Chapitre 10 - Mayri

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Devant son air révolté et la force de ses pas foulant le marbre, la foule s’écarta de son passage. Elle traversa le château jusqu’au hall, où Adam l’attendait. S’il remarqua sa colère, il fit comme si de rien et la guida vers la porte d’entrée.
Le cours de magie féérique avait lieu sur la place à côté de l’école. Un espace d’entrainement y avait été aménagé. Avec son visage d’intellectuel et son corps de vétéran, l’autorité de M. Dubois était indubitable. Ses mouvements étaient raides, son dos droit, ses épaules tenues en arrière et son menton relevé. Il existait dans une éternelle position de garde-à-vous, comme si son corps en était imprégné.
Quand il la vit arriver, il croisa les mains dans le dos et l’interpela. Sa voix était autoritaire mais calme. Adam lui adressa un signe de tête avant de s’éloigner pour rejoindre le groupe de fée qui s’était formé plus loin.
– Je suis M. Dubois. Avant de t’intégrer au cours, j’aimerais évaluer tes compétences. Le directeur m’a informé de tes difficultés. 
La respiration de la jeune fée devint brûlante. Faible.
La voix de sa mère hurlait dans ses oreilles ce mots insoutenable. Mayri refusa de montrer le moindre signe de cette faiblesse à son professeur. A la place, elle serra les dents et le regarda à travers ses cils.
– Ce n’est pas comme s’il y avait grand-chose à évaluer.
Son auto-dérision, seule arme qu’elle avait toujours possédait, lui était plus douloureuse encore que la voix de sa mère. Le regard de son professeur s’adoucit.
– Laisse-moi en juger. C'est mon travail après tout. Fais-moi confiance.
Il se tourna vers ses élèves et leur lança :
– Ne perdez pas de temps en bavardages. Mettez-vous en ligne et exercez vos boucliers. Je veux être sûr que vous les maitrisiez tous avant de commencer la magie d’attaque.
Alors que tous obéissaient sans broncher, il se retourna vers Mayri avec un sourire amical. C’est ce sourire qui la fit capituler. Elle repoussa les souvenirs des cours de magie, tous plus horrible les uns que les autres, qu’elle avait subi durant son enfance.
– Ma magie est en dormance depuis des années, et avant ça, j’étais une vrai calamité. J’étais simplement bonne pour faire l’inverse de ce qu’on me demandait de faire.
– Au moins, on ne part pas de zéro.
Elle souffla du nez et leva les yeux au ciel.
– Zéro ou un, c’est la même chose.
– Détrompe-toi, Mayri.
Il se pinça les lèvres.
– Vu ton âge et le temps que ta magie a passé en dormance, on va devoir faire attention, y aller lentement. Quand tu vas recommencer à la réutiliser, sa réaction risque d’être exponentielle.
Elle fronça les sourcils.
– C’est comme si tu remontais trop vite après une plongée en eau profonde, sans prendre en compte les paliers de décompression.
Elle hocha la tête.
– Fais apparaitre une flamme dans ta main, demanda-t-il ensuite.
Le sang de Mayri se glaça.
Une flamme.
Une simple flamme qu’elle avait toujours été incapable de manifester.
– Je n’y arriverais pas.
– Tu n’as même pas essayé…
– J’ai essayé des centaines de fois ! s’emporta-elle malgré elle.
Quelques curieux se tournèrent vers elle mais reprirent leur exercice sous l’avertissement silencieux de leur professeur.
M. Dubois se pinça les lèvres.
– Ecoute Mayri, j’ai entendu dire que tu avais arrêté le temps, et même si tu ne contrôles pas ta magie, je sais qu’elle est là, je la sens. Tu en es capable. Plus que tu ne le penses.
Elle déglutit. Faible. Elle avait accepté depuis longtemps sa condition. Elle n’avait plus cherché à combattre sa mère et tous les souvenirs qui allait avec. Elle n’avait plus cherché à se renseigner sur son père, cet homme dont personne ne lui parlait jamais. Elle avait abandonné l’espoir de revoir Azriel, la seule famille qui lui restait en dehors de sa mère.
Elle avait oublié sa vie dans la Tryade pour devenir humaine.
Et maintenant, on la forçait à revenir, à réveiller sa magie et à diriger cet endroit !
– D’accord, lança finalement Dubois. On va procéder autrement.
Il lui demanda de la suivre jusqu’à un banc placé contre un des buissons taillés du jardin. Le sol était à la jointure entre la plage et la forêt, entre la terre et le sable. Sur le banc, il y avait un livre relié de cuir et une sorte de cristal, semblable à celui du Temple, mais de la taille d’une balle de tennis.
– C'est du cristal de roche, il sert à canaliser ta concentration et ta magie. En général, on l’utilise avec les enfants. Ce livre est un manuel de magie. Je veux que tu commences avec la magie élémentaire mais sinon, c’est à toi de choisir ton rythme, ta façon de faire… Si tu as des questions, n’hésite pas à m’interrompre.
Il lui adressa un regard entendu et rejoignit ses élèves. Mayri s’assit et saisit la pierre en soufflant. Une chaleur se répandit alors dans son bras. Après quelques minutes d’hésitation, elle finit par ouvrir le livre. Le premier chapitre était sur les éléments du feu, de l’eau, de la terre et du vent.
Encouragée par cette sensation de chaleur au creux de sa main, elle ouvrit le manuel à la page de l’eau. Elle parcouru rapidement les feuilles, admira les symboles et les citations en langue inconnu et contempla les croquis de mains tendus en coupe remplies d’une eau claire.
Elle ne savait absolument pas comment s’y prendre. Elle pencha la tête en arrière et fit rebondir la roche dans sa main.
Sous le mouvement, la pierre s’activa.
Elle ressentit comme un pincement à son épaule gauche, et la chaleur rassurante de la pierre se transforma en un frisson glacé qui traversa son sang. La paume de son autre main se remplit petit à petit d’une eau limpide et joyeuse.
Son souffle se coupa. Elle faillit hurler de terreur, comme une vraie humaine, avant de prendre conscience qu’elle était la raison de cette eau.
Pour la première fois de toute son existence, elle eut l’impression de tout ressentir, de tout savoir et de tout voir. Elle en voulait plus. Le volume de l’eau augmenta au point de déborder de sa paume et couler au sol. Le froid traversait les veines de son bras comme l’eau d’une rivière. Sa force, la force de son courant, se mêlait à son sang et la faisait se sentir invincible. Jamais, lors de n’importe quel essai de magie, elle n’avait ressenti une telle chose.
Elle rétracta l’eau sans laisser une seule goutte, tourna la main pour en observer le dos, agita ses doigts, puis redressai à nouveau sa paume vers le ciel. Elle n’arrivait pas à croire ce qu’elle venait de faire.
Grisée par cette sensation de puissance, Mayri tenta de nouveau l’expérience. Elle imagina une eau claire, tiède, tenant dans sa main. Elle reparut. Plus rapidement, cette fois. Elle décida ensuite de la faire danser sur ses doigts. Elle n’avait jamais pratiqué autant de magie en si peu de temps, et qu’importe le fait qu’elle dépendait de ce cristal de roche, cette sensation était la plus merveilleuse au monde.
Le cours passa bien trop vite et M. Dubois dispersa la classe. Il la félicita et lui donna quelques conseils avant de la laisser partir à son tour.
Mayri resta un moment sur le banc, vidée de toute énergie. Elle soupira et se leva enfin pour marcher un peu le long de la plage. Le ciel était dégagé, mais des moutons d’écume se formaient au loin, signe que le vent se levait.
En admirant les contours du château, elle se rendit compte que la beauté de cet endroit dont elle avait toujours rêvé n’était qu’un artifice. Elle recassa tout ce qui c’était passé depuis son arrivée. La mort de sa mère, les camps de travail, la mise en garde d’Azriel…
En réalité, ces soldats qui l’accompagnaient le jour de l’enterrement de sa mère étaient bien là pour l’arrêter. Elle n’était peut-être pas dans une prison, mais elle n’était pas non plus libre.
– Mayri ?
Elle leva les yeux au ciel en reconnaissant la voix d’Aramis dans son dos.
– Toujours sur mon chemin on dirait.
Elle se retourna. Il avait les bras chargés de livres.
– Je t’ai vu depuis le jardin, je me demandai si tout allait bien.
Il se pinça les lèvres, gêné par sa propre curiosité. Mayri ignora sa remarque et désigna ses livres d’un mouvement de tête.
– Où vas-tu comme ça ?
– J’aime travailler dehors.
– Tu ressembles plus à un rat de bibliothèque qu’à un grand aventurier.
Elle fit un pas vers lui sans vraiment le vouloir.
– Je connais cet endroit comme ma poche, il n’y a donc aucune aventure.
Il termina sa phrase avec un petit sourire en coin qui provoqua un frisson le long des reins de la jeune fée.
– Désolé pour ce matin.
Il secoua la tête.
– C'était rien. Mais c'est toi qui m’es rentré dedans et pas l’inverse. La tradition des penseurs exige donc que tu m’offres une pièce d’or.
– Je ne connais pas cette tradition, dit-elle en faisant encore un pas malgré elle.
– Elle est très ancienne. Elle servait à apprendre aux jeunes penseurs à se concentrer, nos pouvoirs sont censés nous empêcher de bousculer n’importe qui.
Elle croisa les bras sur sa poitrine en arquant un sourcil.
– Tu en sais des choses.
– Tu l’as dit toi-même, je suis un rat de bibliothèque.
Il la fixa un instant et cette sensation étrange revint, comme si un lien se tendait entre eux et les forçait à s’approcher. Elle résista, le regard perdu dans ses yeux noirs, et tenta de déchiffrer ses pensées, en vain.
– C'est fou, lâcha-t-il enfin. Je ne pensais pas te rencontrer avant des années, avant que tu ne prennes tes fonctions au conseil en fait.
Elle déglutit.
– Et bien, me voilà maintenant.
L’absurdité de sa réponse lui fit honte, mais elle était presque incapable de respirer, et encore moins de penser. Que lui arrivait-il ? Elle ne réagissait jamais ainsi face à un homme. Peut-être usait-il de sa magie contre elle ? Non, c'était impossible, ses dons de réfraction empêchaient les penseurs de pénétrer son esprit.
Aramis semblait perplexe. Une lueur brillait dans son regard sans qu’elle ne puisse savoir si elle était rassurante, ou menaçante.
– Mayri, je pense que…
La voix de Carla résonna au loin, coupant Aramis. Elle lui criait de la rejoindre pour le déjeuner. Son intervention sembla briser le lien qui la retenait statique face au penseur et elle recula.
– Je dois y aller.
Il hocha et elle décrocha ses yeux des siens avant de se précipiter vers le jardin.

Le Temple de la Tryade - Tome 1 - L'HécatombeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant