Chapitre 8 - Aramis

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– Tu te rends compte de ce qu’elle a fait ? La dernière personne à avoir agi sur le temps devait être…
– La reine Amara Trias, troisième génération. Dernière reine à savoir manier la magie ancienne. Dernière sorcière de pure naissance de la lignée féminine avant le passage à la lignée lupine, répondit Aramis machinalement.
Néra leva les yeux au ciel en ouvrant la porte de la chambre de son ami. Elle s’y engouffra et s’allongea sur son lit. Aramis, lui, se dirigea vers son bureau.
Il pouffa en entendant les pensées de la louve : il sait toujours tout ce petit fils à papa ! La reine Amara nanana… Il était vrai qu’il avait énormément de connaissances, mais cela faisait partie de sa formation. Néra n’était pas en reste dans son domaine non plus. S’il connaissait l’histoire et la religion, elle maîtrisait les sciences et la diplomatie. Il se demandait quels étaient les points forts de Mayri. Allait-elle suivre son père ? Sa mère ? Préférait-elle la culture ou les relations internationales ? Était-elle réformiste ? Où avait-elle appris à maîtriser le temps ?
Il fronça les sourcils.
Pourquoi avait-elle douté de ses capacités ? Elle se croyait incapable de réaliser une telle chose, et il était vrai que c'était une tâche compliquée que d’arrêter le temps, mais cela ne pouvait pas être sa première fois, si ? Jamais personne n’aurait pu réaliser une magie aussi complexe sans entraînement, simplement par instinct. Elle avait peut-être grandi dans l’Empire de Simorgh. Cela pourrait expliquer sa disparition et ses capacités. Les professeurs de Simorgh étaient réputés pour être les plus puissants.  
– Elle te plait, hein ?
Aramis secoua la tête et se retourna vers Néra, toujours allongée sur son lit.
– Pardon ?
– J’ai vu ta façon de la regarder, dit-elle avec un petit sourire complice.
Il n’y avait qu’avec lui qu’elle était complètement détendue et qu’elle souriait comme cela.
– Néra, tu n’es pas obligée de… commença-t-il pour l’arrêter.
– Tu imagines un peu, le coupa-t-elle, toi, Aramis Hayes et elle, Mayri Clyme, le scandale ! Votre enfant aurait trois sièges à l’Honorifique !
Il secoua encore la tête en s’asseyant sur la chaise de son bureau.
– Ne spécule pas sur ma vie amoureuse comme ça !
Elle se mordit la lèvre pour ne pas rire.
– Si cela arrivait, continua-t-elle, la Tryade interdirait sûrement les mariages entre conseillers !
– La Tryade ne peut pas faire ça ! Ça serait aller contre la volonté de la magie.
Elle explosa de rire.
– Parce qu’elle ne le fait jamais peut-être ? L’interdiction du culte de l’ancienne magie, l’abus de son peuple, l’esclavage, les camps de travail, l’adoration des Tri…
– Tu es folle ? Ne dis pas ce genre de chose ici !
Ses lèvres se levèrent dans un sourire en coin cynique.
– Que vont-ils me faire ? Me trancher la gorge pour trahison ? L’avantage d’être à l’Honorifique, c'est de jouir d’une protection diplomatique.
Aramis secoua encore la tête. Néra avait toujours été plus libérale que lui, et il connaissait parfaitement ses opinions sur la Tryade, mais elle s’exprimait rarement de vive voix.
– Il faut voir l’évidence, reprit-elle. Nous ne valons pas plus que les humains depuis la révolution industrielle et le capitalisme.
– Qu’est-ce qui t’arrive ce soir ?
Elle resta un moment silencieuse puis se leva et s’approcha d’Aramis.
– Tu sais ce que je pense ? demanda-t-elle.
Oui. Il le savait très bien, mais sa question était rhétorique. Elle voulait s’exprimer à voix haute.
– Je pense que l’arrivée de Mayri va tout changer. Tu l’as vu tout à l’heure avec Anastase et Théodora. Elle a du mordant et elle n’a pas l’air conservatrice. Je ne sais pas où elle a grandi ni qui lui a enseigné la magie, mais elle est puissante et je suis certaine qu’elle va suivre les traces de son père. Ce qui veut dire qu’un vent de réforme va souffler sur le conseil et que la Tryade va bientôt changer.

*

Lorsque son amie fut partie, Aramis s’installa à son bureau. Il avait allumé une bougie purificatrice pour apaiser son cœur et avait commencé à travailler. Son père lui avait demandé de trier et d’inventorier de vieux manuscrits destinés à rejoindre les étagères de la bibliothèque du conseil. En tant que conseiller liturgique, Aricrius avait la responsabilité des écrits de la Tryade et Aramis était la seule personne en qui il avait entièrement confiance pour réaliser une telle tâche.
Aramis ouvrit le carton dans lequel reposaient les manuscrits. Une Tryadienne venait d’en faire don. Ils avaient appartenu à son père, un vampire qui venait de s’éteindre après cent-vingt ans. Il avait autrefois été professeur d’histoire dans un institut public et avait amassé des dizaines de documents durant sa longue vie.
Il commença par la pochette cartonnée qui contenait des documents solitaires. Il les sonda de sa magie pour détecter de potentiels sortilèges, en observa les particules et les filaments, mais il n’avait rien de particulier. D’anciens document de fermage qui n’étaient plus en vigueurs depuis des siècles ; des actes de naissance dont l’encre s’effaçait ; des actes notariées pour des propriétés qui n’existaient plus… Tout ceci n’était qu’administration à l’odeur de poussière et jaunie par le temps.
Mais Aramis aimait ça. Cette sensation de tenir l’histoire et la connaissance dans ses mains. Cette sensation de faire vivre un passé que tous à part lui avaient oublié.
Au détour d’un acte de décès et d’un plan de manoir, les doigts d’Aramis se crispèrent. Il déglutit et passa sa main sur le papier journal pour vérifier son authenticité. Un article. Un article contemporain qui ne sentait ni la poussière ni l’ancien. Un frisson parcouru ses épaules, comme autant d'aiguilles qui lui transperçaient la peau. 
Ses lèvres tremblèrent lorsqu’il lut le titre tapuscrit : Quand la Tryade dissimule les preuves d’une espèce « interdite ». Ses lèvres tremblèrent quand il lut l’article :
L’archéologue Célany Wagner, vampire, a posé sa démission aujourd’hui même, alors qu’elle venait de faire une grande découverte. Deux jours plus tôt, elle déclamait avoir découvert les vestiges d’une ancienne cité de sirènes, aujourd’hui, elle dépérit à Tsuor. Doit-on voir ici la preuve que la Tryade censure l’existence de peuple et de forme de magie qui ne seraient pas conformes à ses exigences ?
Les aiguilles transpercèrent ses poumons. L’auteur de cet article, écrit il y a une dizaine d'années, devait avoir connu le même sort que cette fameuse Célany Wagner et c'était un miracle que quelqu’un ait pu ne serait-ce qu’accéder à cet article avant qu’il ne soit détruit. Car ce genre d’article était systématiquement détruit.
Tsuor, le premier et le plus sanglant des camps de travail de la Tryade était un endroit où trop de gens se retrouvaient, ou trop de gens mourraient. Aramis s’y connaissait assez pour savoir que jamais il n’aurait voulu s’y retrouver. Si cela arrivait, et qu’il avait le choix, il partirait pour Brayor, le camp des mines de diamant, ou Kalor, celui des mines de charbon.
Il lâcha soudainement l’extrait de journal, comme s’il lui brûlait les doigts.
Des sirènes…
Il se leva de sa chaise avec violence, comme si la proximité de cet article était insoutenable.
Des sirènes…
Il ferma les yeux. Sur son bureau gisait un aller simple à Tsuor.
Des sirènes…
Il passa sa main sur son visage en réfléchissant à une façon ingénieuse de cacher cette sentence de mort.
 

Le Temple de la Tryade - Tome 1 - L'HécatombeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant