Prologue : Ce soir là.

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            Au cœur de cette nuit d'encre, la traversée du Pont des Anges se change en un lent voyage. Les statues de marbre aux ailes déployées cachent leurs visages usés par le temps dans la brume survolant le fleuve.
Hillmoore devient un repli d'ombres et de secrets lors de ces moments oubliés, où ne sortent plus que soudards et fêtards. Mêlés en un seul peuple uniforme et fébrile qui se presse à ses affaires. Comme cette ombre en manteau bleu traversant le pont d'un pas qui se voudrait assuré, mais chancelle parfois comme un bateau ivre.
Nightingale n'est pas un soudard, loin de là, mais sa bourse est aussi pleine que sa bouteille est vide, et ce soir il se range avec enthousiasme du côté des fêtards. Les seconds, cibles faciles des premiers.
Il va de statues en statues, de bancs en bancs, sur les pavés du pont. Se faisant la réflexion que bien que les soirées à High City paient de mieux en mieux, il n'aurait pas dû prolonger son séjour sur l'îlot central d'Hillmoore si tardivement.
Mais ceux qui possèdent les richesses de cette ville ne sont pas avares d'argent quand il s'agit d'impressionner la galerie fantoche de leurs invités du moment. Les services d'un Ménestrel comme Nightingale se monnaient à prix d'or, et le vin de prune fait partie des avantages qu'il n'a pas eu le cœur de refuser.

Ses pas comptés l'aident à conquérir un équilibre que ses cheveux noirs tombant en cascade frisottée devant son visage n'améliorent guère.
Il rit pour lui-même, accroché au socle d'un ange de pierre. Quel beau tableau il fait là. Quelle belle image de son métier.
Quiconque le verrait, vêtu du manteau de sa Guilde, de ses habits de soirée les plus clinquants, son maquillage à demi défait, saurait exactement qui il est et d'où il vient. Divertir les citoyens de la haute ne plaît pas forcément aux gens du peuple, mais ce soir, Nightingale avait besoin de cet argent rapide et facile. Pas que la simplicité élimée des rues de Basse-Terre lui déplaise, mais conter des historiettes pour les ouvriers ne nourrit pas son homme... Et ces derniers mois, il n'a pas vraiment pris le temps de renflouer les caisses...
De plus, il n'est jamais inutile d'aller faire germer quelques idées miséricordieuses dans les esprits des rares puissants qui daignent l'écouter après avoir loué ses si fameux services...

Il secoue la tête. Essayant de se reprendre.
L'alcool reflue petit à petit dans son système, et il réalise l'endroit exact où il se trouve. Le Ménestrel étouffe un petit rire incrédule, avant de réajuster son manteau, sous les yeux de quelques passants lui faisant un signe de la main.
Il leur répond gentiment, avant de poser sa paume sur ce banc, l'un des nombreux parsemant les larges trottoirs bordant la route du Pont des Anges. Là où les amoureux viennent observer le spectacle des nuées de soleil marbrant les nuages de poussière des mines, au nord. Ou bien les nuages surplombant les vieilles tours de Keepers Streets, au sud.

Ce banc... Celui-ci, en particulier. Avec ce nœud sombre dans les lattes usées de son dossier... Nightingale en caresse le bois amoureusement, laissant affluer les souvenirs, avant de soupirer. Laissant s'installer le vague à l'âme familier qui lui empoisonne les sens depuis presque une année, le poussant à se noyer dans son travail. Quelques notes d'une chanson lui viennent en tête, mélodie passagère empreinte de son humeur chagrine.
La source de son inspiration demeure bien monotone ces derniers temps, mais il ne va pas s'en plaindre. Une chanson est une chanson, et plus l'émotion est forte, plus la création est belle. Nombre de ses ballades éplorées ont su ravir le cœur des habitants d'Hillmoore, cette année.

Ne désirant pas s'attarder plus que de raison, il reprend sa route d'un pas plus assuré. S'arrêtant néanmoins pour un dernier hommage vers High City, dont les hautes tours arachnéennes luisent dans le brouillard, sous la pâleur de la lune et le feu des réverbères.
Nightingale s'incline, d'un vrai salut de théâtre, celui des grandes ovations et des "encore". Rendant à cette éclatante cité un adieu mérité. Puis il rit pour lui-même, de nouveau. Se moquant gentiment de sa naïveté, de son ivresse, et du chagrin qu'il berce en sa poitrine comme un avare jalouse son dernier denier. Il se sait ridicule, et connaît le remède à cette bien trop longue folie.
Demain il s'en va. Dès l'aube. Son baluchon déjà empaqueté l'attend au pas de sa porte, et ses adieux sont faits. Il part, enfin. Loin de High City et de Basse Terre, loin des Guildes, des Oubliés, de Hillmoore... Loin des souvenirs de l'enfance, et du fardeau d'un devoir auquel il s'est raccroché comme un noyé à sa planche vermoulue.
Un voyage comme il en a tant rêvé. Comme l'a entrepris Jay avant lui. Une aventure, autrement qu'en chanson. Une vraie aventure.

La Ballade du Pont des Anges - Tome 1 - NightingaleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant