Chapitre23 - Mayri

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Le ciel était encore rose quand Mayri traversa la porte arrière du manoir. Azriel, assis à une petite table face au lac, lui tournait le dos. Il buvait son café, absorbé par la vue. Elle s’approcha et tira la seconde chaise pour s’assoir à sa gauche.
Elle observa à son tour le lac, en silence.
L’eau claire, bordé d’arbres encore plongés dans l’obscurité, s’était teinté du rose du ciel. Un ponton en bois défraichi plongeait sur la rive. Sur les bords, des amas de plantes aquatiques abritaient des grenouilles et des insectes.
Des dizaines de libellules voltigeaient au-dessus de l’eau. Elles brillaient si fort contre le reflet du soleil que Mayri avait du mal à en croire ses yeux.
– Ce sont des libellules de cristal. Elles sont l’emblème de notre famille. Quand nous étions petits, avec ton père, nous attentions le levé du soleil pour les observer et après, quand il y avait assez de lumière, on se faufilait sur le rivage pour récupérer les gouttes de cristal qu’elles font tomber de leurs ailes.
Mayri regarda son oncle en se pinçant les lèvres.
– Un jour, cet idiot m’a poussé dans la vase parce qu’il avait eu peur d’une grenouille !
Malgré la joie de son sourire, un éclat de tristesse traversa son regard.
– Je suis désolé pour hier soir. Je n’aurais pas dû insister autant. Tout ça est nouveau pour toi. 
– Tout ça ne serait pas nouveau si tu ne m’avais pas laissée tomber comme maman.
Il soupira.
– Je suis désolé.
– J’avais besoin de toi. J’avais besoin de quelqu’un, n’importe qui !
– Je sais et je suis vraiment désolé. Si je pouvais tout recommencer, je ne laisserais pas Arianne prendre cette décision, mais… Elle était… Têtue, autant que ton père. J’ai essayé de lui faire changer d’avis des centaines de fois, mais elle a coupé les ponts avec moi aussi. Je crois… Je crois qu’elle avait peur.
– De quoi ?
– Entre son mariage avec Aleksander et sa fuite, les Clyme ont été le centre de l’attention durant des années. Elle avait peur que cela se retourne contre elle, et contre toi au passage.
Mayri souffla du nez en levant les yeux au ciel.
– Elle avait surtout peur que la Tryade se rende compte de ma faiblesse et que ça ne retombe sur elle.
Azriel posa sa tasse sur la petite table en faïence et se tourna vers sa nièce, le front plissé.
– Tu n’es pas faible Mayri. Tu ne l’as jamais été.
Elle haussa les épaules.
– Tu as du mal à canaliser ta magie depuis toute petite, mais ça ne fait pas de toi quelqu’un de faible. Il existe des centaines de gens comme toi, sans parler de ceux qui échappent au système et dont la magie reste en dormance pendant des années avant qu’ils ne découvrent la vérité.
Le cœur de Mayri se serra.
– Ton ami Adam a mis presque six mois avant de réussir à faire appel à sa magie en arrivant à l’académie.
Elle ferma les yeux.
– Est-ce que maman… Est-ce qu’elle était partisane de l’avilissement ?
Azriel esquissa un sourire.
– Par la grâce de la magie, non ! Mais ses parents étaient extrêmement conservateurs. Les Artène étaient des séparatistes. Ils estimaient que les espèces ne devaient pas se mélanger. En un sens, c’est ton père qui lui a permis de ne pas suivre le mouvement.
Son cœur sembla se délester d’un poids dont elle n’avait même pas conscience.
– Comment… Comment a-t-elle été tuée ? 
La mâchoire de son oncle se contracta. Il s’enfonça dans son siège, croisa les bras et fixa à nouveau le lac.
– Elle a été victime d’une surcharge de magie au cerveau… Comme une rupture d’anévrisme si tu préfères, expliqua-t-il devant l’air interrogateur de sa nièce.
– Qui a fait ça ? Et ne me mens pas.
Azriel ferma les yeux avant de se lever et de faire des allers-retours sous le porche du manoir.
– Une enquête est lancée, mais nous ne savons pas qui est le coupable exactement. Nous n’avons aucune trace de la jeune Lydia, l’élève de ta mère. Les coupables sont certainement très expérimentés. On a peut-être à faire à du crime organisé.
Mayri croisa les bras sur sa poitrine et haussa un sourcil.
– Et l’Héca…
– Assez avec ça ! la coupa-t-il.
Mayri redressa le menton. Elle ne l’avait jamais entendue élever le voix. Cela ne lui plaisait absolument pas. Elle se leva à son tour et lui fit face, les bras toujours croisés. Ses yeux étaient comme deux balles d’argent prêtes à le perforer.
– Je ne veux plus de mensonges. Si je dois passer le reste de mes jours à subir cette situation sous peine de me faire égorger, je veux que tu répondes à mes questions.
Il la fixa. Ses yeux noisette s’étaient assombris. Son manteau noir semblait peser de tout son poids sur ses épaules. Le bracelet à son biceps n’avait jamais paru aussi terne. Sa perle bleu, symbole de sa magie, y reposait sans grande conviction.
Après de longue secondes à se toiser l’un l’autre, Azriel céda.
– L’Hécatombe était un groupe de terroristes qui a sévi dans la Tryade peu après ton entrée au pensionnat. Des centaines de Tryadiens sont morts dans des explosions toutes plus violentes les unes que les autres.
Mayri vacilla. Ses jambes flanchèrent et elle s’appuya à la table pour ne pas s’écrouler.
– Le mouvement a été arrêté et démantelé il y a plusieurs années, mais il a ébranlé la Tryade d’une façon que tu ne peux même pas imaginer. C’est un sujet qu’il ne faut pas aborder inutilement et n’importe où.
Mayri souffla du nez et désigna le manoir gigantesque d’un mouvement de main théâtrale.
– Tu n’as pas le droit de parler dans ta propre maison ? Alors qu’il n’y a que nous, une gouvernante et un cuisinier ? Sérieusement Azriel ? Mais dans quel monde est-ce que tu vis ?
– Dans la Tryade Mayri ! Et ça ne me fait pas plaisir de te l’annoncer, mais tu vas devoir apprendre à tenir ta langue si tu veux survivre !
– C’est ce que tu fais ? Tu acceptes leur oppression. Tu te soumets à eux ? Tu survis au lieu de vivre ?
– Ce n’est pas comme si j’avais le choix !
Elle leva les yeux au ciel et passa sa langue sur ses dents dans un mouvement d’exaspération totale.
– On a toujours le choix !
– Non. Le libre arbitre est une illusion que nous façonnons pour donner un sens à notre souffrance.
– C’est ce que tu te répètes tous les matins en te levant avant de commencer ta journée de privilégié ? Hum ? Tu te dis que tu n’as pas le choix, cracha-t-elle avant de prendre une voix moqueuse qui imitait la sienne. « Je n’avais pas le choix de t’abandonner Mayri », « Je n’avais pas le choix de laisser ta mère t’abandonner Mayri », « Je n’avais pas le choix de laisser ces gens dicter ma vie Mayri » !
Azriel serra les poings et inspira un grand coup.
– Devenir directeur était un choix que j’ai fait, et je ne le regrette pas, mais en le faisant, j’ai sacrifié le peu de liberté qu’il me restait.
– Oh pitié, épargne-moi tes…
– Mon sang est lié à cette école. Ma magie ne fait qu’une avec le domaine. Je porte la responsabilité de tous les élèves qui en frôleront le sol. Je ne peux me dérober à ce serment, ma vie en dépend. Je ne régis pas cette académie, je suis son esclave. Tout comme ta mère était l’esclave du conseil. Comme Aricrius, comme Néra, comme Aramis, comme ton père !
Mayri recula, frappée par la puissance de sa voix.
– Ils sont tous esclaves de leur propre autorité.
Elle ferma les yeux, inspira, expira. Son sang brûlait à nouveau ses veines.
– Alors dans ce cas c’était encore plus cruel de me laisser grandir chez les humains et de me faire croire que j’étais libre simplement parce que vous, les Clyme, êtes une famille de lâches.
Azriel serra les dents, se retourna et passa sa main sur son visage. Mayri garda la tête haute, même si une part d’elle-même souffrait de son propre comportement. Oui, elle était en colère ; oui, elle en voulait à son oncle, mais de là à le traiter de lâche… Et pourtant, elle le pensait.
Les voix explosèrent dans son crâne. Elle grogna pour les faires partir. Etrangement, elles obéirent. Le penseur se retourna alors. Son regard était meurtri mais son visage restait impassible.
– Ecoute. Je ne veux pas me disputer avec toi. Profite de ta journée, repose-toi, explore le manoir, peu importe, tu es chez toi ici. Je serais sur le lac si tu as besoin de moi.
Elle hocha la tête et l’observa descendre jusqu’au ponton.
Elle fut tentée de le rattraper, mais elle avait conscience qu’il valait mieux pour tout les deux de garder ces distances. Après tout, Azriel était la seule famille qu’il lui restait, et elle ne voulait pas le perdre.

Le Temple de la Tryade - Tome 1 - L'HécatombeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant