et un futur conseiller, on ne lui disait pas tout. La Tryade contrôlait en permanence la moindre de leur moindre pensée. Quand il sondait l’esprit de son père, le sortilège de réfraction se dressait comme une barrière devant les informations qui l’intéressaient, et dans ce cas, devant tout ce qui concernait le scandale de la famille Clyme.
– Elle va avoir besoin de s’intégrer en reprenant son cursus normal.
Aramis se retint de soupirer. Il percevait aussi bien le ton évasif de son père que les nœuds qu’il faisait volontairement dans son esprit pour l’induire en erreur. Le jeune penseur n’arriverait à rien. Aricrius était très puissant, et il avait anticipé toutes les questions de son fils pour préparer ses réponses.
– Oui, mais pourquoi a-t-elle besoin de cours particuliers ? insista-t-il tout de même.
– La Tryade veut simplement s’assurer de son niveau.
– Ne font-ils pas confiance à l’enseignement qu’a choisi Mme Clyme pour sa fille ?
Il savait très bien que son père, et tous les autres conseillers de l’Honorifique savaient ce que devenait Mayri, mais personne n’avait le droit d’en parler pour le moment. Les spéculations allaient et venaient. Certains pensaient qu’elle recevait un entrainement spécial dans des landes reculées de la Russie et d’autres qu’elle suivait des cours dans une école privée. Quelle que soit la vérité, tout le monde s’accordait à dire que cela était lié à ses parents et à sa position au sein de la Tryade.
– Cesse de remettre en cause les décisions de la Tryade Aramis, gronda son père.
Il referma brusquement son livre de prières et regarda son fils.
– Tu ferras ce qu’on te dit, sans discuter. Il n’était pas prévu qu’une conseillère soit assassinée, et une de ses élèves enlevée. La situation va empirer, et tant que nous ne savons pas ce qu’il se passe, la fille des Clyme doit être sous notre protection.
– Oui, mais nous savons qu’il s’agit de l’Hécatombe !
– Nous. Ne. Savons. Pas.
La menace dans la voix de son père était palpable.
– La Tryade n’a pas reconnu l’Hécatombe coupable des récents événements.
Il récitait ces mots avec sa magie pour s’en convaincre lui-même et convaincre la population au passage. Mais il le faisait contre sa propre volonté, car on le lui avait ordonné.
– C'est absurde ! s’emporta Aramis. La marque sur sa main le prouve !
Aricrius accorda à son fils un regard perçant avant de déclarer avec une lenteur presque inquiétante.
– Il n’y a aucune marque sur la main de la conseillère Clyme. C'est clair ?
Aramis déglutit, mais n’insista pas. Il n’était jamais bon d’aller contre les volontés de la Tryade. Si on leur avait donné l’ordre de mentir et d’ignorer le retour de l’Hécatombe, alors il mentirait et ignorerait la vérité.

Le Temple de la Tryade - Tome 1 - L'HécatombeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant