Chapitre 9 : Après la Longue Nuit

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            Ghost est en train de finir de faire réchauffer dans une poêle au-dessus de son réchaud le petit déjeuner que Pépé lui a laissé devant la porte, quand il entend derrière lui un remue-ménage de draps annonciateur d'un corps qui se réveille.
À peine le temps de verser ses œufs brouillés dans une assiette à côté de tartines de pain noirs recouvertes de champignons grillés, d'attraper au vol une fourchette et un couteau dans son évier, qu'il se retourne vers un Ménestrel un peu groggy, S'asseyant avec difficulté sur le lit, ses cils papillonnants lourdement, son maquillage de la veille à moitié effacé par les draps, étalé sur ses pommettes, ce dernier a l'air d'avoir du mal à se souvenir de l'endroit où il se trouve.
Ghost ne peut pas lui en vouloir, après tout, les derniers jours ont été riches en évènements. Suite à son épuisant spectacle, et à sa disparition vers High City, Night est rentré à une heure indue, sentant fort l'alcool et les capiteux parfums de la haute. Ils ne se sont couchés qu'à l'aube.
Étrangement, le voleur a bien dormi. Sans rêves, comme une souche. Et la présence du Ménestrel à ses côtés n'y était sans doute pas pour rien...
D'habitude, le voleur ne partage pas ses nuits, il évite soigneusement de s'endormir auprès de n'importe qui d'autre que Krit.
D'habitude, même avec Merv, ou Copper, il répugne à baisser autant sa garde...
D'habitude...

Mais ses habitudes n'ont pas l'air de bien s'accommoder de la présence du Manteau Bleu dans les parages...

"C'est l'odeur de nourriture qui t'a réveillé ?" Demande Ghost, posant sur les genoux de Nightingale son assiette pleine et fumante. "Ou j'ai fait trop de bruit ?"
"Mmh ?" Le barde n'a pas encore totalement émergé, et attrape plat et couverts sans trop comprendre ce qui lui arrive. Avant de s'ébrouer d'une manière presque comique, faisant voleter sa tignasse, lui donnant parfaitement l'air de l'aimable corniaud qui sort de la sieste, et d'ouvrir tout à fait les yeux. "Oh, non, tu ne me dérangeais pas, mais j'ai probablement plus faim que je ne le pensais... Merci !"
Il baisse son regard vers son assiette, et sans même sortir du lit, commence à attaquer sa nourriture avec appétit.
Le voleur étouffe un petit rire nasal, puis se saisit de la chaise posée devant le bureau, débarrassé des vêtements qu'il avait envoyés valdinguer la veille, et s'y assoit à califourchon, regardant le Ménestrel manger.

Si Ghost a bien dormi, il s'est réveillé une bonne heure plus tôt, midi bien tassé sonnant par la fenêtre. Et il a eu la surprise de se découvrir enroulé autour du Ménestrel, qui rêvait comme un bienheureux, enfoncé de plein pied dans le sommeil du juste, un bras passé par-dessus le voleur, et sa main dans ses cheveux.
Ghost a vécu ce réveil étrange à la fois comme une profonde mortification, savoir qu'il s'était laissé aller à proposer à son sauveur de dormir en sa compagnie lui faisant prendre toute la mesure de son ivresse de la veille, et à la fois comme un plaisir profondément coupable.
Le bonheur tout animal de cette proximité avec une personne auprès de laquelle il ne se sent pas menacé, une personne qui ne déclenche en lui que de profonds sentiments d'affection, était teinté d'un sentiment de malaise.
Il ne se sent pas avoir droit à cette affection. Ne peut réellement s'y abandonner.

Pas après les aveux que Nightingale lui a fait à propos de Basse-Fosse.
Bon sang... Basse-Fosse.

Le voleur laisse errer son regard sur le Ménestrel qui, poussé par son estomac, dévore son assiette avec appétit.
Jamais il n'aurait imaginé que sous ces boucles noires, et les sourires fendant ce visage illuminé de musique, ne se dissimulent les stigmates de huit ans en enfer.
Alors, certes, Ghost a connu le Matin Pourpre. Il a vu et vécu des choses dépassant l'innommable. Mais Basse-Fosse... Un trou infernal, gueule béante de l'oubli, creusée au nord des Mines, loin de la ville. La moitié de la population carcérale y meurt lors de la première année d'emprisonnement. La majorité de ces décès, souvent brutaux, ayant lieu durant le premier mois après leur arrivée derrière ces grilles maudites.
Si ce n'est sous les coups des Gardes, c'est à cause des conditions sanitaires déplorables, du manque de nourriture, et suite à des bagarres des gangs de la prison...
Les Oubliés ne tiennent pas là-bas, et avec ses tatouages, Night n'a pas pu camoufler son identité bien longtemps. Comment a-t-il pu survivre ? À quel point est-il moralement solide, et physiquement apte, pour avoir tenu aussi longtemps dans un tel mouroir ?
Ghost ne lui posera pas la question... Si lui ne souhaite pas parler plus avant de son orphelinat, il ne se risquera pas à demander quelque chose d'aussi intime, n'obligera pas le barde à fouiller dans sa mémoire.

Savoir Nightingale perdu dans Basse-Fosse le ronge. Avoir la certitude que lui, Ghost, est responsable de cet exil, fait remonter une bile répugnante le long de sa gorge... Le voleur l'a envoyé là-bas. C'est à cause de lui que Night a fini dans le pire endroit imaginé par l'homme.
Et s'il n'y avait que ça... Ghost se mord la lèvre, pensif. Depuis qu'il a sauvé le Ménestrel, il n'a eu de cesse de lui dissimuler la vérité... De quel droit pense-t-il pouvoir dormir tranquillement dans les bras de celui à qui il doit tout mais à qui il se permet de si libéralement mentir ?

"Tout va bien ?" demande soudain Nightingale.
Assis sur le lit, il a vidé son assiette en un souffle, et depuis, détaille son logeur, un sourcil levé. Le voleur s'est laissé surprendre, perdu dans ses pensées.
"Tu as l'air complètement ailleurs," insiste le Ménestrel, croisant ses couverts dans son plat nettoyé de toute miette de nourriture. "Tu as assez dormi ? Attends, est-ce que tu as mangé toi aussi ?"
Ghost ne peut s'empêcher de sourire face à cette débauche de gentillesse.
"J'ai mangé," indique-t-il, pour apaiser l'air soucieux sur le visage de Night. "Et Krit aussi, ne t'inquiète pas. J'ai juste... Il faut que je te dise quelque chose."
"Oh..."

Nightingale pose assiettes et couverts sur la table de nuit, penchant la tête.
"Quelque chose d'important," risque-t-il, "si j'en juge à ta mine contrariée."
Ghost souffle longuement, et inspire. Comme s'il se préparait à plonger dans le fleuve depuis le Pont des Anges. Quand il faut y aller...
"Je ne sais pas si ton ami Emyl t'a mis au courant," commence-t-il, essayant d'amener le sujet par un angle pas trop frontal, "mais je préfère le faire moi-même avant que quiconque s'en mêle, histoire que tu saches sous quel toit tu loges. Je..." Il se sent bafouiller, sous l'or de ce regard patient. "Je suis membre de la Guilde des voleurs. Un de ses membres fondateurs, même. Premier Maître voleur de notre organisation... Hum..." Il fronce le nez, un peu déçu du manque de réaction du Ménestrel.
Ce dernier se contente de hocher la tête.

"Je te remercie de ta franchise, mais pour tout t'avouer," il sourit en coin, "Je n'ai pas eu besoin d'Emyl pour le comprendre. Même si je pense qu'hier soir tu l'as sincèrement vexé. J'attendais simplement que tu me l'avoues de toi-même."
"Je... Pardon ?" Ghost est à la fois soulagé, et stupéfait par ce revirement de situation. "Tu n'es pas... Surpris ou... En colère ?"
Le Ménestrel, qui s'étire en baillant, fait signe que non, avant de s'extraire de sous les couvertures, s'asseyant au bord du lit.
"Emyl est en colère," confie-t-il, passant sa main dans ses mèches noires. "Moi, je laisse à chacun son métier. Mais, honnêtement... Les meubles beaucoup trop riches dans un appartement dissimulé avec autant de soin, la collection de babioles de luxe, plus de costumes que certains bureaucrates n'en portent en une saison, et sans parler des crampons sous tes chaussures... Toi, et ton ami Mervin, vous avez l'air et la musique de votre profession. Pour qui sait observer, du moins..."

Ghost, levant un sourcil, n'est pas réellement surpris de l'intelligence du Ménestrel, mais il se met soudainement à se demander... Qu'à-t-il compris d'autre ?
Qu'est-ce que ce redoutable esprit a pu déduire en l'observant, finalement ?
Il a une brève pensée pour la latte de son parquet, sous son tapis, protégeant l'hexadisque... Et il décide de remettre cette pensée à plus tard. S'il a pu avouer faire partie de la Guilde sans retour de bâton, il ne peut pas pousser sa chance jusqu'à se confier sur l'évènement qui a changé leurs deux destins...
Il ne s'en sent pas capable. L'idée que Nightingale puisse lui en vouloir, le tenir responsable d'années de prison qui l'ont marqué, se logeant inconfortablement au fond de sa gorge...

"Ne fais pas cette tête," le Ménestrel, accoudé sur ses genoux, lui accorde une œillade chaleureuse. "Quelque chose ne va pas ?"
"Je suis navré pour ton ami Emyl," évite Ghost. "J'espère ne pas t'avoir causé de problèmes avec lui."
"Emyl ?" Nightingale lâche un petit rire, avant de renifler l'intérieur de sa chemise, perplexe. "Non, ne t'inquiète pas, il s'en remettra. Il en faudrait plus que ça pour entacher notre amitié. Mais je dois tout de même t'avouer qu'il m'a longuement mis en garde contre ta personne, et contre ta Guilde."
"Il a raison, cela dit," ne peut qu'opiner le voleur, encore stupéfait de la facilité avec laquelle le Ménestrel accepte ses révélations, qui n'en sont à priori pas vraiment.
"Uniquement parce que son travail de garde du corps le rend profondément méfiant," affirme le Ménestrel, décidant de se défaire de sa chemise, dévoilant le large tatouage dont la contemplation place Ghost face à des abîmes de sensations diffuses. "Mais je suis surpris que tu m'aies fait confiance si rapidement pour me confier ce secret. J'en suis profondément touché. Honoré."

Ghost se mord la langue.
Hier soir, quand il s'est confié au Ménestrel, il n'était pas totalement conscient, sa retenue coutumière lui échappant sous l'effet de l'alcool. Il se souvient d'avoir eu envie de pousser son sauveur dans ses retranchements, envie de lui confier ce dont il ne parle que peu, de le tester pour voir ce que ferait Nightingale de ces pans enfouis de son âme.
L'alcool le rend idiot... Mais le mal est fait.
Et la douceur, le partage sincère avec lequel ses confidences ont été accueillies ont achevé de cheviller une certitude entre ses côtes : à cet homme à qui il doit tout, et qui ne demande rien, il ferait confiance aveuglément. Il lui confierait sa vie sans hésiter.
Cette ville ne mérite pas un tel être humain. Ce pays, ce monde, ne mérite pas une créature telle que Nightingale. Ghost se battra s'il le faut pour préserver cette bonté et cette improbable innocence fleurissant dans la boue d'Hillmoore.
Mais ça, Nightingale n'a pas besoin de le savoir...
"Tu as décidé d'aider mon frère," répond-t-il, choisissant de passer ses réflexions sous silence. "Tu m'as aidé hier soir aussi. Je sais que je peux compter sur toi."
Il n'a pas envie de revenir sur l'incident avec cet homme qu'il a manqué de tuer. Il ne veut pas s'en souvenir. Et ne gardera de cet instant atroce que la gentillesse du barde. Rien d'autre.

"Est-ce que tu veux de nouveaux vêtements ?" demande ensuite le voleur, se levant de sa chaise. "Je ferais ma lessive demain, mais il va te falloir quelque chose de propre."
"J'irais me faire faire de nouveaux vêtements chez les Couturiers," énonce Nightingale, entreprenant de démêler ses longs cheveux du bout des doigts. "Leurs ateliers sont proches de notre entrepôt, et Wander m'a donné des pièces de tissus préparées par nos propres artisans de la Cour Enfouie. Ce sera prêt en quelques jours, ils me doivent quelques services, et c'est le bon moment pour en profiter."
Ghost l'écoute, tout en commençant à farfouiller mollement dans son extensive penderie, quelque chose le gênant encore. Et il ne sait pas particulièrement ce qu'aimerait porter le Ménestrel.
"Wander," demande-t-il, pour préciser quelque chose, "c'est bien la Reine des Oubliés ?"
"La Skynninge, notre souveraine," confirme Night, dans son dos.
"Et ben," souffle le voleur, entre ses dents, "elle t'a à la bonne."
Seul un petit rire lui répond.

"Quand je dis que je suis le Premier Maître de ma Guilde," précise Ghost, sans oser regarder Nightingale, restant focalisé sur son étalage de chemises, "je veux dire que... J'ai participé au cambriolage du cellier de High City. Celui à cause duquel les Oubliés ont été punis par la Garde ces derniers jours. J'ai été volontaire pour aller là-bas, et j'ai même aidé à la planification de ce coup."
Il tente un coup d'œil vers le Ménestrel, qui s'est levé, et fait quelques étirements sur le tapis. Son grand tatouage bougeant au rythme de ses mouvements et de ses respirations.
Si différent dans ses formes et ses motifs de ceux des Citadins...
"Tu aurais le droit de m'en vouloir pour ça," tente de nouveau le voleur, voyant que Nightingale ne répond pas, trop occupé à poser ses paumes sur ses orteils.
"Pourquoi veux-tu tellement que je sois en colère contre toi ?" Demande le Ménestrel, sans lâcher sa posture. "Je ne suis pas idiot, je comprends bien l'intérêt d'une telle publicité aux yeux de Basse-Terre, tout comme je comprends que vous ayez envie de faire la nique à la Garde. Qui le mérite, soit-dit en passant. La seule question qui vaille d'être posée, c'est : aviez-vous prévu d'accuser les Dellmers à votre place ? Pardon. Les Oubliés, comme tu dis."

"Plutôt l'inverse," avoue le voleur, retournant fouiller dans sa garde-robe. "Notre chef de Guilde n'a pas apprécié que la Garde fasse porter le chapeau à ton peuple..."
"Alors," expire le Ménestrel, se redressant, étirant maintenant ses bras loin au-dessus de sa tête, "Pourquoi est-ce que je te tiendrais grief de ce qui n'est pas de ton fait ?"
"Mmh..." Ghost hausse les épaules. Le Ménestrel est trop prompt à pardonner... C'est dangereux pour lui, d'offrir autant d'ouvertures aux gens qui lui ont fait du tort.
Le voleur en profite pour choisir un pantalon sombre, des guêtres noires, et... Il hésite pour la chemise.

"Je me demande néanmoins..." continue Nightingale, étirant ses épaules, "Au-delà d'un certain agacement de voir d'autres être blâmés de vos exploits, comment est-ce que ta Guilde perçoit ce qui est en train d'arriver à mon peuple ? Qu'est-ce qu'ils en pensent ?"
Ghost secoue la tête. Il redoutait quelque peu cette question.
"Mon Chef de Guilde," commence-t-il prudemment, ne désirant pas traduire l'identité de Copper, car s'il fait confiance à Night, son amie ne partage probablement pas sa foi aveugle, "n'est pas très... Elle ne voit pas les choses sous un angle..."
Il soupire, hésitant. Il n'a pas envie de mentir au Ménestrel, mais la réalité n'est pas très reluisante.

"Oh, laisse-moi tenter quelque chose," Nightingale continue ses étirements, assis à présent sur le tapis, "nous sommes des parasites, ayant choisi de vivre au banc de la société, des traines misères, refusant de nous inclure dans la vie des Citadins. Nos enfants, sales et indigents, traînent dans les rues, affamés et sans personne pour les surveiller. Sans compter que si on le pouvait, chacun d'entre nous tuerait le moindre Citadin qui passe sans même y réfléchir à deux fois..."
Il a récité ce verbiage bien connu d'une voix amusée, presque chantante, avant de lever la tête vers le voleur, qui lui renvoie une figure contrite.
Ce sont ces exacts mots qu'à utilisé Copper quelques jours auparavant. C'est ce que pense la majorité des habitants de la ville... Et lui-même s'est déjà laissé aller à partager ce genre d'opinions.
"Ne t'en fais pas," déclare tranquillement Nightingale, s'asseyant sur le tapis, "J'ai l'habitude de ces jugements hâtifs. Ce n'est pas une surprise..."

Puis, semblant réfléchir, pendant que Ghost se décide finalement pour une chemise d'un vert foncé qui ne déparerait pas avec le bleu du Manteau, le Ménestrel s'installe en tailleur sur le tapis.
"Tu m'as confié un de tes secrets," commence-t-il, un air de conspirateur sur le visage. "Il m'appartient donc de t'en confier un à mon tour. Un secret contre un secret, marché conclu ?"
Ghost, posant les vêtements sur le lit et s'accroupissant face à lui, est soudain intéressé.
S'il peut découvrir des informations sur son sauveur sans avoir à l'ourdir de questions, ou à aller fouiller dans ses dessous, alors il est partant.
"Marché conclu," répond-t-il, un peu provoquant, "Étonne-moi donc."

Night semble ravi de sa réponse, et se penche vers lui, commençant d'une voix basse.
"Je t'ai confié mon nom complet hier, si tu t'en souviens bien. Nightingale de la Cour Enfouie."
Le voleur hoche la tête, intrigué par cette entrée en matière.
"Les Dellmers," continue le barde, "n'ont habituellement qu'un prénom, sans épithète d'aucune sorte. Les seuls qui peuvent prétendre à un de ces titres sont les membres de la noblesse. Chaque ville de Sulver possédant en son sein une famille noble et un titre indiquant sa filiation. Parvis Poussière, Palais Brumeux, comme ma mère, etc... De la Cour Enfouie m'a été légué par mon père..."
Il laisse l'idée se faire dans l'esprit de Ghost, qui raccroche vite les wagons de son histoire. Et même s'il ne sait pas grand-chose sur la société des Oubliés, le voleur sait que les seuls nobles de ce peuple dont il ait jamais entendu parler à Hillmoore sont des membres de leur royauté. Ce qui veut dire que...

"Ton père était le Roi des Oubliés !" s'exclame presque Ghost, ouvrant la bouche, pris au dépourvu. Ce n'est pas vraiment surprenant d'apprendre que le Ménestrel a une place d'importance parmi son peuple, mais, à ce point... Cela explique la présence de la Reine le soir de l'ouverture de BloomFall, au concert... Et la manière dont elle semble veiller sur lui.
"Attends, mais ça fait de toi un Prince, non ?" demande de nouveau le voleur, s'asseyant face au barde, sur le tapis. "Est-ce que c'est comme ça que ça marche ?"
"Plus ou moins, en effet," répond Night, lui montrant la cicatrice circonvoluée s'étalant sur son poignet. "Cette marque, ainsi que notre nom, nous désignent comme membres de la lignée royale, mais au même titre que les autres nobles de notre peuple. Cela indique simplement que nous sommes en place dans la succession, pas que nous hériterons automatiquement. Le peuple a un pouvoir décisionnel fort sur le choix de son dirigeant. Mais je ne suis pas Prince," indique-t-il avec un sourire un peu lointain. C'est Ash, le fils adoptif de Wander, ma tante, qui a hérité du titre. Elle a succédé à mon père, son frère, après sa mort. Quand à moi, j'ai pratiquement abandonné mes droits sur la couronne pour aller rejoindre les Manteaux Bleus."

Ghost lui renvoie un regard étonné.
"Pourquoi..." il commence, s'embrouillant un peu dans ses idées, essayant de comprendre les tenants et aboutissants d'une société dont il ne possède pas les codes. "Tu sembles te soucier du devenir de ton peuple. Pourquoi est-ce que tu abandonnerais ta place dans la succession ? Est-ce que tu aimes la musique tant que ça ?"
Nightingale lui répond d'un petit rire, avant de secouer la tête, amusé.
"J'aime énormément la musique," dit-il d'une voix douce, se penchant vers le voleur, qui reculerait presque devant l'éclat luisant de ces pupilles dorées. "Mais il n'y a pas qu'une façon de servir les miens. Mon devoir auprès d'eux est dans la rue, comme avocat de notre culture. Et je le remplis avec beaucoup de déférence. "
Puis il se lève d'un mouvement assuré, et se dirige vers la salle de bain.
"Je t'emprunte ton baquet," annonce-t-il. "Je sens la mort, et je ne veux pas t'imposer ça. Ni à moi, d'ailleurs."
"Je pose les vêtements sur la paroi..." indique le voleur, joignant le geste à la parole, et retournant s'étaler sur son lit, pour laisser au Ménestrel son intimité.

Le voleur espère que son frère, qui était retourné faire la sieste après son petit déjeuner, n'a pas été trop dérangé par leur discussion.
Mais à en juger par le silence absolu qui sort de sa chambre, l'adolescent dort d'un sommeil de plomb. Époque bénie de l'adolescence où même les pires cauchemars et les plus mauvais souvenirs ne peuvent empêcher un être humain en pleine croissance de remplir ses dix heures de sommeil quotidien... Et les piqûres d'hormones ne font qu'aggraver le besoin de sieste de l'adolescent...
Le voleur, qui n'a pas à proprement un programme chargé aujourd'hui, ayant pour seule obligation de rejoindre Copper et Merv quelque part dans l'après-midi pour fêter le nouvel an avec les enfants de la Fondation, se retrouve à observer ses mobiles de verre, laissant son esprit dériver. Le Ménestrel, à en juger par les petits clapotis ravis sortant de l'arrière du panneau de bois, s'est plongé avec délice dans un baquet plein à ras bord.

Le voleur a vu plus qu'il n'aurait dû de la plastique du Ménestrel, et il essaie d'empêcher son imagination de se figurer la scène ayant lieu à quelques pas de là. Mais les fracas d'un corps nu se mouvant dans une si petite baignoire ne font rien pour l'aider.
Encore moins quand Nightingale commence à chanter pour lui-même, d'une voix un peu basse, mais toujours mélodieuse, riche.
Fredonnant une chanson que Ghost connaît bien.

Quand les grandes voiles bleues descendront
Du Nord où dorment mes espoirs
Mes légendes, ma famille et mon sang,
Mon passé sous mes paupières closes,
Quand la main tenant la clé,
Nous mènera à High City

En haut, en haut, en haut nous allons,
Depuis, depuis, depuis le brouillard
Au-delà des secrets et de la poussière
Nos doigts cherchant dans l'inconnu


Krit aime cette chanson, il l'a travaillée souvent... Légende d'Hillmoore, rengaine des pavés...
Création ancienne d'un Nightingale bien plus jeune, et peut-être bien plus insouciant...
Comment était-il, cet homme sans colère, tout en sourires et angles souples, dans sa jeunesse ? Ghost se le demande...

Une autre question lui brûle les lèvres, et il n'arrive pas à s'empêcher de lancer, alors que le Ménestrel fait une pause dans sa mélodie :
"Tu as plusieurs fois mentionné ton père. Tu as dit hier l'avoir perdu... Comment est-ce que sont partis tes parents ? Est-ce que tu les as connus ?"
"Ma mère est morte en me mettant au monde," répond rapidement la voix de Nightingale, accompagnée de lourds mouvements d'eau, comme s'il se redressait dans le baquet.
"Je suis désolé..." soupire Ghost, sachant que le moment est mal choisi pour se figurer son Ménestrel vaquant à ses affaires dans le plus simple appareil. Ses pensées commencent à étrangement dérailler, alors que... D'ordinaire, l'intimité des autres le laisse plutôt de marbre.
"C'est courant chez nous, hélas," l'informe Night, sans vraiment d'émotion. "Nous n'avons pas beaucoup d'enfants, et c'est toujours risqué, à force de nous reproduire entre nous, notre morphologie n'est plus vraiment apte à l'enfantement... C'est probablement une des raisons pour lesquelles notre peuple est en déclin."

"En déclin ?" Ghost fronce les sourcils. Avec le nombre d'enfants Oubliés qu'il croise en ville, il n'aurait jamais imaginé qu'ils puissent avoir des problèmes de natalité.
"Hélas, c'est la raison pour laquelle tant d'entre nous voyagent pour rejoindre d'autres villes plus lointaine, et renouveler notre patrimoine génétique avec d'autres lignées Dellmers," continue le barde, continuant à agiter l'eau probablement en train de se récurer de pieds en cap pendant que Ghost se concentre à toute force sur leur conversation. "Et pour répondre à ta question, mon père est mort l'année de mes onze ans."
"Oh..." Le voleur secoue la tête. "Je suis d'autant plus désolé... C'est probablement bien pire d'avoir connu quelqu'un et de l'avoir perdu que de n'avoir personne à qui penser... Je suis heureux de ne pas connaître mes parents..."
"C'est sage," concède Night, après un moment, plus aucun son ne trahissant de mouvements provenant de l'arrière du panneau de bois. "Vraiment sage. Mais je suis heureux d'avoir connu mon père. Il était mon modèle. Mon héros."

Ghost ne sait pas vraiment quoi répondre.
La seule figure l'ayant poussé en avant dans sa vie a été celle du Ménestrel, aperçue brièvement dans son enfance. Bien différent sans doute, de grandir aux côtés d'une personne que l'on respecte, et admire... Il essaye de prendre cette place dans le cœur de Krit.
Sans trop savoir s'il y arrive vraiment.
"Comment est-il mort ?" demande-t-il encore. "Je croyais que les Oubliés... les Dellmer," corrige-t-il, soucieux de ne pas vexer le Ménestrel, mais pas sûr de prononcer le mot correctement, "vivaient plus vieux que les Citadins. Que vous possédez une quasi immunité à toutes les maladies, et que votre espérance de vie peut parfois doubler celle d'un Sulverayn lambda."
"De-ll-meeer," articule Night, le reprenant gentiment, "le double 'l' se prononce 'tl' et le 'me' est plus grave, avec un 'h'..."
"Dè-tl-mèhr?" tente le voleur, pas vraiment sûr de lui.
"C'est ça," le Ménestrel passe ses mains par-dessus la paroie de bois, pour l'applaudir, dispersant quelques gouttelettes d'eau dans la chambre. "Et oui, notre immunité est effectivement bien supérieure à celle des Citadins. Mais nous demeurons humains, et aucun être humain n'est immunisé contre une bastonnade de la Garde..."

"Pourquoi..." Ghost se redresse sur le lit, le cœur battant. Le père de Nightingale a été tué par les Citadins ? Par la Garde ?
"Il est mort en prison," explique le Ménestrel, d'une voix neutre. "Comme tous les nôtres qui sont expédiés à Basse-Fosse. Peu d'entre nous y survivent, je suis la seule exception à cette règle... Il y a été envoyé par amour."
"Par amour ?"
Le voleur se sent soudain stupide dans cette conversation, faisant face à un passé bien plus lourd qu'il n'aurait pu l'imaginer.

La Ballade du Pont des Anges - Tome 1 - NightingaleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant