Chapitre 22 - Mayri

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Mayri était incapable de se rendormir. Dès qu’elle fermait les yeux, le sang du cadavre transpercé de flèches lui grimpait jusque dans la gorge. Et lorsqu’elle s’éveillait, elle sentait encore son goût de fer sur sa langue. Au moins, les voix étaient silencieuses.
La chambre que lui avait attribuée Azriel était bien trop grande, bien trop vide, et bien trop inconnue pour l’apaiser. Il planait dans cette pièce une odeur de renfermé et de solitude, comme si le manoir lui-même se sentait abandonné depuis toutes ses années. Le tic-tac désaccordé d’un ancien réveil grinçait dans ses oreilles. Même la rosace au plafond n’avait rien d’agréable. Elle était trop anguleuse, trop sombre, trop étrangère…
Elle abandonna l’idée d’une nuit paisible vers cinq heure du matin et se leva. Le plancher grinçait sous ses pieds, et les portes rouillées poussaient parfois de petits cris étouffés. Elle descendit, flânant dans le silence pesant de l’obscurité, à la recherche de rien. Elle ne s’était jamais sentie aussi étrangère qu’en cet instant : insomniaque et mal à l’aise dans la maison de sa propre famille.
Elle acceptait sans difficulté que ces murs aient accueilli les rires et les pas des enfants de générations et de générations de Clyme. Le manoir, bien qu’inquiétant en pleine nuit, était une vraie beauté le jour. Mais elle avait du mal à concevoir qu’elle aurait dû faire partie de ces enfants, de ces générations, qui avaient laissé leurs empreintes incrustées dans les rainures du plancher.
Elle poussa une porte au bout d’un couloir, plutôt par hasard, en espérant trouver de quoi s’occuper. Ce n’était ni une énième chambre, ni un couloir dérobé qui se cachait de l’autre côté, mais un bureau. La pièce était petite, cerclée de bibliothèques et de consoles en verre remplies de bibelots. Le ciel était à peine voilé, et seules les dernières lueurs de la lune éclairaient.
Elle se dirigea vers l’une des consoles qu’elle caressa du bout des doigts. Le verre était couvert d’une fine couche de poussière, comme si même les quelques domestiques qui entretenaient le manoir ne venaient jamais dans cette pièce. Elle parcouru du regard les objets étranges qui s’étalaient devant elle. Un demi-crâne sur un socle en fer forgé. Un papillon de la taille d’un livre sous une cloche de verre. Un vase de céramique aux allures antiques. Un collier de perles de nacre et de cristaux. Un miroir qui ne reflétait rien. Une mâchoire de vampire enchaînée dans de l’or.
Un vrai cabinet de curiosité.
Mayri sentait dans chacun de ses objets une force magique qu’elle n’avait aucune envie de réveiller. Cela lui rappelait les artefacts que sa mère ramenait parfois au chalet pour les étudier. Elle cauchemardait encore de leurs vibrations qui semblaient la suivre même à l’autre bout de la propriété.
Entre deux chandeliers vides, se dressait une sorte de sculpture qui ne la repoussait pas comme les autres, mais l’attirait. Elle s’approcha et frôla du bout des doigts les trois cercles d’or qui se superposaient du plus grand au plus petit.
– C'est une réplique des cercles de vie.
Elle sursauta. Elle n’avait pas entendu Azriel entrer.
– Les cercles de vie ?
– Un mythe. Ton père a toujours été passionné par tout ce qui semblait complètement fou, affirma-t-il en pointant du doigt la sculpture. Le rond est un symbole puissant, et omniprésent dans presque toutes les cultures depuis les origines du monde. Il représente l’infini, l’équilibre, l’existence.
– Et en quoi consiste ce mythe ?
– Des peuples fondateurs, venus d’un inframonde magique. Rien d’extraordinaire. Ces légendes sont présentes dans toutes les sociétés.
Il n’avait pas tort.
– Si je ne me trompe pas, le plus petit représente la sagesse, celui du milieu la puissance et le dernier, le temps, ou la longévité, ou peut-être la paix.
Il fit la moue, peu convaincu par le manque de précision de sa réponse. Elle haussa les épaules.
– Tant qu’il ne réveille aucune divinité sanguinaire avide de cœur humain… Il peut représenter ce qu’il veut, trancha-t-elle en se dirigeant vers le bureau.
Des documents y étaient encore entassés. Mayri fronça les sourcils en découvrant qu’ils étaient tamponnés par l’emblème de la Tryade. Elle les prit en main, soufflant sur la poussière, et en lu les intitulés : abolition des punitions générationnelles et fermetures définitive des camps de travail ; abolition du système de séparation et d’identification par les perles ; mise en place d’une protection sociale pour les travailleurs dans le domaine de la magie intensive.
Elle se mordit l’intérieur de la joue. Sur chaque dossier figurait le nom de son père, et des annotations manuscrites d’idées, de déceptions et de nouvelles approches.
– Ce sont tous les décrets que ton père a échoué à faire passer au conseil. Il ne les retirait jamais de son bureau, pour ne pas perdre de vue ses objectifs.
Elle reposa les documents.
– Pourquoi il n’a pas réussi à les faire passer ?
– Il n’avait pas assez de voix. La majorité du conseil était conservatrice à l’époque.
A l’époque…
– Et aujourd’hui ?
Azriel releva le menton, croisa les mains dans son dos, et plongea son regard dans celui de sa nièce. La force qu’il dégageait lui donna l’envie de se cacher sous le bureau.
– Aujourd’hui, tout dépend de toi.
Elle expira brutalement sans avoir le souvenir d’avoir retenu sa respiration.
–  De moi ?
Mayri croisa le bras sur sa poitrine. Son cœur s’était mis à accélérer.
– Tu possèdes deux sièges au conseil. Deux voix à toi toute seule. Si tu as Néra et Aramis de ton côté, les réformistes auront la majorité, ce qui n’est pas arrivé depuis plusieurs centaines d’années.
– Aramis est un réformiste ?
Il se pinça les lèvres.
– Aricrius est conservateur par principe, mais il n’est ni séparatiste ni partisan de l’avilissement. Je pense qu’il en sera de même pour Aramis.
– Mais…
– Tu ne te rends pas compte de ton influence Mayri. Il te suffirait presque de claquer les doigts pour tout changer. Tes parents ont pris un risque en se mariant, et ont créé le plus grand scandale de ces cent dernières années !
– Pourquoi ?
– Parce que les mariages entre conseillers sont tabous. C'est une règle tacite de ne pas fonder d’alliance génétique au sein du conseil. Certains s’y sont essayé, il y a plusieurs siècles, mais cela n’a fait qu’éteindre leur lignées.
Elle serra les dents.
– Donc je suis une alliance génétique ?
Il se pinça une nouvelle fois les lèvres alors qu’un voile de regret traversait ses yeux.
– Non. Bien sûr que non. Tes parents s’aimaient, et ils t’aimaient.
Elle eut l’impression que sa voix était plus aiguë, comme s’il avait du mal à le dire.
– Mais ?
– Mais on ne peut pas nier que tu es une cible stratégique. Tu pourrais décider de garder tes deux sièges pour toi seule, et ils voudront tous t’avoir de leur côté. Tu pourrais aussi léguer l’un de tes sièges, et là, tout le monde voudra être ton meilleur ami.
Il écarta subitement les mains dans les airs en faisant les cent pas.
– Tu pourrais accorder à n’importe qui l’élévation sociale suprême ! Et les membres de la Tryade n’hésiteront pas à se battre pour l’avoir.
– Mais le conseil a une majorité conservatrice. Il n’appréciera pas de me voir prendre le pouvoir, et qui sait ce qu’ils me feront subir ?
– Ce ne sont pas les conseillers que tu dois craindre Mayri, mais ceux qui sont au-dessus.
Son ton grave la fit déglutir. Azriel prit un livre dans la bibliothèque et l’ouvrit devant elle. Les pages jaunies étaient ornées d’un grand – très grand – arbre généalogique.
– Voici les Trias, notre famille royale.
Elle fixa les noms liés les uns aux autres avec inquiétude. Il planait dans la poussière de ces pages comme une odeur de danger. Il rangea le livre en lui indiquant qu’il lui en parlerait plus tard, revint subitement et claqua ses mains sur le bureau.
– C'est pour ça que tu dois faire attention et choisir si tu veux assumer entièrement tes fonctions et tout changer, ou laisser les choses comme elles sont.
Elle s’éloigna du bureau. Le goût du sang se répandit sur sa langue à force de mordre l’intérieure de sa joue. 
– Et si je ne veux ni l’un, ni l’autre ? Tu pourrais reprendre mes fonctions toi !
Il secoua la tête.
– Cela reviendrait au même. Je ne veux pas d’enfant, et tu serais ma seule héritière. La loi exige que les sièges restent héréditaires tant qu’au moins une personne de la lignée est en vie.
– Mon père n’est pas encore mort…
– Mais il sera déclaré comme tel dans quelques années.
Face à son air désespéré, il étala les documents sur le bureau.
– Regarde ! Regarde ces décrets ! Ce n’est pas que de la politique. Il y a des gens derrière, un peuple ! Un peuple qui souffre et qui a besoin de quelqu’un comme toi !
Elle leva les yeux au ciel, mais le souvenir de l'exécution improvisée au levé de drapeau lui glaça le sang.
– Pourquoi c'est aussi important pour toi ? Tu m’as dit que tu serais de mon côté.
Le bout de ses doigts commençait à chauffer. Le sang dans sa bouche avait un goût de fer brûlé.
– Parce que c'est ce que veut ton père.
Sa voix fut comme l’écho d’un gong dans ses oreilles. Ces mots, cette maison qui n’était pas la sienne, ce gouvernement qui ne connaissait pas la liberté… Elle en avait plus qu’assez !
– Ce que veut mon père ? siffla Mayri en faisant le tour du bureau d’un pas sec. Mon père ? Et moi alors ?
Elle se tanqua face à son oncle.
– Personne ne s’intéresse à ce que MOI, je veux. On m’a traînée dans cette école, on m’a menacée, on m’a forcée à regarder un homme subir tout autant que moi ce gouvernement !
La nausée monta dans sa gorge à l’évocation de l’homme qui avait été égorgé sous ses yeux. Ses lèvres tremblaient de rage. Ses doigts brûlaient de colère. Ses joues s’enflammèrent.
– Je n’en ai rien à faire de ce que veut mon père. Je ne sais pas pourquoi il est parti, mais je sais qu’il n’a jamais été là ! Alors ne me dit pas que je dois m’engager dans la révolution de tout un gouvernement pour lui !
Une vague de chaleur dansa devant elle, forçant Azriel à reculer.
– Mayri…
Elle souffla entre ses dents pour contenir sa magie, mais cela ne fit qu'accroître la vague de chaleur. Ce n’est que lorsque Azriel baissa le regard, qu’elle découvrit les flammes qui dansaient dans ses mains.
Cette vision la ramena à la réalité. Elle inspira, absorbant au passage la vague de chaleur, et se concentra pour rappeler sa magie. Les flammes tanguèrent puis s’incrustèrent dans sa paumes et disparurent dans son sang.
– Mayri…
Elle leva la main pour faire taire son oncle.
– Non. Cette discussion est terminée.

Le Temple de la Tryade - Tome 1 - L'HécatombeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant