chapitre 6

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Elle étouffait, cette fourmilière grouillante la consumait à petit feu.
La masse des individus la dévisageait sans cesse, et braquait leur multitudes de globes oculaires sur sa personne. Conjurés en un conglomérat monstrueux pour la juger à l'unanimité.
Aussi fallait-il faire vite, avant que la bête n'eut absorbé la totalité de ses forces. Avant qu'elle n'eut terminé de parcourir le livre ouvert de son âme. Avant qu'elle n'eut rendu son verdict et appliqué la sentence. Avant qu'elle étale son être à la vue de tous ; qu'elle expose ses défauts, ses peurs, ses hontes.

N'écoute pas ton cerveau, il te manipule, il cherche à te faire mal. Personne ne te dévisage, personne ne te juge, personne ne te connaît. Tu portes ton masque, on ne perçoit pas ton visage. Tu n'as rien à craindre. Tu es une fourmi parmi tant d'autres.

Elle s'en voulait, sa détermination à rejoindre le palais royal sans faillir s'était écroulée comme un château de cartes.
Elle se revit se hâter sur le quai, s'épargner les vaines flatteries du capitaine, dont l'ego semblait à la hauteur de la caricature. Se faufiler parmi les passants tel un courant d'air. Ne prêter attention à rien, ni à personne. Mais les œillères ne suffirent pas, les odeurs l'agressèrent, le vacarme s'insinua, une épaule la bouscula et sa coquille protectrice se fendit. Elle avait sous-estimé l'impact du retour à la civilisation, négligé sa préparation mentale.
Son regard céda et croisa celui d'une inconnue qui l'observait, puis d'un homme à la fenêtre qui la guettait. S'en suivit une réaction en chaîne, à l'issue inéluctable, sa bulle éclata.
Entraînée dans l'engrenage de la paranoïa, elle se résolut à faire demi-tour. Son long périple se solda par un échec et échoua au bout d'une berge, entre deux entrepôts désaffectés, aux charpentes rongées par les mites.
D'un geste, elle ôta le foulard noir lui recouvrant le bas du visage et sentit la fraicheur marine contre sa joue. Enfin, elle retrouva le calme nécessaire afin de désembuer son cerveau.

Son attention focalisée sur le son des vagues qui venaient s'échouer contre les pierres assemblées sous ses pieds. Le ricanement strident des mouettes sonnait tel une harmonie parfaite, en comparaison du raffut humain. Lequel s'évertuait en un crescendo, au tempo sommé d'accélérer continuellement.

Son esprit parvint à s'échapper de son corps, fuyant vers les souvenirs qu'elle venait à peine de quitter. Cette traversée en mer la remplissait déjà d'une nostalgie insoupçonnée.
Elle avait ouï dire nombre de rumeurs et de légendes concernant l'île des morts depuis son arrivée sur le continent. Les locaux la voyaient sujette d'une simple chasse aux trésors. Pour les siens, en l'île reposaient le berceau de la terre des anciens. Sujet nébuleux et fascinant qui nourrissait sa frustration, par l'impossibilité d'en apprendre plus.
Aussi, l'emprise fantasmagorique que sa contemplation avait exercée sur elle, lui suggéra que les légendes hantant les lèvres des potinières figuraient bien en-deçà de la réalité.

Ses pensées vagabondèrent jusqu'à l'insolite équipage qui partagea son voyage. Échapper à leur regard emplis de curiosité avait été un enfer les premiers jours. Elle s'était sentie criblée d'œillades inquisitrices.
Ce capitaine grandiloquent et vantard à la lourdeur pleinement assumée. Toutefois, la discipline imposée à l'équipage avait tenu ses hommes en retrait, lui permettant de souffler et de s'habituer à leur présence. Pour ça, elle lui accordait sa reconnaissance.
Cet homme singulier et doux du nom de Renoir, le seul qu'elle eut apprécié. Il ne lui avait pas adressé la parole, juste de francs sourires bienveillants à la réciproque toute relative. Elle culpabilisait certes, mais un loup peut se cacher en berger.
Qu'en était-il de Max ? La dernière personne avec laquelle elle s'imaginait partager un échange. Impossible de poser des mots sur son ressenti le concernant.
À leur première altercation, il s'apparentait à peine à un humain. Un assassin, à la froideur déplorable, bien que semblant couver une rage sourde.
À mesure des jours passés à l'observer durant la traversée, elle avait perçu le sombre tumulte qui livrait bataille en lui. Comme si le feu qui l'animait se voyait noyé dans un mélange de peur et de chagrin, sur l'hôtel d'un deuil présumé. 
Elle qui subissait son hypersensibilité au quotidien, se savait particulièrement vulnérable aux assauts des émotions d'autrui. Celles de cet homme brûlaient et paraissaient hurler à l'aide. Aussi, son aversion se mua en curiosité et son empathie prit le dessus.
Lorsqu'elle le vit perdu suite à son altercation avec le capitaine, à errer seul sur le chemin de l'autodestruction, son instinct la poussa à engager la discussion malgré son aversion.

Voyage vers l'île des mortsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant