(la dernière réunion des loustics de la Révolution avant l'assaut sur le Matin Pourpre. Intrigues. Romances? Peut-être....)
"Bien, puisque nous nous trouvons tous réunis pour la première fois afin de mettre à plat nos connaissances et nos prochaines actions dans le but de faire progresser la Révolution, je propose qu'afin d'atténuer les... tensions que je sens dans la pièce, nous nous présentions chacun notre tour."
Helen, debout, mains posées sur la grande table de bois ovale qu'elle préside dans la grande pièce de réunion de son hospice, jette un œil à Finnegan, assis à sa droite pratiquement en bout de table.
Ce dernier a pioché sans élégance dans les cigares de son hôte, et s'est assis, les jambes passées sur l'accoudoir d'un des grands fauteuils matelassés de velours qui trônent autour de la table.
La pièce est large, flanquée d'une immense verrière dont certains des panneaux demeurent ouverts, laissant passer par brassées certaines des larges plantes tropicales s'épanouissant partout dans la pièce, quelques spécimens passant à moitié par-dessus les lourds tapis, surplombant les fauteuils aux pattes léonines ornées de dorures, s'étirant au-dessus de la table de bois sculpté. Une forêt dans ce palais de verre dessiné par un illusionniste de la gravité.
Finnegan tourne la tête vers la contrebandière, tordant son cou pour la voir pratiquement à l'envers, par-dessus l'autre accoudoir de son fauteuil contre lequel il s'est adossé sans complexes malgré les regards désapprobateurs d'un l'auditoire plutôt exigeant.
Enora, assise en face de lui, le regarde faire, à moitié intriguée par sa décontraction, à moitié perplexe, se demandant si l'attitude du ThreeSix est vraiment naturelle ou si sa décontraction affichée est simplement destinée à déclencher l'hostilité de ses pairs...
"Allez, Samson," il montre Helen du bout de son cigare, "fais plutôt le tour de table, mmh ? Tu auras meilleur jeu de présenter... Tes convives. Pas toi-même, ahah. On est pas à l'hôpital, c'est la Révolution, pas vrai ? On s'amuse."
Devant l'air pincé d'Helen, qui fait de son mieux pour ne pas rouler des yeux de manière trop ostentatoire, et le sourire satisfait de Finnegan, Enora opte pour un savant mélange des deux.
Elle ne saurait dire si cette attitude l'amuse ou l'ennuie...
Probablement un savant mélange des deux également.
Helen, ses doigts aux ongles courts d'épéiste fumants des épaisses volutes de son cigare, retient un demi-soupir d'agacement, ses yeux parcourant l'éclectique rassemblement des diverses factions venues se réunir aujourd'hui, sur ce sol pas si neutre mais suffisamment éloigné de tous les autres quartiers généraux pour devenir un choix stratégique intéressant.
On retrouve autour de la table toute la Révolution. Toutes ses parties prenantes, tous ses acteurs...
"Bien," décide la Crimson, dans le silence toujours plus pesant d'alliés potentiels qui se jaugent avec méfiance. "C'est pas plus con qu'autre chose. Présentons donc tout le monde."
Elle ouvre sa main gauche, montrant ses principaux camarades, assis comme il se doit à ses côtés.
"Tout d'abord," ses yeux, note Enora, sous son chapeau à large bord, deux billes de glace vivaces, cherchent dans les réactions de l'assistance le moindre frémissement, l'annonce d'un conflit à venir, mes plus proches alliés, ceux qui ont pensé cette Révolution avant même qu'elle n'existe."
Elle désigne successivement Emyl, déclinant son nom, son rôle, puis Enora, assiste entre le garde du corps et le Ménestrel, avec la même minutie. La PrésiDuchesse semble recueillir une approbation toute mitigée de l'assistance, mais elle a l'habitude de faire face à une certaine forme de retenue due à son rang.
Quand Helen en arrive à Nightingale, l'ambiance change radicalement. Il reçoit avec un petit hochement de tête humble les saluts qui lui sont envoyés depuis l'entièreté de la table.
Puis, aux côtés du Ménestrel, Comet et son compagnon, Moorlagh.
Attablés ici autant pour représenter leur Guilde que pour faire un lien entre les Oubliés et les Citadins. Comet étant un des exemples les mieux réussis d'intégration de son peuple à la surface.
Alors que la sœur se tient droite aux côtés de son frère, Enora ne se lasse pas de les contempler.
Deux héritiers, si dignes dans leurs statures, si semblables dans leurs traits finement découpés de seigneurs de jadis. Tout en eux rappelle la même lignée. Les mêmes attitudes, la même poésie diaphane... La même détermination dans le regard.
La PrésiDuchesse se fait également la réflexion qu'elle n'avait jamais croisé Moorlagh au bras de sa compagne. Et si elle peut juger par les tendres regards qu'ils échangent, par la main fine et lisse de Comet délicatement tenue dans la large paume de l'eunuque... Ces deux-là se chérissent depuis bien longtemps...
Ce qui lui occasionne un pincement au cœur relativement bref. Jamais Enora n'a pensé à l'amour, qui est, dans son monde, une denrée encore plus rare que la sincérité. Mais jadis, jeune fille, lisant des romans, elle s'était déjà prise à rêver... Avant que la réalité ne la rattrape.
La voix d'Helen se tend très légèrement quand, tentant de rester cordiale, elle en arrive à la présentation des Oubliés en bout de table.
Ash, d'abord, accoudé entre Moorlagh et sa mère. Il ne fait aucun effort pour avoir l'air aimable. Nightingale a rapidement expliqué aux autres que son cousin a fait valoir son statut de Prince afin de ne pas être écarté des prises de décisions de la couronne au sujet de la Révolution. Tout en promettant de ne pas interférer.
Enora, face au regard plein de ressentiments qu'Ash porte sur tous les Citadins de la table, se doute qu'il fera pression autant que possible pour aiguiller la discussion dans un sens qui lui convienne. Quoi qu'il en dise.
Tandis qu'à ses côtés, sa mère, face à Helen, stratégiquement placée à l'autre pointe de la table tel que le veut son statut de Skynninge, présente des abords bien plus affables.
Le nid de ses cheveux grisonnant tombant élégamment sur les précieux châles recouvrant ses épaules. Elle offre un visage sévère, mais ouvert à l'assistance.
Peut-être, réfléchit la PrésiDuchesse, parce qu'Helen a eu le bon ton de la placer près de Luke, son grand ami. Ce dernier étant déjà en train de somnoler à moitié, deux loups à ses pieds, un troisième dans le giron de la Skynninge, et un autre en train de se faire caresser par Muse, assise tranquillement auprès de son Maître, qui, décidément, a beau être un atout déterminant pour ses pairs, est bien plus efficace une fois armé de son apprentie que de sa faux quand il s'agit d'assister à des réunions.
Les deux Ménestrels ouvrent le bal de la partie "Guilde" de la table.
Car après eux, remontant vers Helen, se trouve Kristal richement vêtue, un long porte cigarette au bout de ses doigts gantés, qui vient représenter ses travailleurs. À l'annonce de son nom, elle a un salut charmeur pour l'assistance. Enora n'a que rarement vu cette maîtresse femme, cette protectrice farouche des maisons rouges d'Hillmoore. Mais l'éclat qu'elle projette est bien celui d'une haute courtisane venue des bas-fonds pour se hisser jusqu'au sommet d'une des Guildes les plus secrètes et les plus puissantes de la cité.
À ses côtés, dénotant avec l'éclat diamantaire de Kristal, Chloé, Maîtresse des ateliers de couture, donne l'image d'un bourdon affairé. Ses cheveux rouges tombant en mèches éparses sur ses lunettes lui donnant l'air égaré de celle qui a été trop longtemps penchée sur son métier à tisser et que l'on a sans ménagement tiré à la lumière.
Elle aussi est venue avec un jeune homme qu'Enora ne connaît pas. Eddie. Un autre Oublié intégré aux Guildes, de la même génération que Night et Comet, avec qui le secrétaire a échangé quelques bons mots en arrivant à l'hospice.
Puis, après Eddie, vient l'imposante figure de la maître Métallurgiste, Drachan. L'air d'avoir largement passé ses quarante ans, elle est taillée comme un rocher, sa peau cuivrée rappelant les lumières sourdes de ses fonderies, enroulée dans les habits de cuir protecteurs si caractéristiques de son métier. Ses cheveux crépus grisonnants, gardés courts pour ne pas prendre feu au contact des éclats de métaux embrasés et des souffles de ses forges.
Puis, comme son parfait opposé, la silhouette sèche du vieux Véritas. Vieux, parce qu'il ressemble plus à une des plantes séchées encombrant ses étagères qu'à un vrai humain. Parce que ses soixante ans passés, âge qui commence à peser pour un Citadin, creusent ses joues et ses orbites, rendant filasse ses cheveux pâles. Que ses articulations craquent dans sa redingote trop grande.
Mais Véritas, grand Maître des Apothicaires, loin d'être une momie de naphtaline, sent les herbes aromatiques, et ses yeux en amande brillent d'un éclat noisette qui rend compte de toute son humanité.
Drachan et Véritas, l'une à Basse-Terre, et l'autre dans son atelier de Golden Teeth, ont vu plus de misères réunies que beaucoup d'âmes battant les pavés d'Hillmoore.
C'est sur Finnegan, posé à ses côtés comme un sac de grain sur son fauteuil sculpté, que Véritas porte ses yeux doux.
"Que du beau monde," le même sourire de chat, qu'Enora n'en peut plus de contempler, offert par le ThreeSix à une assistance qui le regarde avec encore plus d'inconfort qu'elle n'a détaillé la famille royale Dellmer. "Je dois avouer..." Il continue, de son phrasé tanguant, "Je n'aurais pas pensé... pas vraiment cru que... Tu aurais pu réunir autant de monde autour de toi, Samson."
"Quelques Guildes sont manquantes," note la contrebandière, soufflant la fumée de son cigare, sans se formaliser de cette pique, "mais Luke parlera en leur nom."
"Ce n'est pas Helen qui a réuni tous ces gens," note Emyl, enfoncé dans son fauteuil, son sabre négligemment posé contre son accoudoir, "Mais Night. Sans lui, aucun de nous ne serait là."
Le Ménestrel va se défendre de ce compliment inattendu, mais Finnegan ne lui en laisse pas le temps.
"Oui, peut-être," admet le ThreeSix, s'étirant de tout son long, confortablement installé, "Mais... Je pensais que votre petite organisation... révolution, assemblée de révoltés, petite sauterie de camarades..." Il laisse couler un regard le long de la table, contemplant des visages présentant divers états de consternation, "Je suis surpris de voir que vous étiez vraiment... Sérieux. Et même avec les Oubliés à vos côtés... Impressionnant."
Enora lève un sourcil vers lui. Il le remarque, et lui envoie un petit geste du menton. Autant un salut qu'une provocation légère. Elle lui offre en échange une moue dubitative qui le fait glousser.
"Ceci étant fait," continue Helen, ne se permettant pas d'afficher un air las malgré l'apparente difficulté de cette réunion, Enora la plaignant d'avance d'organiser de telles négociations, "nous sommes ici réunis pour exposer nos progrès à notre invité ici présent."
Elle montre Finn de sa main droite, qui singe un salut militaire de la mauvaise main au petit groupe de convives.
"Nous attendons beaucoup de notre association avec son groupe de..." Elle marque un temps, cherchant à ne pas dire "terroristes", mais faisant tout de même sentir à Finn qu'elle hésite, "de combattants pour la justice," décide-t-elle, finalement. "Mais la participation des ThreeSix, ainsi que leur alliance, est dépendante d'une action de notre part. Une preuve de notre bonne volonté."
Helen explique brièvement la situation et le contrat qu'ils ont passé avec Finnegan, avant de demander à tous les participants de faire un tour de table pour détailler à leur "invité", l'utilité de chacune des parties présentes dans la pièce.
Long moment de diplomatie où chaque chef, de Guilde ou militaire, fait étalage de ses moyens, sous l'œil d'un Finnegan toujours plus intéressé par ce qui lui est révélé.
Les Guildes sont prêtes à soutenir l'effort de guerre. Sur douze Guildes, neuf ont entièrement embrassé la cause révolutionnaire. Elles fournissent la révolution en matières premières, médicaments, espions...
Les Ménestrels, tels que l'expliquent longuement Muse et Nightingale, en charge de la préparation du spectacle de l'Indépendance, sont toujours en train de composer un brûlot libertaire qui, s'il est bien préparé, correctement proposé à la foule, peut changer radicalement la donne.
Nightingale leur chante même rapidement un extrait de sa nouvelle chanson, de son hymne révolté. Qu'il a l'intention de répandre parmi le peuple d'Hillmoore le plus vite possible.
"Tu sais que l'on parle d'Embers partout à l'Assemblée," note Enora, quand il a fini, après que tout le monde ait jugé sa composition comme digne de faire se lever les poings de toute Basse-Terre jusqu'à à Golden Teeth. "Les PrésiDucs envisagent de commencer à rechercher ce voleur activement, tellement le peuple parle de ses exploits."
"Tu es en train de donner vie à ta légende, Night," note Wander, pensive, en bout de table. "Fais attention que ta création ne t'échappe pas complètement."
"Embers est une idée," le Ménestrel les tranquillise d'un geste. "Une chimère pour le peuple. L'Assemblée n'a aucune preuve de son existence."
"Sauf que les voleurs continuent de faire parler d'eux," note Enora. "Ils ont réussi à cambrioler le manoir Tally sous le nez de la Garde. Les casaques ont failli tourner chèvres."
"Ils les ont tournés en ridicule," acquiesce Emyl, " Ils ont même réussi à glisser du charbon dans les poches des Gardes en faction à la porte."
Helen étouffe un reniflement amusé sous un raclement de gorge très opportun.
"Comment est-ce que ces petits rigolos ont réussi ce coup-là ?" demande Drachan, de son lourd accent de Basse-Terre, ses poumons pleins de poussière de métal rendant sa voix rauque comme un crissement de charbon. "Ils sont en passe de devenir des légendes de l'autre côté du fleuve."
"Il faut pas s'étonner que les gens dans la rue, qui ont vent de ces exploits par les domestiques de High City," explique Moorlagh, lissant sa barbe d'un air pensif, "pensent qu'Embers est réel, puisqu'on a aucune idée de l'identité réelle des voleurs qu'on voit sur les affiches placardées partout du Coeur au MeatShop..."
"Enfin, si, nous, on sait très bien qui c'est," Helen porte un œil inquisiteur sur Nightingale. "Et je les préfèrerais avec nous que dans la rue, en ce moment."
"Le Matin Pourpre nous apportera des pistes de négociation." Le Ménestrel essaie de garder un visage neutre, mais Enora pose une main sur la sienne, sous la table. Elle a senti, depuis son arrivée, que la vie de son ami ces derniers jours avait été particulièrement difficile... Il leur faut trouver un moment pour parler.
Mais les conversations s'enchaînent. Le spectacle de l'Indépendance est au centre de toutes les préoccupations. Le parti de la Révolution veut faire en sorte que le peuple se rende compte à ce moment-là de la manière dont le gouvernement les traite. Utiliser ce spectacle comme un électrochoc.
Les Dellmers présents sont dubitatifs quand à la possibilité des citoyens de remettre en cause leur autorité suprême.
Pendant que les Citadins essaient d'atténuer leurs inquiétudes sous les yeux de Finnegan qui regarde ces conversations passionnées les yeux plissés, bien au chaud sur sa chaise, si immobile qu'on pourrait l'oublier, mais parfaitement concentré.
Enora, qui se garde d'intervenir sur ce sujet compte tenu de sa position, remarque la manière dont Night, dès qu'il s'agit de musique, joue machinalement avec l'hexadisque flambant neuf qui pend le long d'une chaînette de métal à sa ceinture.
La PrésiDuchesse est au courant des regrets du Ménestrel quant à ses anciennes compositions. Sait qu'il possédait dans son ancien hexadisque des trésors, dont certaines des anciennes orchestrations copiées de son Maître. Elle sait aussi que sa longue recherche pour retrouver son répertoire de métal est infructueuse. Malgré de longues fouilles auprès de tous les antiquaires de la ville, de tous les marchands itinérants...
Mais il ne se plaint pas. Ne se plaint jamais. Nightingale, de plus en plus fatigué à mesure que passent les jours, se contente de tenir le cap, sans jamais se préoccuper de lui-même, sans jamais demander d'aide. Faisant passer la Révolution au premier plan.
En prenant tendrement la main de son ami qui lui accorde un sourire doux, Enora se souvient de la conversation qu'ils ont eu avec Emyl la vieille, précisément à ce sujet.
Nightingale est en train de s'épuiser.
Cela leur fait peur à tous les deux. Pas seulement parce que sans lui, les chances de négociations entre toutes les parties de la Révolution s'avèreraient difficiles, mais... Parce que la présiDuchesse n'arrive pas à imaginer que lui, si solide, puisse finalement ployer sous le poids d'un devoir trop lourd pour ses épaules pourtant si larges...
Mais il n'est pas un titan, hélas, ses forces s'amenuisent... Enora souhaite qu'il puisse prendre du repos, mais comment se reposer alors qu'ils sont tous pris dans le tourbillon d'actions qu'ils ont eux-mêmes déclenchées.
Finalement, après ces palabres essentiels mais interminables, la discussion se dirige enfin sur le vrai sujet de la Réunion.
L'attaque de l'orphelinat.
Tous sont tombés d'accord sur la double nécessité de se débarrasser de cet endroit pourrissant les racines même de la cité de son ignoble présence. Pour le bien des enfants, en premier lieu.
Face à la révélation longue et douloureuse que Nightingale et Finnegan ont fait de ce qui semble se passer là-bas, le fait de s'allier les ThreeSix semble même passer au second plan dans les esprits de tous.
Enfin! Enora, tout en se levant, attrape près de son fauteuil les plans qu'elle a ramenés du cadastre des archives de l'Assemblée. Ramenés...Volés, serait un mot plus juste.
Mais personne n'a besoin de le savoir.
Devant le silence patient de la tablée, elle déroule sur la table plusieurs grandes cartes en surimpression les unes des autres.
"Voici," présente-t-elle, "les plans cachés du Matin Pourpre. Enfouis avec précaution dans un coffre auquel on ne peut accéder qu'avec des accréditations de PrésiDuché. Un coffre sans nom, relié à rien, mais tout de même annoté sur le registre avec son contenu. Ce qui nous a permis d'y accéder hier soir."
Tous ceux qui sont autour de la table, Finnegan en premier, se penchent avec avidité sur ces papiers, la félicitant de sa trouvaille bienvenue.
"Comment tu as fait pour y accéder ?" demande Helen, détaillant le papier avec un œil avide. "Il ne faut pas des clés spéciales pour dégoter ces genres de trucs ? Des clés marquées, faites par des artisans, ou je ne sais quoi ?"
"L'archiviste de l'Assemblée," explique la PrésiDuchesse, "est une vieille amie de la famille. Elle me devait une faveur. Elle a tous les doubles des clés de maître des coffres, il a juste fallu être gentille." Elle fait la moue. "Je suis déçue parce que je pensais y trouver aussi les titres de propriétés de l'endroit, mais rien, c'est à croire que personne ne possède ce lopin de gadoue."
"Je commence à croire," murmure le ThreeSix, regardant Enora sous ses paupières charbonneuses, "Que tu fais bien de rester là-haut, Langley... C'est bien utile ce genre de tour... de petits privilèges, oui, quand ils sont bien utilisés."
"On a aussi posé des questions," Emyl, du fond de son fauteuil, fait la moue, les traits tendus. "Pas aux PrésiDucs, mais aux domestiques. L'air de rien. Le nom du Candyman flotte dans l'air partout, des salons aux cuisines de la Haute... Les gens de maison en ont peur. Certains pensent que des fois, ce salaud se déplace à High City. Pour leur prendre leurs enfants."
"En Demi-Terre," énonce Chloé, elle aussi les yeux rivés sur le plan, "c'est un polichinelle utilisé pour faire peur aux gosses."
"Mes travailleurs ont aussi entendu ce nom passer dans les salons," souffle Kristal, ses doigts resserrés sur son porte cigarette. "Il est temps de faire cesser les activités de ce monstre."
"On est allé fouiller..." La voix de Ash renfrognée, s'élève depuis son fauteuil. "Près de cet endroit, l'orphelinat. Ces deux derniers jours. Aussi proche qu'on pouvait aller. On voulait être sûr de ce dans quoi on s'embarquait, être sûr de ce qui se disait. Et on a trouvé... Des choses."
"Des choses ?" demande Comet, glissant un regard vers son frère.
"Des tombes," indique Wander, l'air grave. "Des dizaines de tombes non marquées, dans des terrains vagues. Des sortes de fosses communes. Avec dedans des petits corps. Certains... Avaient souffert."
Un lourd silence tombe sur la table. Tous fixent avec un mélange de fascination horrifiée et de dégoût les plans face à eux. Les lignes droites sur le papier dessinant froidement les contours d'un abîme ayant déjà dévoré de nombreuses petites âmes.
"Des sépultures..."
Tous lèvent la tête vers Finnegan. Ses traits tirés, mâchoire serrée, ses yeux plantés sur les plans comme s'il voulait y déverser tout le napalm de la rage qui semble couler dans ses veines.
"Quand on aura fini," siffle-t-il entre ses dents, "on ira les déterrer... Tous ces petits jetés dans la boue. Et on leur donnera de vraies tombes, de vraies.... Marquées. Comme il le faut."
Il lève des yeux d'orage sur l'assistance. "Ce n'est pas une faveur, pas... Je ne vous demande pas de vous en mêler, de nous aider, mais... Les ThreeSix, c'est ça qu'on fera."
"On t'aidera," promet Nightingale.
"Même s'il faut qu'on prenne chacun une pelle et qu'on les transporte nous-mêmes jusqu'aux terrains abandonnés," ajoute Enora, sincère.
Ces mots semblent faire réfléchir Finnegan, dont la colère s'apaise légèrement.
"C'est bien beau," gronde Luke, qui ne s'est pas levé, contrairement à Muse, aussi choquée que tout le monde, "mais cela ne nous donne pas un plan d'action".
"Laisse-moi deux minutes, mon grand," souffle Helen, qui a fait glisser les plans devant elle, indiquant à tous les autres de se rassoir.
Finnegan et Emyl à ses côtés, ils parcourent tous les trois les feuillets apportés par Enora, jusqu'à ce que la Crimson aille elle-même chercher un plan des environs de la zone, et demande à Wander son assistance.
"Si je pensais qu'un jour je verrais ça," chuchote Comet, à son frère. Enora ne peut qu'approuver, jetant un regard complice à la Princesse.
En effet, la Skynninge, la chef des Crimsons, le ThreeSix, et Emyl en habits de la Haute, tous trois penchés sur le même plan. Côte à côte, discutant stratégie, à grand renfort de messes basses et d'annotations sur divers feuillets... Dans une relative entente...
Voilà de quoi en surprendre plus d'un.
"Je vois là la promesse d'un futur," souffle le Ménestrel, détaillant la scène d'un regard plein d'espoir. "Nous allons bien arriver à nous entendre, regarde ça..."
Enora hoche la tête, attendant, patiente, comme les autres.
"Bien !" Helen finit par accrocher le plan au mur, sur un tableau amené derrière elle par deux de ses Crimsons, les mêmes qui depuis le début de leur réunion leur servent petits gâteaux et tasses de diverses boissons chaudes, au grand désespoir de Ash, qui ne cesse de leur faire faire des allées et venues pour répondre à ses exigences de plus en plus loufoques. Prenant probablement plaisir à les ennuyer, note Enora.
"Nous avons donc déterminé un plan d'action," continue la contrebandière. "Les issues de l'orphelinat depuis les tunnels sont au nombre de quatre." Elle les montre sur la carte. "Chacune de ces voies d'accès se trouvent à des côtés différents de la bâtisse, ce qui nous permettra une tactique d'encerclement, et de leur couper toutes les voies de repli."
"Une ancienne voie d'accès que nous avions bloquée il y a plus d'une décennie, au début de la construction du bâtiment," explique Wander, prenant la parole d'une voix docte, "arrive en plein milieu du bâtiment principal. Au niveau, semble-t-il, du réfectoire. Il nous faudra une dizaine d'heures pour le déblayer, mais nous pouvons garantir son accès rapidement."
"Il faut bloquer toutes les issues," continue Finnegan, "Les empêcher de fuir, de partir, s'approcher au plus près et les prendre par surprise, en silence..."
"La manière forte ne paiera pas," explique Emyl à son tour. "Il faut éviter à tout prix de mettre les enfants en danger, et pour ça, une prise rapide, par surprise totale, ce sera la meilleure chose à faire."
"Notre peuple," reprend la Skynninge, s'avançant devant la table, "ne prendra pas de risques directs pour les Citadins. Peu d'entre nous vous accompagnerons à l'extérieur des tunnels, et seulement des volontaires. Mais nous ferons notre part du travail, pour vous guider, assurer votre sécurité. Cela dit, gardez en tête que seuls les enfants seront autorisés à venir vivre à Haetharei, vous n'avez qu'un droit de passage temporaire."
"Mais il faut que vous puissiez garantir qu'aucune de ces saloperies de moines ou de nonnes, ou leurs Gardes," intervient Ash, du fond de son fauteuil, "ne passera par les tunnels à votre place. On gardera les voies fermées jusqu'à votre retour. On est pas assez nombreux pour se permettre de prendre plus de risques alors que simplement sortir en ville c'est s'exposer à des rafles. C'est bien beau de vouloir s'occuper des enfants des autres, mais nos propres mômes..." Il s'interrompt quelques secondes, son visage mobile devenant dur et tendu d'une ancienne colère, "ne sortent plus sans surveillance. Même à plusieurs."
"La Révolution n'est pas uniquement pour le bien des Citadins," intervient Enora, plantant son regard dans celui du Prince. "Il est temps que les Oubliés prennent leur place en ville."
"Et bien je t'en prie," Ash lève le menton dans sa direction, "donne-moi la tienne, de place Peut-être que comme ça mon peuple échappera à la tentative d'extinction que le vôtre essaie de faire passer pour une action sanitaire. Si tu vois ce que je veux dire."
"Avant ça !" Helen s'est avancée, coupant court à toute discussion plus avant sur cet épineux sujet, empêchant Enora, Night, ou Comet de répondre au Prince. "Nous ne savons pas dans quel état nous récupérerons ces enfants..."
"Avec la permission de Sa Majesté," Véritas, se levant dans un concert de craquement d'os le faisant ressembler tout à fait à un vieil arbre sec sous la tempête, s'incline devant Wander, "une partie de mes Apothicaires parmi les plus talentueux attendra l'arrivée de ces petits."
"Nous n'avons pas besoin de plus de personnes que nécessaires dans les tunnels," la Reine le regarde, plissant les yeux. "Nous avons des guérisseurs. Des chirurgiens."
"Certes Altesse," répond Véritas avec déférence, "mais votre peuple est étranger à nombre des maux qui rongent les Citadins. Je suis certain que vos guérisseurs pourraient bénéficier de l'assistance de ma Guilde face à des pathologies virales, des infections, ou des symptômes précoces du mal des villes. Certes, nous n'avons pas les ressources des médecins de L'Œil, mais nous pouvons vous épauler."
"Il n'a pas tort," commente Luke, accoudé à la table. "Tu n'as pas les moyens de guérir ces gamins."
"Bien," accorde la Skynninge. "Les Apothicaires partageront notre hôpital avec les guérisseurs Dellmers le temps de se rendre compte de l'état de ces enfants. Autre chose ?"
"Un plan de bataille," Helen donne un coup du plat de la main sur la carte. "Ceux qui ne sont pas militaires, guerriers, ou stratèges, prenez une pause, parce que ça va être long. Et personne n'embête mes gens pendant que je ne regarde pas, c'est bien compris ?"
Cette dernière remarque s'adresse à Ash, qui fait mine de n'avoir rien entendu, en se levant pour aller vagabonder dans l'hospice de son pas lent de phasme vaguement excité.
C'est le moment que choisit Enora pour attraper un verre de liqueur et aller se délasser au balcon attenant à la salle de réunion.
Balcon tout de verre et de métal lui aussi, débordant de plantes aromatiques venus d'horizons bien trop lointains pour qu'elle puisse réellement les imaginer.
Elle s'accoude sur la barrière de fer forgé, avec ses élégantes volutes débordant sur la transparence du verre comme des vignes fossiles. Regardant, au loin, l'après-midi s'étirant par-dessus les bâtiments droits et froids d'Experiment Alley, la flèche massive de High City semblant tellement proche à travers le brouillard....
La sensation, ici, est si différente de celle procurée par le reste de la ville. Même en Basse-Terre, on sent la cité vivre, s'étendre sous ses pieds. Mais sur la rive droite...
C'est comme un courant qui s'arrête... Comme la vie qui se fige, qui coupe cette partie d'Hillmoore de son histoire. Est-ce cela, le futur, se demande-t-elle, buvant une gorgée d'alcool. Est-ce que plus bas, à Blade avenue, Blood avenue comme l'appellent les gens d'en bas, chez les militaires, et à Servant Side, on a la même sensation ?
D'être coupé de tout, de devenir spectateur du théâtre de la ville ?
Nightingale vient bientôt la rejoindre, ses doigts jouant toujours avec son hexadisque. Il est flanqué de Muse, qu'Enora a appris à apprécier ces derniers jours. Sage, malgré la tristesse qu'elle traîne comme un perpétuel voile de deuil. L'Éternelle Fiancée, et ses robes blanches...
"Tu ne prends pas part au plan de bataille ?" demande la PrésiDuchesse à son ami, accoudé près d'elle.
"Je suis un Poète, pas un stratège," répond le Ménestrel, le regard lointain, contemplant lui aussi les tours blanches, cliniques, de ce quartier scientifique.
"On ne sera utile à personne, là-dedans," ajoute Muse, s'asseyant sur un fauteuil de rotin derrière eux, refermant sur elle son manteau, se protégeant contre le froid toujours plus présent de l'automne. Givris approche à grands pas, et avec lui, les premières gelées.
"Les maladies sont à ce point inconnues de ton peuple ?" demande Enora à Night, dévorée par la curiosité.
Elle n'a jamais compris jusqu'où s'étendait le système immunitaire Dellmer, et a toujours pris leur résistance comme une légende largement répandue par l'Assemblée et les jalousies du peuple.
Bien sûr, en Basse-Fosse, le Ménestrel a démontré une extraordinaire résilience aux maladies, et même à la faim et aux privations, mais il ne peut en être de même pour tout son peuple, si ?
"L'épidémie qui a permis aux corporats de prendre le pays," explique Night, baissant les yeux, "a, selon nos ouvrages historiques, décimé la quasi-totalité de notre peuple. De quelques millions, il n'en est resté que quelques milliers. Mais ceux-là avaient développé une immunité totale aux infections communes au reste de l'humanité. Immunité qui s'est renforcée avec le temps. Nous ne tombons pas malades, ni ne succombons au mal des villes. Nos corps sont plus coriaces que les plus coriaces des Citadins... Ce qui explique en partie notre isolement volontaire... Ouvrir notre sang à celui d'individus plus fragiles... C'est un don de notre plus grande force que beaucoup ne sont pas prêts à consentir..."
Il pousse un long soupir, penchant sa nuque, laissant ses mèches noires tomber devant son visage.
"Mais ce protectionnisme est un bouclier empoisonné... Nos populations sont obligées de voyager pour éviter la consanguinité des différentes Cours... Nous ne pouvons plus continuer comme ça."
"Pourtant, tu es prêt à faire ce sacrifice," note Enora, regardant avec inquiétude son ami dont même le maquillage n'arrive plus à cacher les cernes. "Si ton peuple commence à tomber malade... Personne ne soignerait un métis Dellmer..."
"Le choix de Wander est historique," commente Muse, derrière eux. "Surtout proposé par trois porteurs du Sang des Rois. Si j'en crois les légendes que tu traduis, Night."
"Le... Sang des Rois ?" La PrésiDuchesse se tourne vers la Ménestrelle, qui remonte son col contre ses joues, les pans de sa robe blanche battant contre ses cuisses dans le petit vent qui s'enroule doucement autour de la structure de verre.
"Les héritiers des Cours, ceux de lignée pure, seraient porteurs d'une sorte de sang particulier, un sang qui guérit," explique Muse. "Mais je ne suis pas aussi bien renseignée que Night..."
"C'est un vieux savoir..." Souffle ce dernier. "Qui a des fondations historiques. La lignée des Rois Dellmers venant des individus les plus résistants de notre nation vacillante qui ont pris les autres sous leur aile. Il se dit que le sang transfusé d'un des membres de la lignée royale," il montre à Enora la cicatrice à son poignet, que son amie connaît bien, et qui est un parfait reflet de la broche retenant le nid gris des cheveux de Wander, "que ce sang permettrait à celui qui le reçoit de récupérer plus rapidement de blessures sérieuses, et de guérir certains maux..."
"Et c'est vrai ?" Enora est à la fois stupéfaite de ces révélations, en apprenant toujours plus sur les Dellmers au contact de son ami, mais aussi terrifiée de ce que ce les gens de l'Assemblée pourraient faire de ce savoir.
"C'est ce qu'il se dit," explique Night, s'accoudant de nouveau à la balustrade. "Je n'en ai jamais été témoin moi-même, donc je ne peux rien affirmer. Et TamLin me garde que Wander, Comet, ou moi ayons à prouver la véracité de ce conte."
Il a l'air si las, soudain. Sa stature fière ne présente plus sa superbe habituelle, même avec son manteau sur le dos. Il rappelle à Enora, en cet instant, l'animal blessé qu'elle a rencontré au fond de Basse-Fosse, et qu'il était alors devenu.
"Night," elle pose délicatement une main sur le dos de son ami, entre les omoplates, "Est-ce que tu vas bien ? On a pas eu le temps de parler ces derniers temps mais... Comment tu te sens ?"
Le Ménestrel tourne vers elle un visage d'une gravité qui ne lui ressemble pas. Curieusement, cela fait ressortir l'aspect sculptural de ses traits princiers, tout en rendant compte de la gravité de la situation à la PrésiDuchesse.
"Les choses avancent," explique-t-il lentement, "une situation que nous n'avons jusque-là seulement rêvée est en train de se produire. Mais ce n'est pas tout. La suite n'est pas..."
"Il a le cœur brisé," le coupe Muse, vers qui Enora se retourne, pour découvrir l'air compatissant de la Ménestrelle. "Son voleur lui impose un silence de fer, et comme nous tous, Night n'est qu'un homme. Un homme qui pense que la Révolution lui rendra les faveurs de celui vers qui son âme soupire."
Enora lève un sourcil, avant de regarder Nightingale, qui ne répond pas.
"Ghost ?" demande-t-elle.
Nightingale hoche la tête, avant de lui raconter, succinctement, un déroulé d'évènements l'ayant entraîné dans une soirée improbable à l'Entre-Deux-Terres, puis au fond d'un pub du Coeur, la découverte d'un chardon, un baiser avorté, et une avalanche de quiproquos digne du pire des vaudevilles. Se terminant par Comet, prise probablement pour son amante... Ce qui en plus du ridicule de la situation touche au sordide... Pas étonnant que le Ménestrel soit épuisé.
"Comment est-ce que..." Elle en reste pantoise. "Comment est-ce que tu fais pour t'attirer des ennuis pareils ?"
"Si j'en crois Luke," soupire Muse, qu'un loup de son maître est venu veiller, en fidèle serviteur, "Notre Poète a un don pour les aventures complexes. Mais n'est-ce pas le propre de notre profession, et notre malédiction ?"
"Tu ne peux pas éternellement ménager les sensibilités de tous au mépris de ton propre bien," s'insurge Enora. "Tu as déjà accompli tellement ! Night. Va lui parler."
"Dès que la situation le permettra," le Ménestrel lui prend la main, apaisant malgré ses traits tirés. "Mais l'alliance avec les voleurs ne peut pas être compromise par ce que j'ai à lui dire. Et si nous passons près d'eux pour des arrivistes voulant destituer l'Assemblée pour notre propre bien, je me vois mal aller le détromper sur sa méfiance à mon égard avec seulement des vérités creuses dans ma besace. C'est aussi pour cette raison qu'il faut que l'action sur le Matin Pourpre ait lieu rapidement. Nous ne pouvons laisser les voleurs nous prendre en grippe et entretenir plus de défiance à notre égard. Il nous faut de quoi négocier avec eux, et l'orphelinat... Pourrait nous apporter cette opportunité."
La PrésiDuchesse le regarde, un instant, interdite.
Serrant la main du Ménestrel dans la sienne.
Depuis les premiers jours de leur amitié, elle l'a trouvé trop désintéressé, trop prompt à donner de lui-même en négligeant sa propre sauvegarde. Habitude qui n'est pas morte avec son départ de Basse-Fosse, il lui en donne encore la preuve.
Nightingale souffre, visiblement de ce malentendu sordide, souffre de voir son voleur loin de lui... Et pourtant, c'est à la Révolution qu'il pense...
Mais... Elle n'a pas le cœur à tourner d'avantage le couteau dans cette plaie vive, n'a pas le cœur à lui dire de penser à lui-même. Car ils sont faits du même bois...
"Je te comprends," avoue-t-elle. "Cet homme, que mon Oncle m'a fait rencontrer, Lord Hexel... J'ai accepté de le revoir."
Elle n'a pas eu le temps de raconter cette histoire à ses amis. Mais là, sur ce balcon, dans le silence et le vent, d'un après-midi qui s'étend doucement, le soleil amorçant sa descente vers le fleuve, au loin, et les tours toujours présentes de High City, elle évoque ce gala. Sa rencontre avec le Seigneur Général d'Ermir. Et ses craintes.
Elle pressent que sa famille désire vraiment une alliance avec lui, ce qui la révulse.
"Je ferai tout ce que je peux pour reculer ce moment," explique-t-elle, "je pense que l'affaire ne sera pas menée avant l'Indépendance, mais... Je ne peux pas partir de la Haute, pas maintenant. Les informations que l'on peut en ressortir, comme ce plan que j'ai pu trouver hier, sont trop précieuses..."
"C'est un sacré risque, Langley..." La voix de Finnegan, qui vient se poster près d'elle de son pas tanguant, un verre de liqueur dans la main. "Vous faites une belle brochette de sacrifiés, tous... Une belle... brochette de fous. Tu es sûr de vouloir faire ça ?"
"Prétendre à me marier ?" Elle lui jette un regard en coin, ne sachant pas trop comment prendre leur soudaine proximité. Elle ne peut s'empêcher de remarquer que, sur ses guêtres, l'emplacement du couteau qu'il lui a donné demeure vide. Tandis que l'arme pèse toujours de son poids presque trop rassurant dans la poche de la PrésiDuchesse.
"Les mariages, dans la Haute..." Il renifle, balançant sa tête d'un côté puis de l'autre, tout en regardant attentivement le jardin d'Helen, "ce ne sont pas des.... Enfin. Ce sont juste des alliances. Des contrats... Il n'y a pas d'amour ni de... Il n'y a jamais d'amour dans la Haute... Peut-être auprès de ceux qui décident de marier des courtisans voulant se mettre à... à la retraite ? Au vert. Au chaud. Mais... Est-ce qu'on peut parler d'amour, là encore ?"
"Les courtisans ne sont pas des gens dénués de sentiments," défend le Ménestrel.
"Peut-être pas, non..." Le ThreeSix lui offre un clin d'œil. "Mais... Ton idéalisme, Langley, jusqu'à aller partager la couche d'un... dignitaire, noble Seigneur Général... Tu en es sûre ?"
"Si ce mariage m'éloigne de Hillmoore," continue-t-elle, "je ne serai plus d'aucune utilité à la Révolution, et même, mon appartenance à ce mouvement, une fois mariée, si quoi que ce soit est découvert, pourrait provoquer un acte de guerre entre Ermir et Hillmoore... Je ne peux pas laisser ça arriver. Il faut empêcher ce mariage, mais cela ne m'empêchera pas de prétendre y participer, même en traînant des pieds, devant la Haute..."
"Jeu dangereux, PrésiDuchesse..." Finnegan lui offre son sourire de chat, la regardant de haut en bas. "Peut-être un peu trop dangereux... Tu as beaucoup à y perdre... Tout comme ta participation à l'attaque du Matin Pourpre... Tu es certaine que c'est ta place ?"
Enora se tourne vers lui, mains sur les hanches.
"Et quoi ?" Demande-t-elle un peu plus vive qu'elle ne l'aurait désiré. "Qu'est-ce que je peux y perdre ? Ma vie ? Tu sais ce que c'était, ma vie, avant d'aller en prison ? Non, tu n'en as aucune idée, parce que tu fonctionnes sur des présupposés qui donnent sens à tes idées maniaques, et qui alimentent ta croisade, mais navré de te détromper ! Il y a aussi des bonnes gens, en Haut. Dont mon père, et je ne te permets pas de l'insulter !"
Il penche la tête, riant un peu, surpris, mais elle ne le laisse pas se défendre.
"Et qu'est-ce que je pourrais perdre d'autre ?" Elle a un geste nerveux, levant ses mains au ciel, "Quoi, qu'est-ce qui vaut que je me batte, à ton avis ? La vie des gens d'En Bas ? Mes illusions ? Ou bien ma position ? Hein ? tu crois que je suis accrochée à mon rang, à mes privilèges, mais enfin, regarde-toi, regarde nous !"
Elle avance d'un pas vers lui, rentrant dans son espace. Il lui tient tête, l'écoutant, fasciné.
"Ma position, très bien, parlons-en. Il y a quelques années, tu étais un employé de bureau. Et même avec des galons, je suis navrée, mais c'est tout ce que tu étais aux yeux de ma famille. Un bureaucrate, un sous-fifre, à peine regardable. Et tu m'aurais dû le respect. Le respect !"
Elle plante un index dans le plexus de Finnegan, qui darde sur elle ses yeux charbonneux, dénués de tout humour.
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La Ballade du Pont des Anges - Tome 1 - Nightingale
Fantasy(VOLUME 1 TERMINÉ.) (TW : violence morales et physiques, mentions d'abus sur mineurs, descriptions graphiques, slow burn.) Nightingale est doué, charmeur, il traîne derrière lui nombre de mystères, c'est le meilleur Ménestrel de tout Hillmoore. Gh...