Chapitre 7 : Derrière les fenêtres.

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(et si on installait un quiproquos sur son petit coulis de situation explosive?) 

Le soleil se lève doucement sur les toits de Shiny City. Passant à travers les mobiles de verre pendus au plafond de Ghost, dispersant les rayons fades d'un matin blanc en timides tâches colorées dans cet appartement rendu au silence.
Les instruments épars, fabriqués avec soin par le barde, semblant presque se multiplier d'eux même, sont lourds de l'absence de leur maître. Cordes tendues dans le vide et peaux dont personne ne fait vibrer la membrane.
Le voleur, allongé sur son lit, n'a pas réussi à trouver le sommeil. Il tient dans ses mains un livre dont il relit encore et encore la même page, sans en comprendre le sens.
Si sa colère est retombée, son impuissance est revenue s'enrouler autour de tout son être, enserrant son buste de ses griffes froides, plantant une honte mortifère loin entre ses côtes.

La manière dont il s'est comporté avec ses amis... Sa colère, sa colère sans bornes, sans barrières, alors qu'il sait à quel point il peut rapidement dégoupiller quand il laisse sa rage gonfler, enfler dans son ventre... Et le Ménestrel...
Qu'est-ce qu'il a foutu ? Et qu'est-ce qu'il croyait ?
Pensait-il vraiment être capable de tenir cet homme entre ses mains ? Pourquoi le Ménestrel aurait-il accepté le peu que Ghost avait à lui offrir ? Alors que le voleur n'est qu'un amas d'émotions diffuses, de mensonges... Et pourtant... Pourtant, il s'était pris à rêver...
Mais il n'est pas de ceux dont les rêves sont écoutés, pas de ceux qui arpentent des destinées plus hautes, dont les songes se changent en réalité. Il n'est qu'un gosse des rues. Rêvant d'une étoile.

Ces pensées passent et repassent dans sa tête. Alors qu'il attend Nightingale.
Nightingale qui a promis de revenir.
... Pour probablement lui expliquer, avec sa douceur habituelle, à quel point Ghost se méprend sur leur relation. Est-ce que le voleur a envie d'une telle conversation ? Non. Est-ce qu'il a le choix ? Non plus...
Est-ce qu'il préférerait dormir ? Mille fois.
Mais l'attente empoisonne chacune de ses respirations... Et avec l'aube, son angoisse se fait rampante, tandis qu'il fixe la même phrase depuis plus d'une heure...

C'est un bruit à sa fenêtre qui le sort de sa contemplation. Il se redresse, sur le qui-vive, pour voir Merv passer prudemment à travers le vasistas au-dessus de son bureau. Ghost fronce les sourcils.
Ce n'est pas la première fois que son ami entre chez lui de cette manière quand le restaurant est fermé, mais, c'est souvent une solution qu'ils réservent aux urgences...
"Qu'est-ce que tu fous là ?" Demande-t-il, peu amène, au secrétaire de la Guilde qui saute sur le bureau avec souplesse.
Il n'a pas envie d'être aimable. Pas vraiment. Pas tout de suite...
Son affection envers Merv est trop grande, leur lien trop ancien, trop lié à leur histoire commune, pour qu'ils restent longtemps brouillés. Mais le voleur a tout de même prévu de faire sentir à son ami toute l'étendue de sa désapprobation, et de sa blessure.

Le secrétaire de la Guilde glisse du bureau, haletant. Il a l'air d'avoir couru longtemps, et se met sur ses pieds en respirant fort. Ghost, sautant à bas de son lit, est intrigué. Peut-être qu'il y a vraiment un problème.
"Je reviens..." Merv inspire longuement, essayant de récupérer son souffle. "Je reviens de la pointe des Vieux Faubourgs, je... Oh bon sang... J'ai pas pu trouver de calèche. J'ai fait toute la ville en courant... Saloperie de merde..."
"Les Vieux Faubourgs ?" Ghost croise les bras. "Et tu foutais quoi là-bas? Y'a urgence ?"
"Je veillais sur ton cul, voilà ce qu'il y a," souffle Merv, toussant à moitié, une goutte de sueur parcourant sa tempe, témoins de son effort. "J'ai préféré te prévenir avant d'aller voir Copper. Savoir ce que tu veux faire de toute cette merde."

Le voleur fronce les sourcils, pas plus avancé par ce récit décousu. Trop fatigué pour tenter de saisir entre les lignes ce qui se cache derrière ces quelques phrases chaotiques.
"Mais de quoi est-ce que tu parles ?"
"Tu vas te foutre en colère," Merv se redresse, inspirant lentement, enlevant ses dreadlocks de devant son visage. "Mais j'avais mes équipes sur le cul de ton Ménestrel. Ils l'ont suivi à la sortie du pub..."
Ghost se pince l'arête du nez. Expirant profondément.
Il n'a pas les nerfs pour ce genre de conversation. Pas maintenant.
"Merv... Je te jure..."

"Attends," le coupe son ami, commençant à marcher en rond dans la pièce, une attitude généralement empruntée par Copper, qui dénote toute la profondeur de son agitation. "Je sais, j'ai merdé au pub. Mais je voulais quand même savoir ce qu'il cache, ce mec. Copper aussi. Mon équipe l'a suivi avec son valet pisse-ducat, là. Ils ont disparu dans les Vieux Faubourgs. C'est là que j'ai rejoint mon équipe... Après..."
Ghost l'écoute, les bras croisés, tapant des pieds sur le sol.
"Et donc ?" Il fronce le nez. "À part que Copper et toi êtes des crétins sectaires, et qu'il a une vie, t'as quelque chose de neuf ?"

Merv a l'air de plus en plus agité, énervé, il parle avec ses bras, faisant de grands gestes, tournant comme un lion en cage entre la porte et le lit.
"On a pas compris au début," sa voix est sèche, rapide, "quand on a vu ressortir son manteau de l'autre côté d'une palissade. Il ne faisait plus aucun effort pour se cacher, c'était presque trop facile de le suivre au début. Ce manteau nous a bien fait courir. Mais, arrivé à Shiny City... Il a commencé à devenir plus difficile de le filer. L'équipe a été distancée, et même moi j'ai eu du mal à tenir le rythme. Il devait savoir qu'on lui collait au cul. Le gars passait par des rues paumées que je connais pas vraiment, c'était super chiant, mais... Finalement... Finalement... Il s'est arrêté près du pont vers l'Entre-Deux Terres. Je comprenais pas ce qu'il foutait là..."
Il s'arrête, visiblement plus qu'énervé, faisant face à Ghost, qui fronce les sourcils, écoutant ce récit avec la plus grande circonspection.

"Là-bas, j'ai été obligé de me planquer, parce que le gars qui portrait le manteau, il a vérifié que personne lui collait au cul. Du coup j'ai pu voir sa gueule. Et je vais t'en dire une bonne. C'était pas ton bâtard de Ménestrel. C'était un Oublié."
"Quoi ?" Pour la première fois depuis l'arrivée de Merv, Ghost se sent un peu déstabilisé. "Qu'est-ce que c'est que ces conneries ?"
"Un Oublié, avec le manteau de ton petit protégé. Ils se sont foutus de notre gueule !" Merv renifle, les dents serrées. "Mais je suis resté planqué, parce que c'était juste à peine suspect comme comportement, fallait que je sache. Pas vouloir qu'on s'occupe de ses affaires à ce point là, c'est qu'on a quand même deux ou trois trucs à camoufler sous le tapis."
Le voleur se mord la lèvre inférieure. Même lui trouve ça étrange. Qu'est-ce que Night peut bien faire de ses nuits qui nécessite de les lancer comme ça sur une fausse piste ?

"Je suis resté dans un coin, et j'ai continué à suivre ce mec jusqu'à une ruelle près du pont. Et là..." Il renifle, se rapprochant de Ghost. "Il a rejoint un type que j'avais déjà vu de loin. Le Prince des Oubliés. Il lui a rendu cette saloperie de manteau... Alors... Si le Prince des pouilleux s'en mêle... C'est que quoi qu'il se trafique, c'est grave. Donc je l'ai suivi lui aussi, quand il reparti avec sa guenille bleue. Et autant dire qu'il en avait rien à foutre, et qu'il a pris aucune précaution."
"Tu vas pas un peu loin, non ?" Le voleur toise le secrétaire de la Guilde. Mais une pointe d'angoisse s'ajoute à celle qui pèse déjà lourdement dans son ventre. Qu'est-ce qui se trame dans leur dos, exactement ?
"Loin ? Tu te fous de ma gueule ? Il te faut quoi pour te rendre compte que le Barde est pas clair ?" Merv, les traits tirés, se rapproche encore un peu du voleur. "Cette saloperie d'Oublié m'a fait refaire tout Demi-Terre en sens inverse. Je lui ai traîné au cul jusqu'au parc à l'entrée de Memory Lane. Et tu sais comme moi ce qui se passe à Memory Lane, joue pas au plus con."

Ghost décroise les bras, et expire lentement.
Oui, il sait. Finnegan. Les ThreeSix. C'est tout ce qu'il y a dans cette partie abandonnée et maudite de la ville, prise entre les fumées toxiques de Slick Street et les vapeurs des mines.
La conversation qu'il a entendu, il y a deux semaines, alors qu'il pillait la maison Langley lui revient en mémoire. Cette Enora, elle cherchait déjà à communiquer avec les terroristes...
Est-ce que Nightingale... Est-ce qu'il est lié à ça ? L'explosion de sa maison...

Tandis que ces pensées s'agitent sous son crâne, Merv, sans pitié, continue.
"Ton Ménestrel," le secrétaire de la Guilde est furieux, énervé, mais ne cache que difficilement un brin de triomphe, une pointe de "je te l'avais bien dit", qui gratte sur la sensibilité exacerbée du voleur, "Ton petit protégé, il est revenu de chez les ThreeSix. Avec tout un groupe d'enfoirés. Son chef de Guilde, le garde du corps, la gosse de riche, un gars que j'ai déjà vu garder le Matin Pourpre, et le Prince des Oubliés. Tu vois le problème maintenant ? T'as pas l'impression que les Oubliés, les ThreeSix, la Haute, tout ça, c'est le même problème ?"
Ghost passe une main sur son visage. Il est trop fatigué, bien trop nerveux pour réfléchir de manière rationnelle à ce que le Secrétaire de la Guilde vient cracher à ses pieds.
Mais... Tout ça ne fait aucun sens. Nightingale lui a prouvé maintes et maintes fois se ranger du côté des pacifistes. L'a empêché de tuer un homme. Jette de grandes phrases sur l'avenir de la ville... Qui... L'avenir de la ville ? Non, il n'irait quand même pas...
Trafiquer avec des terroristes... ?

"Les Ménestrels," il secoue la tête, levant vers Merv un regard perplexe. "Qu'est-ce que les Manteaux Bleus iraient foutre avec les ThreeSix ? C'est pas logique, c'est juste des musiciens."
Il essaie de se convaincre, de ne pas imaginer le pire.
"Mais qu'est-ce que j'en sais !" Le secrétaire de la Guilde boit du petit lait, trop heureux de prouver qu'il avait raison sur toute la ligne. "Ils sont un outil de propagande pour l'Assemblée depuis trop longtemps ! Peut-être qu'ils ont envie de prendre le pouvoir, peut-être même que l'Assemblée est derrière toute l'agitation populaire pour renforcer les violences de la Garde et que Finnegan et les Ménestrels sont des pions dans toute cette merde ! Les gars vendent des gosses à Ermir, ça te semblerait délirant qu'ils emploient des chanteurs ? Cette saloperie de Langley, là, tu nous avais dit qu'elle voulait joindre Finnegan, peut-être juste qu'elle veut reprendre le pouvoir pour sa gueule ! Et qu'ils l'aident tous ! Avec le ThreeSix, ils préparent un coup d'État, c'est sûr !"

Ghost secoue la tête. Tout ça est trop gros, sent trop la conspiration, et l'envie d'en découdre, Merv affabule, c'est sûr...
"Les Oubliés," rappelle-t-il, essayant de trouver des arguments contre le raisonnement du secrétaire de la Guilde. "Qu'est-ce que les Oubliés iraient foutre à aider une pisse-ducats !"
"Bah j'en sais rien, t'as qu'à demander à ton Ménestrel !" Merv a l'air de se maîtriser pour ne pas exploser de satisfaction, énervant encore plus Ghost, qui serre les poings. Avant de se reprendre.
De se forcer au calme.

Soupirant, il se laisse tomber assis sur le bord de son lit.
Prenant sa tête dans ses mains.
Il ne sait plus comment réfléchir, ni quoi faire de ces informations...
Qu'est-ce qu'il doit croire, finalement, au sujet du Ménestrel ? Qu'est-ce qu'il croit savoir, connaître, de Nightingale ?
De sa vie, de ses ambitions, de ses aspirations... Un homme qui a passé huit ans en Basse-Fosse, qui en a été sorti suite à un accord inconnu avec une femme de la Haute... Huit ans, est-ce que ce n'est pas assez pour conclure un pacte avec le mal ?
Ghost lui-même, confronté au pire, n'a pas hésité à échanger sa dignité, son âme, morceaux par morceaux, contre des bribes de liberté, contre quelques privilèges...
Est-ce que le voleur peut vraiment accorder tout son crédit à Nightingale sur la base d'un sauvetage, presque dix ans auparavant ? Est-ce que ça suffit à en faire une bonne personne ? Pourtant, non... Le voleur sait, est intimement persuadé, que le fond de l'âme du Ménestrel est pure, d'une pureté à laquelle il ne pourra jamais prétendre...

Et... Et il y a ces sentiments dans sa poitrine. Ces sentiments qu'il n'a pas réussi à étouffer, qu'il a donnés sur un plateau à Night... Qui... Est-ce que ces sentiments suffisent à laver de tels soupçons ? Est-ce que ce n'est pas Merv qui a raison finalement ?
Les ThreeSix... Les ThreeSix sont des meurtriers. Ils font peur au gouvernement, l'Assemblée a commencé à doubler la Garde lors des premiers attentats de Finnegan...
S'allier avec un tel homme... Si tenté qu'ils soient réellement alliés à lui.

"Pourquoi tu es venu me voir moi ?" demande-t-il finalement à Merv, qui contemple la crise existentielle de son ami avec intérêt. "Pourquoi t'as pas filé chez Copper ?"
"Je vais pas te mentir," annonce le secrétaire de la Guilde, "je vais tout lui balancer. Là, c'est trop grave, elle a le droit de savoir. Face aux ThreeSix, il va falloir prendre une décision. Mais je voulais te tenir au courant."
"Pourquoi ?" Ghost, abattu, lève vers lui des yeux fatigués. "Tu voulais te foutre de ma gueule ?"
Merv secoue la tête, presque désolé. "Quoi ? Non. Merde, Ghost, je suis pas ce genre de salaud. Mais ce type, il t'a tourné la tête, et je voulais pas faire un coup de bâtard dans ton dos."
"Personne ne m'a tourné la tête," le voleur passe la main dans sa crinière en désordre, muselant son énervement.

"Bien sûr !" Son ami lève les yeux au ciel, excédé, recommençant à faire les cent pas. "Bien sûr, t'as raison ! T'as toujours été secret, mais depuis que ce mec est rentré dans ta vie, c'est n'importe quoi. Tu penses plus à lui qu'à nous, tes amis ! Et il te manipule !"
Ghost se lève, se rapprochant de Merv, qui tape beaucoup trop juste, beaucoup trop profond, là où ses plaies à vif laissent couler sa honte et son chagrin.
"Je ne suis pas manipulé," se défend-t-il. "Tu arrêtes avec ça. C'est juste que t'as jamais pu le blairer, et c'est tout."
"Bah tiens," Merv enfonce son doigt dans le plexus du voleur, qui fronce les sourcils. "Le mec arrive, il te fait les yeux doux, il enroule ton frère autour de son petit doigt, et il se fout dans tes petits papiers. Il veut quoi, nous enrôler nous aussi, dans sa petite organisation criminelle ?"
"C'est nous les criminels," renifle Ghost, le repoussant légèrement, sentant ses nerfs proches de lâcher de nouveau. "T'as complètement fondu un câble !"

"T'as pensé qu'il pouvait essayer de te séduire pour se rapprocher de la guilde ?" Merv se rapproche, levant les mains dans un geste exaspéré. "T'as pensé à ça ?! Qu'il en voulait pas à ta jolie petite gueule mais aux voleurs, en fait ?"
Ghost passe ses mains sur son visage, se crispant. Refusant de se mettre en colère de nouveau. Pas encore. Il n'en peut plus, voudrait simplement que Merv s'en aille, le laisse tranquille.
"Mais t'as une sacrée obsession avec ça !" Il ne peut pas s'en empêcher et répond vertement au secrétaire de la Guilde. "Tous les chemins de la ville ne passent pas par mon cul ! Va falloir t'y faire !"
"Bah essaye d'expliquer ça à ton petit bâtard de Ménestrel," Merv lui offre une moue blasée, "parce qu'il a pas l'air au courant !"

C'est à ce moment qu'ils entendent un petit toussotement, et que, se retournant d'un bloc, ils se retrouvent face à Nightingale, debout devant la porte ouverte de l'appartement, avec dans la main un petit pain chaud, provenant probablement de la fournée du matin de Pépé.
Ghost sent tout son sang quitter son visage.
Il ne sait pas ce que le Ménestrel a entendu, mais à en juger par son air épuisé, et son sourcil redressé, il a au moins été témoin de la fin de leur dispute. Et quelle que soit la teneur de la conversation à venir, Ghost n'est pas prêt à l'affronter.
Est-ce qu'il y a assez de place sous la latte du parquet, à côté de l'hexadisque, pour qu'il s'y faufile et s'y fasse oublier ? De préférence, pour toujours.

"Regardez qui voilà," Merv s'avance vers le Ménestrel qui penche la tête, offrant une attitude plus fatiguée que blasée, mais pas vraiment amène... "Notre petit fugueur de Memory Lane. Alors comme ça on va s'encanailler avec les grands méchants ?"
"Bonjour à toi, Mervin," répond poliment Nightingale, en fermant la porte, tandis que Ghost entretient toujours dans un coin de son esprit l'espoir d'être retrouvé momifié sous son parquet d'ici quinze ou vingt ans...
Il ne peut pas s'empêcher de remarquer l'état défait du barde. Son maquillage ruiné, ses cheveux en pagaille... Qu'est-ce qui lui est arrivé ?
"Bonjour, t'as raison," renifle le secrétaire de la guilde, se plantant devant le barde. "Je rêve. Ça va, ta nuit était intéressante ? Tes petits copains d'en dessous m'ont bien fait courir."
"C'est ce que je constate, en effet," le Ménestrel essaie de rester poli, et de traverser la pièce, mais Merv lui bloque le passage, restant figé devant lui. "Mais je n'ai pas bien saisi ce que tu crois savoir, et je m'en voudrais de te voir arriver aux mauvaises conclusions."

Cette politesse, pour la première fois, a l'air de lui coûter. Une fatigue pesante tire ses traits, et tandis qu'il essaie de capter le regard du voleur, ce dernier se dérobe.
S'il croise, ne serait-ce qu'une seconde, le doré de ces yeux là, il perdra tout sens commun, et ne sera pas en capacité de réfléchir. Pourtant, la situation est grave, et lui aussi attend des explications.

"Aux mauvaises conclusions !" Merv a l'air prêt à lui sauter à la gorge, refusant toujours de le laisser avancer dans la pièce. "Rentrer de Memory Lane avec ta petite bande de trous du fion ?! Oh je t'en prie, explique-moi que vous étiez partis faire un pique-nique et que l'Oublié donnait la becquée à la pisse-ducats, je t'en prie ! J'adore rire !"
Night prend une grande inspiration, semblant puiser au fond de lui-même la force d'envoyer un sourire posé à l'homme en colère qui lui crache pratiquement au museau. Puis, avec habileté, il fait un rapide pas de côté, et esquive le secrétaire de la Guilde, qui ne s'y attendait pas, pour s'avancer dans la pièce, récupérant un peu de liberté de mouvement. Cela dit, il ne s'approche pas de Ghost, ne tente rien dans sa direction, n'essaie pas de le gagner à sa cause.
Le voleur ne sait pas s'il doit se sentir rejeté, ou soulagé.

"Pas un pique-nique," répond courtoisement le Ménestrel au secrétaire de la Guilde. "Je n'insulterais pas ton intelligence de cette manière, Mervin. Mais si tu décides de fouiller à ce point sous mes jupons, peut-être peux-tu me laisser au moins le loisir de présenter ma version des faits ? J'ai eu plus d'une opinion à défendre ce soir pour supporter un autre procès d'intention..."
Le voleur se rapproche un peu, fronçant les sourcils.
Cette attitude ne ressemble pas au Ménestrel qu'il connaît. Ces phrases cryptiques ne sont pas jetées au hasard... Et Ghost veut savoir de quoi il en retourne.
"Un procès d'intention ?" Night tourne la tête en entendant parler le voleur. "Qu'est-ce qui s'est passé à Memory Lane ? Pourquoi est-ce que tu as l'air si fatigué ?"

C'est le premier vrai sourire que le voleur voit sur le visage du Ménestrel depuis qu'il est entré dans la pièce. Pas comme les façades factices qu'il oppose à Merv. Ce sourire appuie contre les côtes de Ghost avec violence.
Night semble peser le pour et le contre avant de parler.
"Si tu te souviens bien," commence-t-il précautionneusement, s'approchant de lui, le petit pain toujours serré dans sa main, "Je t'ai dit que Enora, Emyl et moi, nous nous étions rencontrés en prison. C'est là que nous avons décidé de..."
"Attends... Pardon, quoi !!" Merv a redoublé d'énervement, toutes griffes dehors devant Nightingale, et cette intervention pose un air excédé sur le visage du barde. "Il a rencontré cette bâtarde de la Haute en prison ! Et tu le savais !? Mais évidemment que c'est là qu'ils ont décidé de s'allier à L'Assemblée ! Tu paries combien qu'ils bossent avec la Langley pour lui filer encore plus de pouvoir ! Tu paries combien ?"
"Merv, mais ferme ta gueule !" Ghost s'est avancé vers son ami pour lui hurler directement au visage.

Mais le rire... Le rire sec, cassant, presque hystérique, qui monte de la poitrine du Ménestrel, les stoppe net. Un rire sans joie, nerveux, qui secoue ses épaules, et qu'il n'essaie rapidement plus de dissimuler derrière sa main pour se pencher en avant, coupé en deux par cet éclat désillusionné. Sous les regards hébétés des deux voleurs. Qui se regardent. Ne sachant que dire.
"Il est malade..." souffle Merv... "Complètement frapadingue."
Ghost se mord la langue. C'est la première fois... La première fois qu'il voit Nightingale craquer, montrer le moindre signe de faiblesse. Cette fêlure ouvre une crevasse enfouie loin dans sa propre poitrine. Qui ne tarde pas à saigner à son tour...
Sous les éclats de lumière constellant les murs de cette chambre, ce rire sinistre résonne comme une cloche brisée un matin de tempête. Annonciateur de malheurs.

"S'allier à l'Assemblée..." Quand il peut reprendre son souffle et se redresser, dégageant ses cheveux épars de devant son visage, Night leur offre un visage incrédule. "S'Allier à l'assemblée, vouloir du pouvoir... Il n'y a que ça qui peut vous passer par la tête, tous ? C'est là votre seul horizon ? L'alliance, ou la dictature ? Avec des vues si étroites même chez ceux épris de liberté, pas étonnant que cette ville brûle..."
Ghost ouvre la bouche, ne s'attendant pas à ce genre de diatribe. Est-ce qu'ils l'ont mal jugé ?
Mais le secrétaire de la Guilde ne l'entend pas de cette oreille.
"Mais écoute-le, avec ses grands airs," il repousse Night d'un coup de paume sur l'épaule du Ménestrel, qui fronce les sourcils, son attitude laissant entendre qu'il ne tolérera pas plus longtemps ce genre de familiarité. "Il se croit tellement meilleur que nous," Merv continue, n'ayant pas l'air d'avoir reçu le message. "Tellement au-dessus. À jouer avec ses petits copains de la Haute pendant qu'en bas nous on se casse le cul à sauver des vies ! Espèce de connard !"

"Arrête ça," s'interpose Ghost, qui sent la tension remonter en flèche. "Arrête ça tout de suite ! Laisse-le parler ! Tu ne sais rien, finalement. Tu n'as rien vu ! On a pas le droit d'accuser des gens sans preuves !"
Le Ménestrel soupire, mais lui offre un sourire.
"J'ai pas besoin de plus de preuves !" Le secrétaire de la Guilde est remonté comme un coucou. "Tu vas pas encore lui trouver des excuses ! Un gars dangereux qui traîne avec des gens dangereux ! Je vais aller tout balancer à Copper ! On essaie de protéger des mômes contre des gens comme lui !"
"Mais balance-lui que t'as rien vu, je t'en prie !" Ghost s'énerve vraiment. Il n'a pas oublié l'attitude de son ami au pub, n'a pas oublié la rage de Merv envers Night, et sait qu'il ferait tout pour le jeter sous la vindicte de leur chef de Guilde. "Continue à considérer tout le monde comme un ennemi ! T'en as pas marre de te comporter comme une saloperie de roquet ! Personne t'a demandé de te faire le justicier de la Guilde !"
"Il faut bien quelqu'un te protège de ta propre connerie !" Lui jette Merv, entrant dans son espace d'un pas rageur. "J'en ai rien à foutre que tu me détestes pour ça ! Mais je te laisserai pas te mettre en danger !"
"Le seul danger ici," siffle Ghost, se redressant de toute sa hauteur, "c'est ta stupidité, et ton aveuglement !"

"Olah, tout doux tous les deux," Nightingale s'interpose entre eux, les séparant l'un de l'autre de deux mains fermes. En sentant cette paume chaude appuyer contre sa poitrine, Ghost est pris d'un frisson violent, qui lui fait monter les larmes aux yeux. Il ne sait pas si c'est du chagrin, ou du soulagement. "La dernière chose que je veux est de vous regarder vous battre par ma faute. Si vous voulez des explications, je me ferais un plaisir de vous en donner, mais pas de cette manière." Déclare le Ménestrel, les regardant alternativement.
"Night..." commence Ghost, se retenant de poser sa main sur celle qui le retient loin de Merv. "Est-ce que tu..."
"Bien sûr que si, ça sera de ta faute !" Coupe le secrétaire de la guilde, projetant le bras du ménestrel loin de lui. "C'est ta faute depuis que t'as pointé ta gueule dans nos vies ! Et je vais te dire un truc ! J'ai jamais pu te saquer !"
"Tu m'en diras tant..." soupire Nightingale, face à Merv qui plante son visage trop proche du sien. Ghost veut s'interposer mais Night referme ses doigts sur la chemise du voleur, le retenant sur place, l'empêchant de s'impliquer.

"Je te jure..." le secrétaire de la Guilde, ses traits déformés par la rage, ramène son poing fermé à hauteur de son visage, menaçant, face à un Ménestrel qui ne bouge pas d'un pouce.
"Arrête ça tout de suite ! Tu fais chier !" s'écrie Ghost, tandis que la poigne de Night le tient sur place.
"Je te jure," crache Merv, "Je te jure que je vais te fracasser ta sale gueule si jamais tu mets l'un de nous en danger ! Si tu menaces notre sécurité ! Copper ! Ou Ghost ! J'hésiterais pas !"
"Je vois..."

Sans crier gare, le Ménestrel lâche Ghost, et se recule, laissant les deux voleurs face à face.
"Je n'ai rien à faire ici et maintenant," déclare Nightingale, aussi posément que sa voix tendue le lui permet. "Je vous laisser régler ça entre vous. Décider si oui ou non vous désirez m'écouter, ou bien camper bien au chaud sur vos semi-déductions. Ce n'est plus de mon ressort."
"Non, attend, Night..." Ghost s'avance, alors que le Ménestrel recule vers la porte, lui faisant signe de ne pas approcher. Ce qui stoppe le voleur en pleine course, à la manière d'une grande claque au visage.
"Assez d'accusations pour une seule nuit," déclare-t-il, sans humour. "Je n'ai plus assez d'esprit pour m'en défendre. Pas avant d'avoir dormi."
"Va te faire foutre !" jette Merv, venimeux.
"Je te retourne le conseil," s'incline Nightingale, en ouvrant la porte, s'inclinant avec emphase. "Et je garde au moins pour moi ma dignité, évite de tacher la tienne de ridicule."
Et sans un regard en arrière, il s'en va, courant dans les escaliers, laissant derrière lui le petit pain encore fumant, tombé au sol. Gisant sur le plancher comme seul témoin de son passage.

Ghost respire lourdement.
Sa tête tinte d'un bourdonnement d'impuissance, de colère... Les choses auraient pu se passer autrement, auraient dû se passer autrement, si seulement...
"Bon débarras !" persifle Merv dans son dos.

Le voleur se retourne d'un geste, repoussant son ami.
"Mais c'est quoi ton problème !" Il est furieux. Profondément furieux. "Il allait tout nous dire ! Pourquoi t'as eu besoin de te jeter sur lui comme ça !"
"Mais il allait mentir !" Merv montre la porte. "Quoi, à qui tu fais confiance ! À lui ou à moi ! Je sais ce que j'ai vu !"
"Tu n'as rien vu !" Ghost est lui aussi sur le point de refroidir son ami d'une énorme claque bien méritée, mais il se ravise. Il a mieux à faire. Il ne ratera pas deux fois l'occasion de découvrir la vérité.
Délaissant Merv, il monte sur son bureau et ouvre le vasistas.

"Bah oui," le secrétaire de la Guilde baisse les bras, "T'as raison ! Cours-lui après comme le bon chien que tu es !"
À ces mots, le voleur, déjà à moitié penché vers l'extérieur, se retourne lentement vers Merv.
Qui doit voir à son regard qu'il a franchi le point de non-retour. Pour la seconde fois en trop peu de temps.

"Je voulais pas dire..."
"Sors de chez moi." La voix du voleur est froide. Sans appel.
"Non, Ghost, je suis désolé..." Merv s'avance vers lui, paumes ouvertes.
"Si je te trouve ici quand je rentre," souffle Ghost, sentant sa rage battre à ses tempes. "Je te ferais regretter de pas être resté crever au Matin Pourpre. Plus jamais tu me parles. T'as compris ?"
"Ghost..." Le secrétaire de la Guilde ferait presque pitié, ses yeux emplis d'un éclat paniqué. Il tend la main pour toucher le voleur. Qui est déjà loin.
Parti sans se retourner. Sans l'écouter.

Il n'a pas de temps pour cette colère. Il veut savoir. Il veut comprendre.
Et n'est pas long à repérer, dans le vide de ces rues qui se réveillent à peine, le grand Manteau Bleu qui claque au loin.
Le voleur entame la filature la plus facile de son existence. Jamais Night n'a été aussi peu prudent. Son pas est fatigué, et il avance le long d'une avenue sans prendre gare à ses arrières. Ce qui arrange bien son poursuivant.
Ghost veut savoir si son existence entière repose sur un mensonge.
Si la personne à qui il doit sa vie, à qui il a confié son propre frère, est en réalité la dernière des raclures. Un trop bon acteur dissimulant le plus horrible double jeu, un menteur aux pieds de l'Assemblée... Ou bien... S'il y a autre chose.
Ghost veut une discussion, cette fois. Le confronter. Attendre que Night soit seul dans un endroit un peu éloigné, et lui faire avouer ce qui s'est réellement passé à Memory Lane.
Il le doit au Ménestrel, et à la foi qu'il a en lui. À ses souvenirs. Et à son propre cœur qui n'en peut plus de battre dans l'enchâssement étroit d'une gangue de doute.

Mais le voleur est bien en peine de mettre son plan à exécution, car, après quelques minutes à peine d'une marche fatiguée en plein milieu de l'avenue principale de Shiny City, le Ménestrel se dirige à grand pas vers un des bâtiments les plus fréquentés du quartier.
Le Creux du Jour.
Ghost se dissimule derrière un étal non loin de cet immeuble massif, planté seul au milieu du croisement de deux grandes avenues. Tel une jonque dans la rivière. Une jonque, une pagode de plusieurs étages, de calcaire blanc orné de macarons aguicheurs, à la façade dont le clinquant et les dorures arrivent à se parer d'élégance malgré les dizaines de lampions rouges pendues sous les balcons de ses fenêtres aux rideaux opaques si souvent clos.

Ghost croit d'abord à une erreur, le Ménestrel va passer outre le bordel, sans nul doute...
Mais non. Il fonce droit vers la porte d'entrée, gardée par un grand homme blond en tenue de mercenaire, mais dont la livrée bleu ciel laisse deviner le rôle d'eunuque.
Cet établissement est réservé aux courtisans de haut rang, et à leur cour. Pas un bordel pour les pauvres... C'est donc avec stupéfaction que le voleur, depuis sa cachette, contemple Night échanger quelques paroles polies avec le gardien de la maison rouge. Qui le laisse rapidement entrer...

Le voleur sent son souffle s'accélérer dans sa poitrine, et il décide de s'approcher...
Pourquoi... Qui est-ce que le voleur veut retrouver ici ? ... Est-ce que Ghost se pose vraiment la question ?
Se rapprochant négligemment, sortant de son couvert les mains dans les poches, adoptant l'attitude la plus naturelle du badaud en goguette à sept heures du matin, il s'avance vers les côtés du bâtiment, là où une grande enfilade de fenêtres simplement séparées de quelques moulures dorées fait office de vitrine laissant voir l'accueil du bâtiment. Un grand comptoir devant un escalier recouvert d'une moquette rouge et satinée, menant vers les étages, et un petit salon dans lequel les courtisans attendent leurs clients, bien en vue des passants qui peuvent avoir un bref aperçu des délices déambulant dans ces lieux.

Bien sûr, à cette heure, personne ne fait tapisserie au rez-de-chaussée, et les voluptueux fauteuils rembourrés sont désertés de leurs habituels occupants. Mais Ghost peut contempler, de loin, Nightingale entrer à l'accueil, et une femme en robe de chambre sortir d'une pièce au fond, et lui serrer la main, lui parlant avec agitation.
Elle est plutôt âgée, note le voleur, armé d'une curiosité morbide. Ses cheveux violacés de teintes artificielles tombant en une cascade artistique sur les épaules de son déshabillé rose. Probablement la propriétaire du lieu... Il a entendu parler de Kristal, la protectrice de la Guilde des Courtisans. Est-ce que c'est elle que Night vient voir ? Comme Chloé, la dernière fois ?

Mais il semblerait que non, parce qu'après une ou deux minutes d'une conversation animée, qui démontre qu'ils se connaissent plutôt bien, et pendant laquelle la femme plaque plusieurs fois sa main sur sa bouche oscillant semble-t-il entre plusieurs émotions allant du choc à la plus parfaite stupéfaction, elle montre à Night les escaliers derrière l'accueil, lui indiquant de monter dans les étages. Et après l'avoir chaleureusement remercié, il s'exécute, le voleur le voyant monter les marches quatre à quatre, son manteau disparaissant dans l'ombre, hors de vue.

Ghost sait qu'il ne devrait pas... Que c'est de l'auto-flagellation, qu'il ne peut pas se faire subir ça... Mais... Mais... Après tout. Il préfère savoir.
Le voleur a repéré un arbre, proche de la façade. Un arbre aux branches assez hautes, rare spécimen en Demi-Terre, et peu de passants flânent vraiment dans la rue à cette heure, surtout pas si proche du bordel... Personne ne s'étonnera de son attitude.
Sans doute d'ailleurs qu'il ne découvrira rien, en se hissant dans ces branches émaciées, remerciant que quelques feuilles jaunies puissent encore le dissimuler aux regards. Et quand il arrive à la hauteur du second étage, il a vue sur toutes les fenêtres du bordel.

Alors, peut-être est-ce de la chance. Une forme très élaborée de moquerie d'un sort qui s'acharne à toujours le tenir au bord du précipice sans l'y jeter tout à fait, mais il voit une des fenêtres s'allumer. Les rideaux ne sont pas clos... Heureusement. Malheureusement ?
Le voleur, non loin en dessous de lui, au premier étage, contemple une chambre. Il n'en voit que les tapis, lourds et richement ornés, quelques meubles, et le bord d'un lit. Duquel se lève une silhouette.

Le voleur déglutit.
Malgré sa simple robe de nuit bleu pâle, voletant autour de sa silhouette, cette femme est probablement la créature la plus stupéfiante qu'il ait jamais rencontré. Dans chacun des gestes de sa marche, quand elle prend le temps d'enfiler deux chaussons de fourrure, ou quand elle affiche un air de surprise, elle exulte de grâce. La cascade de ses cheveux roux tombe en un rideau lourd de longues boucles lustrées jusqu'au bas de ses reins. L'ovale de son visage, ses sourcils arqués, sa bouche rose tranchant avec la teinte porcelaine de sa peau, de ses bras...
Elle est belle à en mourir... Belle comme un joyau dans cet écrin de satin...
Cette splendeur s'enfonce comme une dague entre les côtes de Ghost.

Car c'est elle que le Ménestrel vient voir. Et quand elle sourit, alors que Night s'avance dans la pièce, lui ouvrant les bras, avant qu'elle ne fonde dans cette étreinte et qu'il la fasse tourner, la soulevant du sol, le voleur a l'impression que ce poignard s'est retourné dans son flanc, tranchant dans ses chairs.
Le tuant un peu. Le fil de la lame planté au bas de ce muscle mou, sale et inutile, qui pompe le sang dans son système...

Il ne reste pas pour voir la suite. Ne cherche pas à se flageller plus avant.
Quand il descend de l'arbre, il s'en va, les jambes tremblantes, sans demander son reste. Il aimerait pleurer, mais n'a pas retrouvé assez de vie en lui pour qu'une larme glisse le long de sa joue.
Parce que... Parce qu'il n'a été un idiot.
Et que tout fait sens. Les réticences du Ménestrel. Ses dissimulations... S'il protégeait un amour secret, s'il revient vers celle qu'il aime...
Ghost ne veut pas en savoir plus.
Il en a fini avec Night. A fini de l'ennuyer, a fini de lui courir après.
Va fermer son âme à double tour. Il ne chassera pas le Barde. Se sait incapable de l'oublier, de le trahir.
Mais... Le voleur a une mission. Une mission auprès de la Guilde. Auprès des enfants.
Une mission qu'il ne jettera pas au feu. Qu'il a failli oublier, un instant, mais qui, à présent, pour sa propre survie, pour ce qui est juste, deviendra son absolue priorité.

Avec cette certitude plantée au creux des reins, il s'en va. Pas vers chez lui, il n'en a pas le courage. Mais vers l'Entre-Deux-Terres. Pour boire. Dormir.
Et faire le deuil d'un amour avorté, qui n'aura aucune autre tombe que ses regrets muets.

Mais alors que le voleur repart soigner les blessures béantes dans sa poitrine, Nightingale, dans cette petite chambre douce, aux senteurs de coton et de fleurs fraîches, repose la femme qu'il faisait tournoyer dans ses bras, et qui rit aux éclats.
Il pose une main sur sa joue, lui souriant.
"Tu as l'air en bonne santé, petite fée," lui dit-il doucement en Dellmer, alors qu'elle pose délicatement sa main fine sur la sienne. "Tu m'as manqué..."
"J'avais peur pour vous, ce soir... Mais vous m'êtes revenus tous les deux. Moorlagh m'a raconté." Ses grands yeux dorés le fixent avec une adoration sereine. Cette adoration qu'elle a toujours eue pour lui, d'aussi loin qu'il se souvienne. Son cœur se remplit d'affection, et il ne peut s'empêcher de poser son front contre celui de Comet, lui transmettant tout l'amour qu'il a pour elle.

"Tu n'avais pas à venir me voir si vite," dit-elle finalement, avec une infinie douceur. Souriant, de ce sourire détaché de tout, hors du temps et hors du monde, qui fait sa renommée et la fierté du Matin Pourpre. "J'aurais pu attendre ce soir.... Tu as un problème ?"
"Je suis fatigué..." avoue-t-il simplement, fermant les yeux.
Elle est la seule devant qui il se permet de baisser sa garde, d'abandonner quelque peu ce rôle de protecteur qu'il endosse depuis des années.
"Est-ce que je peux me reposer chez toi ? Juste pour quelques heures. Il faut que je dorme... Au calme..." demande-t-il, alors qu'elle le guide, gentiment, vers un des canapés de sa luxueuse chambre, pièce principale de ce boudoir dans lequel elle vit la plupart du temps sur ses semaines de travail dans le bordel.

Elle l'installe dans ce canapé, si moelleux qu'il pourrait en pleurer, prend le temps de l'aider à retirer son manteau, qu'elle plie avec milles précautions avant de le poser près d'eux. Puis elle s'allonge à moitié contre l'accoudoir, attirant le Ménestrel contre elle, qui s'installe avec soulagement dans son giron. Fermant enfin les yeux, s'abandonnant complètement à ce sentiment de sécurité, de familiarité, qu'il ne ressent qu'en présence de Comet.
Qui passe ses doigts fins aux ongles longs dans les cheveux frisés de Nightingale, murmurant une comptine qu'il lui chantait dans son enfance. Elle ne lui pose pas de questions. Pas encore.
Elle le connaît trop bien pour le brusquer, sait qu'il a besoin de poser ses valises quelques minutes.

Le Ménestrel n'a pas besoin d'ouvrir ses yeux quand il entend la porte s'ouvrir, puis la voix douce de Kristal.
"Vous avez besoin de quelque chose, ton frère et toi ?" demande-t-elle à Comet.
"Une tisane... Night ? Avant de dormir ?"
Le Ménestrel hoche la tête, laissant ses muscles se détendre après sa longue, trop longue journée... Nuit... Période d'éveil qu'il vient de traverser à toute allure. Ses idées sont confuses, au mieux.
La satisfaction d'avoir rallié Finnegan pour quelque temps n'épargne pas la terreur qu'il a ressenti de s'être retrouvé du mauvais côté du canon, d'avoir craint pour les siens... Et c'est sans compter Ghost... Le pub, d'abord, cet étrange baiser à demi-volé, puis cette dispute sans queue ni tête avec Merv...
Ghost... sa poitrine se serre, mais il est impuissant pour le moment.

La porte se referme. Il sent les doigts de Comet lui masser la tête doucement.
"Night..." souffle-t-elle, de son ton éthéré, "Night... Est-ce que tu es en vie ? Est-ce que tu rêves ? "
Il sourit. "Je ne rêve pas, petite fée. Je suis bien."
"Moorlagh dit que vous avez failli ne pas revenir..." Elle pose sa main sur la joue de son frère, et il la prend doucement pour en embrasser la paume.
"Je t'ai promis de te retrouver," souffle-t-il. "Je t'ai promis que je ne serais pas comme notre père. Que je ne te quitterais jamais. Je suis toujours revenu."
"Je te crois," souffle-t-elle, se penchant sur lui. "Je te crois. Tu vas changer le monde, tu sais...J'ai confiance en toi. Mais tu as pris des risques, ce soir... Tu as eu peur ?"
Il ouvre les yeux, tombant sur les pupilles dorées de sa sœur. Bijoux diamantaires ornant ce visage poudreux de poupée diaphane. Et se redresse, prenant ses mains dans les siennes.
Admirant à son poignet la cicatrice qu'ils partagent, la même que sur le poignet de Ash, témoins de leur lignée et de leur statut d'enfants royaux.

Le Ménestrel hoche la tête.
"Finnegan est un homme hanté," explique-t-il. "Hanté par son passé. Est-ce que Moorlagh t'a expliqué qu'il nous avait tendu un piège ?"
"Pas tout, il est parti travailler..."
Elle secoue la tête, ses boucles rousses, cadre de sa sculpturale figure, se secouent tels des serpents dorés. Elle en remet une mèche derrière ses oreilles, attendant patiemment qu'il lui raconte.
Le Ménestrel serre ses menottes dans ses paumes. Parlant doucement, gentiment. Ne cherchant pas à l'inquiéter. Mais il ne lui dissimule pas la vérité, parlant toujours franchement avec sa cadette.
Il laisse de côté les enfants pour l'instant, sachant la sensibilité de sa sœur à ce sujet. Une information après l'autre.
Et Comet le laisse raconter, sans mot dire. L'écoute posément dérouler le récit de la nuit dans l'Observatoire, hochant la tête. Ses yeux vagabondent quelques fois à travers la pièce alors qu'elle cherche à mieux se concentrer sur ce que son frère lui raconte...

Quand il a fini, il attend quelques instants qu'elle ait fini de digérer toutes ces nouvelles données, notamment la dispute chez les deux voleurs. Il lui a déjà parlé de Ghost, une ou deux fois. Sans s'alourdir. Mais elle comprend mieux que personne, sans avoir besoin de l'agonir de questions, ce dont il est extrêmement reconnaissant.

Comet, au lieu de répondre directement, passe sa main dans les cheveux de son frère. Ses gestes sont délicats, mesurés.
"Est-ce que tu te souviens," demande-t-elle, de sa voix vaporeuse, "quand j'étais petite. Qu'on était seuls au monde. Toi, moi, et Ash, qui te suivait toujours partout... C'était un tout petit bout de bonhomme..."
Elle étouffe un rire dans sa main.
"Tu nous faisais visiter la ville. Nous faisais monter sur les toits interdits, tout là-haut, dans Memory Lane, et dans les combles de la cathédrale..."
Il lui sourit, et elle prend son visage dans ses mains. Comet a toujours eu ce besoin de toucher, de ressentir, d'aimer du bout des doigts, de sentir sur sa chair ceux qu'elle préfère.
"Déjà, à l'époque tu avais un lit dans chacun de tes fiefs. Un refuge dans chaque coin de la ville. Des nids..." Elle passe la pulpe de ses doigts le long des traits de son frère, qui se laisse faire, se sentant lavé à ce contact, débarrassé de sa fatigue, de ses tourments... "Tu es comme un chat, comme un renard, avec des nids partout. Auprès de tous ceux qui t'aiment... Ça va aller, tu sais. Avec Finnegan. Ça va aller...."

Ces simples paroles suffisent à mettre un baume bienvenu sur son cœur épuisé par une trop longue journée. Il serre sa sœur dans ses bras. Lui murmurant des paroles réconfortantes, les mêmes que lorsqu'elle était petite. Une gamine toute seule, perdue, qui n'avait que lui au monde.
Ce sentiment qui étreint le Ménestrel quand ils sont tous les deux, seulement tous les deux, cette sensation d'être seuls au monde, d'exister hors du temps, il le chérit.
Sa sœur est son trésor, sa plus grande réussite, et chaque fois qu'il vient la visiter, il en revient rassuré de la voir si vivante, si éclatante. Si elle va bien, alors il va bien. Son bonheur nourrit le Ménestrel, lui donne une raison de continuer à travailler dur. Et ce, depuis bien avant la Révolution.

Kristal revient à ce moment-là, poussant un plateau chargé de tasses fumantes, et quelques pâtisseries venues des meilleurs artisans de la ville, portant toujours ce fabuleux déshabillé rose qui ferait ressembler toute autre qu'elle à une caricature de précieuse.
"Je vous apporte une collation," déclare-t-elle, s'étalant cérémonieusement à côté d'eux dans le canapé. "Mange, Night, tu as une mine affreuse. Je ne te laisserai pas repartir sans un bon anticerne. Dis-moi que tu n'as pas de spectacle demain, chéri, s'il te plaît."
"Pas demain," rit tout bas le Ménestrel, attrapant une des tasses avec précaution. "Mais bientôt. La Guilde prépare la fête de l'Indépendance."
"C'est bien," la gérante du bordel souffle sur sa tisane, les jambes croisées, dans une attitude étudiée pour la séduction qui lui colle à la peau autant qu'elle colle à celle de Comet, son reflet parfait.

"Je sais que tu as besoin de repos, Night," reprend Kristal. "Surtout après la nuit que tu as passée. Mais... il y a des problèmes ici. Est-ce que Moorlagh t'en as parlé ?"
Le Ménestrel, levant un sourcil, son esprit embrumé de fatigue, secoue la tête.
"Je lui ai demandé d'attendre avant de leur dire," déclare doucement Comet. "Leur mission avant tout, tu sais..."
"Je sais," la gérante du bordel penche la tête en arrière, harassée. "Mais après tout... Ce matin, ou demain... Ça ne change pas grand-chose... La situation des bordels n'est pas bonne. J'ai reçu des messages inquiétants, au sujet de la Guilde des Courtisans.... Des messages sur lesquels je n'ai pas de prises..."

Le Ménestrel se redresse sur le canapé. Inquiet soudain.
"Un problème qui vient de la Haute ?" demande-t-il.
"La Guilde perd ses pouvoirs..." souffle Comet, penchant la tête. "Il y a des maisons qui sont rachetées...Ceux qui travaillent là-bas, maintenant, ils travaillent pour l'État..."
"Pour l'État..." souffle Nightingale, complètement perdu. "Comment ? Comment c'est possible ?"
"La fête d'Indépendance, justement," Kristal fait tourner sa tisane dans sa tasse comme on le ferait d'une bonne liqueur. "C'est là leur justification. Tous les bordels et maisons rouges ne sont que louées par la Guilde, les murs appartiennent à l'Assemblée. Elle a réquisitionné certaines des maisons rouges dans le but soi-disant de loger le flot de nobles visiteurs étrangers appelés par les PrésiDucs pour profiter du tricentenaire de l'Indépendance. L'Assemblée a imposé un marché aux Protecteurs des bordels visés. Soit ils sont délocalisés, avec tous les courtisans et les personnels des maisons à la rue... Soit ils signent un marché avec l'État qui devient gérant de leurs bordels... Tu parles d'un marché."
Comet, à ses côtés, secoue la tête tristement.

"Mais dans quel but ?" Nightingale, du fond de son épuisement, se rend compte que toute cette histoire manque de logique. "Les courtisans sont historiquement gérés par les Guildes. Cette gestion se dispense de l'ingérence de l'État, et ce, depuis le temps de l'Ancien Royaume... Pourquoi décider maintenant de changer la donne ?"
"Je n'en sais rien," la Protectrice du Creux du Jour aspire un peu de tisane avec quelques gestes élégants, "mais quand les directrices et directeurs de maisons rouges sont venus me demander ma bénédiction pour signer, évidemment, je leur ai donné. Je n'avais pas le choix. C'était ça, ou trouver où loger à des centaines de personnes. En plein Demi-Terre, juste avant l'Indépendance... Je ne pouvais pas les jeter sur les pavés..."

Elle a l'air profondément désolée, mais Comet renchérit...
"Les courtisans, dans ces maisons-là... On commence à leur dire d'accepter tous les clients sans distinction. Ce n'est pas une bonne chose..." Son regard lointain semble triste, soudain. Son frère passe un bras autour de ses épaules tandis qu'elle commence à se bercer contre lui.
"Mes fils et mes filles ont toujours eu le pouvoir de décider à qui donner l'accès à leurs charmes," Kristal s'est tendue, sa jambe croisée remuant avec énervement. "C'est comme ça quand on entre sous ma protection. Mais à présent... Je n'aime pas les savoirs livrés aux fantaisies de l'État. Espérons que la Révolution changera les choses."
Le Ménestrel hoche la tête. Les changements amorcés par BloomFall s'accélèrent à l'annonce de la fête d'Indépendance. Toute une réaction en chaîne de micro-événements qui forment tout un tableau, une toile, qu'ils ont pour le moment du mal à décrypter...

"Je vous laisse, mes enfants," déclare Kristal, en se levant avec élégance, ramenant les pans de son déshabillé sur elle. "Nous aurons plus de temps plus tard pour que tu nous raconte tes aventures, Night. Tu préfères dormir ici ou dans ta chambre ?"
Elle parle de la petite chambre de bonnes dans le quartier des domestiques, qui lui a été donnée il y a des années de ça, et que Kristal n'a pas touchée après son départ en prison. Il a passé de longues nuits à se reposer dans ce qui demeure comme une de ses cachettes les plus secrètes. Mais Comet pose une main sur la sienne.
"Reste," demande-t-elle simplement.
Night hoche la tête, et tandis que Kristal leur offre un sourire, remportant le plateau dans le couloir fermant doucement la porte derrière elle, Comet se lève, pour aller ouvrir un grand placard de merisier, posé au fond de sa chambre.

Night, épuisé, se dirige vers la luxueuse salle de bain attenant à la chambre, se déshabillant lentement, lorgnant sur la douche monumentale faisant face à un miroir prenant tout le mur.
Mais il se ravise. Pour l'instant, la vasque sous le miroir suffira.
Ses muscles endoloris réclament un vrai repos... Rapidement.
Il enlève un à un ses vêtements qui fument à présent d'une odeur de vieux foin souillé et de l'odeur âcre de la peur froide, les posant près de la vasque, sur le lourd comptoir de marbre présentant le déluge organisé d'affaires de toilettes de Comet. Se défaisant avec chacun de ses atours de ses peurs, de ses angoisses, laissant les évènements de ces trop longues dernières heures trouver naturellement une place dans son esprit.

"Tiens, c'est ceux de Moorlagh, ils seront un peu larges mais pour la nuit, ça ira..." Comet pose près de lui quelques pyjamas de soie que l'eunuque du bordel utilise quand il dort auprès de sa compagne.
Night la remercie, avant de commencer des ablutions rapides.

"On va bientôt pouvoir partir, avec Moorlagh..." commence sa sœur, s'asseyant près de lui pendant qu'il savoure la sensation d'eau tiède coulant sur sa peau. Elle s'installe sur un tabouret rembourré de cuir qui traîne devant le miroir, ramassant ses genoux contre sa poitrine, et sa chemise de nuit sous ses pieds, se recroquevillant dans cette posture qui lui est familière.
"Je suis heureux pour toi petite fée," répond-t-il, sincère. "Est-ce qu'il te manque beaucoup d'argent pour remplir ta caisse ?"
Elle fait non de la tête, remplaçant élégamment les lourdes mèches de ses cheveux roux derrière ses oreilles.

"J'ai encore du succès," elle a un petit rire humble, retroussant ses lèvres roses, et commence à doucement se balancer d'avant en arrière sur son tabouret. "Mais je ne veux pas partir avant d'être sûr qu'avec Moorlagh, on puisse être en sécurité... Lui aussi travaille dur, tu sais..."
Le Ménestrel lui fait un sourire, l'écoutant parler de ses envies de voyage avec son compagnon de longue date, détailler ses projets d'une voix rêveuse, tandis qu'il continue sa toilette.
La familiarité de ce moment était pile ce dont il avait besoin. Entourant son esprit d'une brume de bien-être bienvenue.

Nightingale écoute les projets de sa sœur avec attention. Il est heureux qu'elle n'ait plus beaucoup d'argent à mettre de côté.
Quand un apprenti courtisan rentre sous la protection de la Guilde, soit parce qu'il a été repéré par un membre d'une maison, soit à sa propre demande, il est souvent jeune. Entre treize et seize ans.
Mais il se passe de nombreuses années de formation avant que l'apprenti ne devienne travailleur au sein de sa maison. On le forme à l'accueil, au service, à l'art de la conversation... Bien avant qu'il ne fasse son entrée en tant que courtisan et n'accueille des gens dans sa chambre.
Les prostitués d'Hillmoore sont classés par rang en fonction des demandes des clients. Certains bordels borgnes de Basse-Terre échappent malheureusement à la protection de la Guilde, et ce qui se passe là-bas est déploré par l'intégralité des travailleurs de Kristal. En revanche, le Creux du Jour forme et accueille en son sein les plus côtés de ces êtres de la nuit. Les plus désirés, ceux dont les charmes se monnaient à prix d'or.
Mais cette formation, et la protection de la maison qui les emploie, a un prix pour les courtisans.

Nightingale regarde sa petite sœur babiller, perdue dans son récit, la couvant du regard.
Elle a été repérée tôt, et a bénéficié de la meilleure formation, et du meilleur professeur. Cet apprentissage lui a été donné à crédit par la Guilde, et il a fallu qu'elle le rembourse en travaillant.
Chose qu'elle a accomplie en un temps record. Là où d'habitude, il faut quatre ou cinq ans à un courtisan pour rembourser sa dette, Comet a essuyé son ardoise en deux. Un record. Un peu en-deçà de celui de son Maître d'apprentissage, mais qui a néanmoins fait date au Creux du Jour.
Depuis, comme beaucoup de ceux pratiquant son corps de métier elle économise pour se payer une retraite hors de la Guilde.

"Kristal ne t'a pas proposé de reprendre le Matin Pourpre après sa retraite ?" demande le ménestrel, enfilant le pyjama de Moorlagh avec un soupir de satisfaction.
"Oh si..." soupire Comet, un air doux sur le visage, se berçant toujours doucement sur son tabouret, les yeux dans le vague. "Mais je ne saurais pas gérer tout ça... Et Je préférerais voyager dans le sud... Là où vivait ma mère. Je rendrais visite aux Dellmers de là-bas... Moorlagh est fatigué de Hillmoore... Après la révolution, j'espère qu'on pourra s'en aller."
Elle a un sourire doux en pensant à son compagnon. Jamais ils n'ont été mariés, en tant que courtisane, elle ne peut se le permettre. Mais à la mode Dellmer, ils ont tout de même échangé leurs bracelets de fiançailles. Que l'eunuque, comme tous les compagnons attitrés de courtisans, garde sur lui en permanence. Gardien de leur promesse commune, permettant aux clients de s'imaginer rejoindre la couche d'une célibataire.
Le Ménestrel, finissant de s'habiller, porte sur sa sœur un regard plein de tendresse. Si sa propre mère venait du nord, celle de Comet habitait dans les territoires du sud de Sulver, ce qui lui a donné cette teinte de cheveux roux si particulière.
"Je te donnerai mes paies," propose-t-il. "Je n'ai pas besoin de beaucoup."

Il sait que le train de vie d'un courtisan demande beaucoup de dépenses. La beauté et la grâce sont des choses qui s'apprennent, s'entretiennent, et s'achètent, pour qu'on veuille en faire une source de revenus stable.
Pour autant, peu de courtisans désirent accueillir des clients après leurs trente ou trente-cinq ans. La fatigue physique du métier les entraîne à prendre leur retraite tôt. Ceux à qui leurs bordels le proposent peuvent soit être appelés à y travailler comme gérants, comptables, ou protecteurs de maisons. Mais parmi les autres... Le destin d'un courtisan hors de sa maison n'est pas toujours reluisant.
Si les années de travail n'ont pas rapporté assez, il faudra alors chercher à travailler autrement, et bien que Kristal ait installé un fond de solidarité des anciens travailleurs de sa Guilde, cela ne suffit pas toujours. Souvent les prostitués n'ont pas une très bonne idée de la vie hors de leurs bordels, et se retrouvent employés dans des petits boulots harassants où leur ancien statut est moqué...
Tous veulent éviter ça...

Il ne reste alors que deux solutions. Soit, à l'instar de Comet, remplir patiemment une caisse pour une retraite tranquille, acheter un petit appartement à Demi-Terre et vivre sur ces deniers en espérant que rien de fâcheux n'arrive. Soit, et la chose est commune, trouver une riche épouse ou un riche époux parmi les clients de la Haute...
Nombreux sont les courtisans qui cherchent à s'assurer une protection à vie en séduisant leurs très aisées soupirants de High City....
Nightingale fait la grimace, en y pensant, tandis qu'il finit de passer son pyjama. Pas que la pratique, somme toute bien utile tant que chaque partie y trouve son compte, lui déplaise. Mais elle ne lui rappelle pas vraiment de bons souvenirs, et... Assez de choses lui encombrent l'esprit pour le moment.

Il suit sa sœur vers le grand lit moelleux posé au milieu de la pièce, et se glisse avec délice entre ces couvertures de plume. Tellement confortable après ces dernières heures qu'il pourrait s'endormir dans l'instant... Tout en regrettant, bien amèrement, ne pas pouvoir s'allonger près de son voleur...
Il aurait voulu pouvoir lui expliquer... Lui présenter la Révolution peut-être... Comprendre ce malentendu au pub... Mais Mervin... Il soupire, laissant sa sœur se blottir contre lui. Voilà bien la furie d'un amant jaloux... Le Ménestrel pensait avoir laissé ce genre de quiproquos loin derrière lui, mais hélas...
Les sentiments finissent toujours par le rattraper, et les siens créent immanquablement du dégât. Il l'a appris à la dure. La vie se chargeant constamment de lui rappeler cette leçon.

"Tu as l'air tellement mélancolique," note Comet, en baillant un peu, sa tête contre la poitrine de son frère. Moorlagh étant déjà de retour au travail, donc ils ne le verront pas avant l'après-midi. Et Comet n'a jamais aimé dormir seule.
Night referme ses bras autour d'elle. Retrouvant la posture familière de leur enfance, quand elle ne le quittait jamais à plus d'un mètre, semblable à un chaton perdu.
"Il va me falloir parler à Mama," dit-il, au lieu de lui avouer ses tourments. Ses propres problèmes peuvent attendre. Les prochains jours vont être déterminants, et sa première action sera d'essayer de convaincre la Skynninge.
"Pour la Révolution ?"

Le Ménestrel, sentant le sommeil venir, bien au chand entre les draps, décide de lui raconter le pacte qu'ils ont conclu avec Finnegan. Au sujet du Matin Pourpre. Lui détaillant les failles de cet homme brisé, cassé par la bureaucratie qui en a fait un meurtrier.
Nightingale ne peut pas le haïr, malgré ses méthodes, malgré son envie de vengeance qui l'a presque conduit à tous les abattre dans sa quête d'absolu. Ce que Finnegan a dû faire, au nom de l'Assemblée, en son propre nom, sceau de la condamnation pour de petits être envoyés à l'abattoir, est une marque qui le ronge, qui le dévore...
Le Ménestrel voudrait pouvoir l'aider, l'épauler. Et ce que le ThreeSix demande, en échange de sa coopération, est une autre preuve de son humanité déchirée.
"Si nous avions su..." termine-t-il, "Nous nous serions occupés du Matin Pourpre bien plus tôt. Mais il me faut l'accord de Mama. Pour ces enfants... Pour des innocents, elle entrerait en Révolution. Nous avons besoin d'elle, des tunnels, et de familles pour ces petits."

Quand il termine son récit, Comet est en train de pleurer. De pleurer à chaudes larmes contre lui, profondément choquée de ce qu'elle a pu entendre.
Bien sûr, les bruits au sujet du Candyman, ce croque-mitaine pour enfants turbulents, courent depuis des années, mais personne n'avait vraiment idée d'un trafic d'êtres humains... Nightingale se rendait compte, dans les récits de Ghost, que ce lieu était hanté par bien plus que quelques coups de cravache...
Mais pour Comet, les enfants sont un sujet particulièrement sensible. Elle a toujours entretenu le désir d'être mère, mais... En admettant qu'elle ne soit pas stérile comme une partie de leur peuple, les courtisans, tous sous contraception, ne sont pas appelés à concevoir.
Et si elle désirait, à l'avenir, porter un enfant, il faudrait qu'elle change de compagnon. Moorlagh, en tant qu'eunuque, ayant choisi de se faire stériliser comme chacun des travailleurs secondaires de la Guilde. Leur amour ne fera naître aucun autre membre au sein de leur petite famille...
Pour Comet, comme pour beaucoup des Dellmers, les enfants sont sacrés... Et ses lourds pleurs contre la poitrine de son frère en sont témoins.

"J'irai avec toi," décide-t-elle, se redressant pour fixer son frère. "Parler à Mama. Il faut qu'elle accepte, il faut qu'elle accepte d'aider ces petits. On ne peut pas les laisser comme ça."
Nightingale hoche la tête, caressant la joue de sa petite sœur, séchant ses larmes de la pulpe de son pouce.
"Je te promets que nous ferons tout ce qui nous est possible pour aller sortir ces enfants de là, petite fée. Si la révolution laisse faire ces atrocités sans réagir, alors son existence même n'a aucun sens."
Comet hoche la tête, posant son front sur celui de Nightingale, prenant son visage entre ses mains.

"Inspire-les," demande-t-elle. "Inspire-les avec ta musique. Créée-leur des chansons, fait porter la voix de ta révolution dans la rue. Fais-leur crier leur soif de liberté. Change les choses. C'est tes chansons qui m'ont sorties du tunnel quand j'étais petite. C'est ta voix. Donne-leur. Apprends-leur à se révolter, apprends aux gens à vivre libre."
Le Ménestrel ferme les yeux, appréciant ce contact, la confiance de Comet.
"Les Citadins m'écoutent, pour eux, je composerai d'autres chansons, je te le promets..." sa voix est basse, il est à bout, "mais notre peuple, pas encore... Ash..."
"Ash est trop jeune," souffle Comet. "Il ne sait pas. Il faut que les Dellmers participent à la révolution. Il faut qu'on fasse tous partie de ce futur. Tu le sais comme moi. Nous devons mêler nos deux sangs, devenir un seul et même peuple."
"Lier le sang au sang, le passé au présent," récite le Ménestrel, alors qu'elle se rallonge contre lui, et qu'il ferme les yeux.
"C'est ce que voulait Papa..." La main de Comet joue avec les boucles de son frère tandis qu'il caresse ses cheveux doucement.
"Il avait raison..."

"Notre histoire meurt..." continue Comet, elle aussi en train de sombrer. "Notre histoire meurt parce que notre peuple meurt. On est vieux... On va vraiment finir par devenir des oubliés. Les Citadins construisent sans raisonnement, ils n'ont pas de barrière, parce qu'ils n'ont pas de passé. Nous n'avons pas de futur parce que notre horizon est bloqué par notre orgueil... On doit s'unir... Sinon on va tous mourir... Sulver sera condamné..."
Le Ménestrel soupire. Ces mots, ce sont les mots de leur père. L'héritage de GreyCoat qui coule dans leur sang...
Une certitude à laquelle ils s'attachent, pour laquelle ils se battent, et la raison de leur présence parmi les Citadins... Ils y ont dédié leurs vies. Peut-être vivront-ils assez vieux pour voir ce rêve se réaliser.

"Tu chantes pour moi ?" demande la voix ensommeillée de Comet.
"Bien sûr... La même que d'habitude ?"
"La même..." Sa voix douce a le ton du sourire. "J'aime l'entendre à tous les coins de rues, la berceuse de quand j'étais petite. Mais je la préfère avec ta voix..."
Le cœur du Ménestrel se gonfle d'affection, et, sans se faire prier, il entonne cette vieille mélodie...

Quand les grandes voiles bleues descendront
Du Nord où dorment mes espoirs
Mes légendes, ma famille et mon sang,
Mon passé sous mes paupières closes,

Il ne faut pas longtemps pour qu'ils tombent tous deux endormis, alors qu'autour d'eux la ville s'éveille. Hillmoore, indifférente et toujours mouvante...
Les crieurs sur les places, les rares oiseaux sur les toits, et les nuages, toujours, les nuages du nord soufflant un vent de suie sur une nouvelle journée de labeur.


La Ballade du Pont des Anges - Tome 1 - NightingaleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant