La porte s'ouvre.
- Entrez, dit le gendarme. Monsieur le president vous demande de déposer à la barre.
Mon avocate se lève, me prend le bras et m'entraîne. Côte à côte, nous pénétrons dans la grande salle d'audience du tribunal. C'est impressionnant. Le président et les juges sont assis derrière une longue table installée sur une estrade. En face, les jurés observent mon entrée. Je me laisse guider vers un banc et m'assieds.
- Maître, dit le président en s'adressant à mon avocate, étant donné l'âge du témoin et la gravité des faits qui sont reprochés a l'accusé, il ne vous échappe pas que...
Je n'écoute que d'une oreille. La salle est bondé. Mes parents sont là. Le voyou est dans le box des accusés, entre deux gendarmes. Il a laissé pousser ses cheveux, enlevé ses piercings. Il porte une chemisette. Sa silhouette a changé et il ressemble à un étudiant. Sur le côté, entouré de sa femme et de deux avocats, le pompier est assis dans un fauteuil roulant. Il regarde fixement le voyou de ses grands yeux dévastés par des mois de douleur ui semblent inlassablement répéter la même question : « Pourquoi ?» Je cherche son petit garçon, mais il n'est pas là. Où est-il en ce moment ? Ne compte-t-il pas sur moi ?
- ... de l'article 138 du code de procédure pénale, conclut le président. Nous avons conscience de l'épreuve que cela représente pour Vincent Chauvey et nous vous demandons de l'assister. La parole est au temoin.
Accompagné de mon avocate, je m'avance vers la barre. J'avais imaginé qu'au moment de prendre la parole dans cette salle très solennelle, mon coeur se mettrait à battre la chamade. Il n'en est rien. Je me sens très calme.
- Vas-y, me chuchote l'avocate. Ne crains rien.
Je pose la main sur la barre. La salle entière a les yeux fixés sur moi et je sens le formidable poids de ces dizaines de regards.
- Vincent, commence le président, tu as déclaré avoir assisté à l'agression. Où te trouvais-tu à ce moment- là ?
- Dans la cabane que papa m'a construire en haut d'un arbre qui surplombe la rue.
- Dis à la cour ce que tu as vu.
- Deux ambulances se sont garées devant chez nous. L'une est repartie avec des blessés et le chauffeur a ordonné au pompier de la seconde voiture de rester sur place parce que d'autres blessés arrivaient. Puis, une bande d'une dizaine de jeunes a surgi...J'éprouve un soulagement immense : cette fois, on m'écoute. C'est comme si ma mémoire était un gigantesque furoncle qui se vidait de son pus. Mes parents sont assis sur le côté. Leur présence me réconforte. Il y a quelques personnes que je connais et même des profs du collège. Je suis très surpris de découvrir parmi eux madame Ruiz. Moi qui croyais qu'elle ne s'intéressait pas à moi...
Les paroles viennent toutes seules.- Le pompier a fait ronfler le moteur et a essayé de démarrer, mais ils ont réussi à ouvrir l portière et à le faire tomber qur le trottoir. Il a voulu se relever mais ils lui ont donné des coups de pied...
Je raconte la suite, la volée de coups, le shoot terrible en plein visage, la fuite du voyou à travers le jardin, sa surprise en entendant mon cri, la fraction de seconde pendant laquelle l'image de son visage s'est gravée dans ma mémoire. Je frissonne. Je m'arrête et ferme les yeux.
Le président maintient le silence et poursuit :
- Et cet agresseur, Vincent, est-ce l'homme qui est dans le box des accusés ?
Voilà LA question. J'ai le sentiment de vivre un très grand moment. Je me trouble un instant. Tous les événements de ces dernières semaines des fils en accéléré dans ma tête : les élèves qui scandent '' Balance'', les menaces de représailles, l'encouragement et de mes parents, mes affaires de sport piétinées dans le vestiaire, la résistance câble de Salomé, la lourde godasse militaire en plein visage, le regard hébété du pompier assis dans son fauteuil, la main de son petit garçon sur la photo...
Je me tourne vers l'accusé. Il est debout et baisse la tête. Les menottes enserrent ses poignets et ses bras croisés sur sa poitrine voûtent ses épaules. Il me paraît plus maigre. Le silence est lourd. J'ai l'impression que tout le monde est suspendu à mes lèvres et retient son souffle. Lentement, l'individu relève le visage et le regard se plantent l'un dans l'autre. Je revis la fraction de seconde pendant laquelle il s'est immobilisé sous le poirier ; il avait le crâne tendu et chaque épaule nue tatouée du même aigle déployant ses ailes. Ce jour-là, il y avait de la haine dans ses yeux. Maintenant, la violence a disparu ce regard au reflet jaune et bien celui qui s'est imprimé dans ma mémoire. Malgré les cheveux sagement coiffés, l'absence des piercings et la chemisette qui cache les tatouages, il a toujours ce regard unique, encadré par des sourcils fournis et un nez de boxeur. La haine et la violence on fait place à un désarroi que je ne comprends pas. Est-ce à cause de la solitude dans laquelle il est enfermé ? De la vue du malheureux pompiers qui lui fait prendre conscience de la monstruosité de son acte ? Ou bien est-il pris d'une peur panique à la perspective de passer des années en prison ?
Le président répète la question :
- L'homme qui a frappé, est-ce lui ?
L'image de la terrible godasse shootant dans le visage du pompier traverse mon esprit. Je réponds d'une voix forte et ferme :
- OUI.
Un long murmure court dans la salle. Le président frappe avec son marteau pour réclamer le silence. Mon avocate pose sa main sur la mienne. En face de moi, le voyou s'affaisse.
Il tombe sur sa chaise, s'effondre en larmes et dit d'une voix sourde :- J'avais la haine... Je demande pardon, je demande pardon....
Sans prononcer un mot, le malheureux pompier se tourne vers moi et m'adresse un pauvre sourire.
Le voyou a été condamné a dix ans de réclusion.
Quelques jours plus tard, quand je reviens au collège, Salomé m'explique que les élèves ont beaucoup discuté pendant ces journées de procès. Il s'est passé un tas de choses pendant mon absence. Le vent a tourné. Beaucoup reconnaissent qu'il m'a fallu du courage pour témoigner. Ceux qui me raillaient se taisent. Certains même avouent maintenant qu'ils criaient ''Balance'' pour faire comme tout le monde, parce qu'ils avaient peur ou parce que ça fait bien d'être du côté des loubards.- Des profs, comme monsieur Maréchal, ont mis en place des heures de vie de classe. On a dit ce qu'on ressentez à la suite de l'agression du pompier qui ne faisait que son métier.
On a parlé de la justice, de la différence entre témoigner et dénoncer. Certains ont été rassurés et ont osé dire ce qu'ils savaient.- Benjamin qui est pourtant si timide, ajoute Nadia, a raconté que les grands l'avaient racketté l'an dernier, que beaucoup d'élèves le savaient mais que personne ne disait rien. Pourquoi ?
- C'est vrai, reprend Salomé, pourquoi faudrait-il qu'on soutienne ceux qui nous pourrissent la vie à longueur de journée ? Non seulement ils ne respectent pas la loi, mais en plus ils veulent qu'on les approuve.- ... qu'on les admire, même !
- On a même parlé du comportement de madame Ruiz...Salomé l'interrompt.
- N'empêche, poursuit Nadia, depuis, elle a arrêté ses réflexions.
Quand je travers ela cour, les regards se tournent vers moi. Aucune ''Balance'' ne jaillit. Maintenant, je me sens propre et soulagé. Je reprends confiance. Oui, à nouveau, j'ai confiance en moi
Madame Ruiz, nous accueille devant la salle 207. Salomé s'est glissée près de moi. Je frôle sa main. Ses yeux créoles pétillent. Elle se penche vers moi :- Maintenant, me murmure t-elle à l'oreille, on se mets au boulot. Dans un mois, il faut qu'on soit assis dans le fond de la classe.
Fin.
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Unique témoin (TERMINÉ)
RandomVincent a été témoin d'une affreuse agression. l'unique témoin même ! La condamnation du coupable repose sur son témoignage mais dans son collège on l'accuse d'être une " balance ". Quelle sera sa décision ? Sous la pression Vincent ne sait plus qu...