Chapitre 9 : Le cœur d'une Reine.

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(on approche de la fin... plus que trois chapitres... et je continue d'écrire le tome 2, promis) 

            Les jours sont trop courts, bien trop courts pour y ranger des activités de Ménestrels, composer des chansons pour inciter au changement, organiser un spectacle, être révolutionnaire utile à sa cause, ainsi qu'un bon maître d'apprentissage, se doucher et manger n'étant pas vraiment des options négociables... Quand tout cela est fait, il ne reste à Nightingale qu'un peu de temps pour, éventuellement, dormir quelques heures de-ci de-là, quand il n'est pas occupé à se faire du souci pour Enora ou pour tous les siens... Alors s'occuper de son cœur...
Quelle idée. A-t-on du temps à consacrer à ce genre d'affaires ?
Tout en arrivant dans le restaurant en bas de l'appartement de Ghost, il se dit que si, peut-être qu'il devrait y consacrer plus de temps... Parce qu'il s'est retrouvé malgré lui entremêlé dans un voile d'émotions, et n'y voit goutte...

"T'as l'air bien contrarié, mon gars," le hèle Mémé, occupée à mettre la table pour les clients qui arriveront bientôt, la matinée touchant à sa fin.
"Bonjour à vous," la salue le Ménestrel. "Effectivement, ma mine fait pâle figure en comparaison de votre éclatante santé."
La petite bonne femme pose ses poings sur ses hanches, lui accordant une grimace rieuse.
"Ta-ta, gamin," elle agite la poignée de fourchettes qu'elle tient dans sa main en sa direction. "On ne me la fait pas. Mon pauvre mari ne veut pas se mêler des histoire d'vous aut', mais moi je te le dis, tu as les yeux de la fatigue et du chagrin. C'est dommage, d'beaux yeux comme ça... Un problème ?"
Le Ménestrel lui accorde un sourire attendri par toute cette gentillesse presque trop familière, trop familiale.
"Ce n'est rien, je vous assure. Juste un brin de tempête, une houle légère sur la tranquillité de mes humeurs. Rien que je n'ai déjà connu."
Pourquoi se livre-t-il à cette quasi inconnue ? Peut-être parce qu'il ne risque trop rien, pas avec Mémé et ses bonnes joues rouges. Et qu'il n'a pas grand monde à qui parler de ce qui le ronge.

"Il est pas facile, hein ?" Elle s'approche de lui de son pas presque sautillant sous la masse de ses jupons.
"Qui ?" Demande Nightingale, plissant les yeux.
"Qui ça, donc ?" Elle lui donne une tape sur le bras en riant. "Le p'tit Ghost. Il est pas facile, ce gamin là. Des années qu'on le loge, il nous est arrivé tout cassé en quémandant une cachette. Et il plaît, le môme, y'a qu'à voir la masse de p'tits cœurs brisés sur son passage, tah. Mais il est aussi difficile à approcher qu'un chat sauvage couvert d'épines, teh. Ne t'en fais pas, va. Rien que le fait qu'il t'accepte sous son toit montre à quel point t'as la cote."
Elle glousse un peu, le gratifiant d'une œillade de haut en bas.
"Et on comprend pourquoi. Tu veux-tu un petit déjeuner avant de t'en partir par les rues? J'te le redis, t'as pas bonne mine. Tu veux pas paraître tout raplapla devant le p'tit voleur, pas vrai ? Allez, tiens..."
Elle lui met d'autorité deux pains fourrés dans les mains, avant de pratiquement le propulser dans la rue, arguant qu'elle a du ménage à faire.

Nightingale rit sous cape, une fois dehors. Cet échange imprévu et surréaliste lui ayant mis un peu de baume au cœur. Il part dans les rues de Shiny City, croquant dans son casse-croûte impromptu, se perdant en réflexions sur la formidable acuité des personnes âgées.
Car Mémé a vu juste.
Ghost a déserté son appartement pendant plus de deux jours, faisant croire au Ménestrel un départ définitif, ou, pire, une arrestation... Krit était inquiet, mais sous bonne garde, et se raisonnait en disant qu'il était déjà arrivé à Ghost de disparaître sans laisser de traces, et sans explications. Jamais bien longtemps, donc il ne perdait pas espoir.
Mais le Ménestrel n'a eu cependant aucun scrupule à utiliser son réseau, toutes les Guildes, tous les contacts, pour le trouver. Apprenant rapidement, par Joy, que le voleur résidait dans une chambre de son pub, loin des problèmes.
Rassuré de ne pas savoir Ghost entre les mains des Casaques... Nightingale a commencé à s'interroger.

Pourquoi Ghost, si avide pourtant de le revoir, d'entendre ses explications sur Memory Lane, a-t-il subitement disparu ? Laissant Krit sans nouvelles. Pour aller s'enterrer à l'Entre-Deux-Terres, qui plus est...
Quelque chose de grave a-t-il eu lieu ? Un accident, un chagrin quelconque ? Entre Ghost et Merv ? À cause des voleurs, de leur Guilde ?
Night, à ce sujet s'attendait à des représailles, à la visite de Copper, et n'a pas tenté de s'y dérober, n'a pas déménagé, déterminé à, une fois pour toute, essayer de gagner les voleurs à sa cause, à la cause de la Révolution... Les négociations ne seront pas faciles, mais après Finnegan... Il se sentirait même prêt à aller plaider sa cause devant l'Assemblée.
Mais même de ce côté rien... Pas de Merv, pas de Copper en train de le menacer d'attenter à l'intégrité de sa Guilde, pas d'actions envers les Ménestrels, aucune trace des voleurs... Rien qu'un appartement vide, et un Krit accroché à ses basques, mélancolique.

Nightingale a attendu, dans cette chambre. Partagé entre ses différents devoirs, mais revenant toujours sous la petite charpente décorée de mobiles de verres, qui, malgré les heures interminables d'écriture et de répétitions du barde et de son apprenti, semblent vides sans la présence de Ghost.
Fantôme perpétuel d'une présence diffuse que le Ménestrel semble percevoir dans chaque objet de cette maison, chaque odeur se fanant dans les draps, chaque vêtement oublié...
Il est revenu souvent, aussi souvent qu'il le pouvait. Pour finir d'arranger un instrument, s'occuper de son pupille, ou prendre des notes, en espérant que la porte s'ouvre enfin sur le propriétaire des murs.
Le Ménestrel n'a pas réussi à écarter de son esprit les aveux du voleur, ce chardon cousu dans sa veste, ce baiser avorté... Est-ce pour cette raison, finalement, que Ghost joue aux absents? Ou bien à cause de la dispute avec Merv ?
La possibilité qu'il soit, lui, objet des sentiments de son... du voleur... À cette pensée, toute logique disparaît pour laisser place à une émotion disproportionnée, qui a grandi dans sa poitrine, dans son corps entier, sans qu'il y ait pris gare. Si déterminé qu'il était à l'ignorer alors que ses racines se fichaient loin, loin au fond de son existence.
Nightingale doit démêler cet écheveau... Comprendre ce qu'il en est. Pour son bien. Pour ne pas se méprendre, pour savoir comment se comporter avec son trop énigmatique logeur.

Quand ce dernier s'est enfin montré sur son seuil... Il n'a opposé au Ménestrel que du silence.
Se contentant de revenir habiter chez lui sans y exister vraiment, sans mot dire. Sans rien laisser paraître, à part une distance obstinée qu'il garde drapée autour de lui comme une armure. Une distance qui grignote les viscères du barde avec violence.
Quand Nightingale a essayé de parler de Memory Lane, Ghost a sèchement répliqué qu'il ne voulait rien savoir. Quand Night, encore, a essayé de s'enquérir, avec le plus de détours possibles, de cette soirée au pub, Ghost a évoqué un mouvement guidé par l'alcool, et n'a rien ajouté.
Mais c'est faux... C'est faux. Evidemment que c'est faux.
Dans les regards à la dérobée, et cette présence constante qui veille sur ses épaules, qui l'accompagne en permanence, qui le suit à la dérobée parfois... Nightingale sent autre chose.
Et... Sans le concours de Ghost, il ne peut pas joindre la Guilde des voleurs, ne sachant pas où trouver Copper, dont la présence reste invisible, tant en Basse-Terre qu'en Demi-Terre.

Il pourrait forcer Ghost à parler, probablement, en le poussant à bout, mais... Il répugne à utiliser ce genre de tactique avec le voleur, ayant peur de perdre tout à fait sa confiance. Subissant ce mutisme inconfortable, espérant une explication qui viendra peut-être tout en se débattant avec les exigences d'une Révolution qui ne lui laisse que peu de répit.
Krit, entre-temps, tient lieu de flambeau entre les deux colocataires... Remplissant l'appartement d'un babillage qu'il voudrait enthousiaste mais qui sonne creux sous la soupente.
Les nuits sont froides dans ce lit trop grand, et inhospitalier. Aucun d'entre eux n'arrive à dormir.
Ils attendent... Night ne sait pas quoi, mais ils attendent...
Et le cœur du Ménestrel saigne.

Tout en cheminant vers le Cœur, le Ménestrel fredonne une chanson. Un nouvel air.
Artiste maudit par essence autant que par choix de carrière, il n'a jamais aussi bien écrit que livré à ses tourments. Idiot tragique qu'il est.
Suite à sa discussion avec Comet, qui a galvanisé ses idéaux de justice, son envie de montrer au peuple d'Hillmoore, de tout Sulver, d'autres horizons, il s'est remis au travail.
Créant un chant de révolution, d'union, meilleur encore que le premier, plus vindicatif. Fidèle à lui-même, il l'a teinté de ses chagrins, donnant à Embers, son héro de choix, les couleurs d'une révolte qui le tire en avant, qui lui fait croire à des jours meilleurs.

Mémoires entrelacées, cousues d'immensité,
Pères de nos pères, mères de nos misères,
Nous sommes la vague et le vent de ces landes perdues...
Embers, sous ton drapeau, nous marchons dans la brume,
Embers, à ton flambeau, nous embrasons ces rues
Les braises d'un avenir au bout de nos bras
Car nous sommes une seul voix,
Celle du peuple qui marche dans tes pas
Celle du peuple qui ne se rend pas


"Jolie ritournelle, petit oiseau..."
Nightingale s'arrête net, sorti de ses réflexions par une voix qu'il serait bien en peine d'oublier.
Il se retourne vers le nettoyeur de rues en blouse de travail qui l'a abordé dans cette rue passante, et lui fait un petit salut du bout des doigts.
"Serais-tu du genre à apprécier la poésie, sous tes dehors de dangereux révolté ?" Demande le barde, s'approchant de cet individu déguisé.
Sous son chapeau, sa perruque noire et les postiches de sa barbe font moins pour dissimuler son identité que l'attitude courbée et affairée qu'il affecte d'adopter.
"La poésie, mm ?" Le sourire de chat qui lui répond sous ces artifices ne laisse aucun doute sur son identité. "Poésie, oui, si tu veux... Ou plutôt... Chant de ralliement ? Ode à la rébellion ? Tu veux semer la poudre et le feu dans cette ville à mes côtés, Nightingale ?"

"Est-ce donc toi qui me suit comme mon ombre et dont je sens les pas collés aux miens depuis des joursb?" Le Ménestrel se poste devant Finnegan, plus curieux qu'apeuré.
Il a cessé de craindre le ThreeSix en découvrant la raison de sa trahison envers l'Assemblée. Certain alors de pouvoir s'en faire un allié.
Un allié aux mains rouges, certes, mais un homme d'une sensibilité rare sous ses dehors sanguinaires. Qu'il ne désespère pas faire revenir à de meilleurs sentiments... Pour peu qu'ils arrivent à museler son désir de vengeance.
Tout le monde a droit à une rédemption... Si Helen travaille à la sienne, alors le ThreeSix a ses chances.
"Pas toujours, non, pas toujours," s'amuse Finnegan, s'appuyant contre le balai qu'il tient dans sa main. "Beaucoup de gens s'intéressent à toi. Tu joues un jeu dangereux, très... Très dangereux dans ta quête d'alliance entre les délaissés... Tu sais... Certaines personnes ne sont pas faites pour... Pas faites pour s'entendre."
Cette diction hachée qui fait sa marque de fabrique... Un phrasé qui coule avec ses pensées, laissant croire à ceux qui l'écoutent que son esprit désordonné musèle ses ambitions. Mais Nightingale sait qu'il ne faut pas s'y fier.

"Nous avons tous un but et un ennemi commun," annonce calmement le barde. "Je sais que tu en as parfaitement conscience. Et il ne tient qu'à notre diplomatie de nous faire comprendre de ceux qui ont, comme nous, la même soif de liberté. Mais..." Il penche la tête, levant un sourcil. "Est-ce pour veiller sur tes intérêts que je te retrouve en permanence sur mon chemin ?"
Le ThreeSix hausse les épaules, nonchalant.
"Pas seulement..." Il hoche la tête. "Pas seulement... Je veux vous comprendre, tous... Enora, toi... Comment est-ce que des gens tels que... si différents. Comment, quels sont vos réels intérêts, la nature de vos âmes, de vos cœurs..."
"Nos cœurs sont sincères," argue Nightingale, essayant de saisir sa logique. "Malgré toutes nos dissemblances. C'est ce qui nous rapproche. Je souhaite que tu puisses le comprendre, en apprenant à nous connaître."
Finnegan a un petit rire.
"Peut-être, peut-être mais... La pureté à laquelle tu veux croire ? Croire... Elle n'existe pas ici. Et fais-moi confiance, je l'ai cherchée..."
"Au mauvais endroit, assurément..." Le Ménestrel perçoit bien, dans les mots de Finnegan, sa quête d'absolu. Et il le plaint... Oserait-il, plus tard, quand les circonstances seront propices, lui demander de raconter son histoire ? Car le Matin Pourpre n'est que la surface de ces circonvolutions mentales, il en est sûr.
"Sans doute..." Concède le ThreeSix. "Mais ne me laisse pas te retarder, tu as des choses à faire, semble-t-il..."

"Là où je vais," lui offre Nightingale, le prévenant gentiment, "tu ne peux pas me suivre."
"Moi non," s'amuse Finnegan, "mais d'autres vont essayer... Essaient. Ton voleur est très insistant..."
Le Ménestrel retient un soupir. Si Ghost lui colle encore une fois au train...
Oh, pour cette fois, il peut bien se laisser filer non loin de l'entrée d'Haetharei qu'il pensait emprunter aujourd'hui. En gage de bonne foi.
"Savais-tu," continue Finnegan, l'air de rien, regardant ses ongles, "que ton petit voleur et son ami se sont introduits dans le manoir Tally, il y a deux nuits de ça ?"
Nightingale lève un sourcil. Emyl l'avait tenu au courant de cette petite incursion dans High City, mais il ne connaissait pas l'identité du forfaiteur de ce cambriolage risqué... Cela dit... Ghost. Et sans doute Merv... Il aurait dû s'en douter. Il n'y a pas beaucoup de voleurs qui auraient ce cran...

"Emyl pense que cela coïncide avec les actes barbares d'Alcestia," réfléchit-il, demandant l'air de rien son avis au ThreeSix.
"Notre chère... Chevalier Capitaine, chère... Désireuse de satisfaire ses petits maîtres de l'Assemblée. Elle a a ravagé plus d'un commerce l'autre soir... Elle cherche les voleurs. Embers. L'Assemblée commence à croire qu'il existe. Ta propagande... Ça fonctionne bien."
"Embers n'est qu'une chimère, rien de plus qu'un héros de conte," Nightingale est perplexe.
"Pas pour les gens de la ville, ils se raccrochent à ton histoire... Ton histoire, tu leur a donné ce qu'ils... voulaient ? Ce dont ils avaient besoin. Sans le savoir. Ah. Et Alcestia. Elle cherche aussi des enfants..."
"Pardon ? Mais à quel dessein ?" Sans trop s'attarder sur sa création qui est, semble-t-il, partiellement en train de lui échapper, le Ménestrel se concentre, au milieu du flot des paroles désordonnées du ThreeSix, sur cette information d'importance.
"Je ne sais pas, et je n'aime pas ça," avoue Finnegan, tordant sa bouche dans un petit rictus d'impuissance. "Ça parle d'enfants volés... Quelqu'un d'autre vole les petits, les gosses ? Les subtilise aux nurseries, aux... Moines, nonnes, sous leur nez... Mais l'Assemblée veut récupérer ses agneaux... Je ne sais pas qui tire les ficelles. Mais... Enfin. Peut-être que les voleurs savent quelque chose... Tu en as un sous ton toit... Demande lui."

Le Ménestrel réfléchit intensément. Ces informations le plongeant dans un abîme de réflexion. Est-ce que les voleurs sont responsables d'une manière ou d'une autre de ces vols d'enfants ? Est-ce que cela à avoir avec le Matin Pourpre ? Probablement...
Ce quiproquo avec les voleurs n'a que trop duré. Une sérieuse discussion avec Copper s'impose. Si Ghost ne désire plus lui parler... Alors il faudra définitivement passer par son chef de Guilde.
Mais...

"Je vais prendre un risque en avançant cette idée," souffle le Ménestrel, regardant Finnegan lisser le postiche de sa moustache d'un air inspiré, "Mais peut-être vaut-il mieux avoir cette discussion avec eux une fois les enfants libérés du matin Pourpre. Beaucoup des voleurs de la Guilde sont des évadés de ce lieu maudit. Pour l'instant, à cause de ce petit incident au sortir de Memory Lane, ils n'ont pas l'air ouverts aux négociations, mais il y a fort à parier que faire cesser les activités du Candyman les mettra dans les meilleures dispositions à notre encontre... Peut-être même que c'est eux qui viendront vers nous..."
"Oh, je vois," le faux nettoyeur de rues lui offre un petit sourire content, renversant sa tête en arrière, "on fait d'une pierre deux coups... deux alliés... Tu me plais, tu sais. Ça sera intéressant, si on travaille ensemble... Peut-être, oui, mais... Rappelle-toi. On ne peut pas, jamais, non non, contenter tout le monde. Ahah. Mais tu vas essayer. C'est beau."
Le Ménestrel croise les bras, penchant la tête vers lui.
"La seule chose que j'essaie de contenter c'est mon envie de vous faire travailler tous ensemble... Avec les voleurs dans la poche, nous pourrions réussir à infiltrer la Haute de l'intérieur... À moins que chez les ThreeSix, vous ne soyez tous aussi doués pour l'infiltration et le déguisement."

Finnegan, s'appuyant avec ostentation sur son balai, lui envoie un regard chafouin.
"Non, ahah, non. Et puis," il secoue un index nonchalant devant le nez du ménestrel. "On ne travaille pas encore ensemble, tu te souviens, petit oiseau, prince des Rues... Fais ce que je t'ai demandé, d'abord, et ensuite... Nous verrons."
Le Ménestrel lui envoie un petit rire. S'attachant quelque peu à ce personnage... Finnegan, aux mains rouges, à l'âme trop noble pour son passé de bureaucrate. Folie douce enchâssée dans un corps de danseur ivre.
"Je te souhaite une bonne journée, sur ces entrefaites," indique-t-il au faux nettoyeur de rues. "Je pars régler nos affaires communes. Demain, à la première heure... Chez Helen. Nous avons rendez-vous."
"Cette bonne vieille Samson...J'y serai. Prince des Rues... Salutations..." Lui renvoie Finnegan d'un petit geste de la main, avant de retourner balayer les rues avec un enthousiasme tout professionnel.

Le laissant là, Nightingale reprend sa marche, optant volontairement pour des avenues passantes, se mettant à découvert.
Si Ghost veut le suivre, s'il a des questions, alors ce n'est pas le plus mauvais moyen pour lui en fournir... Pourquoi ne les pose-t-il pas directement est un problème que le Ménestrel remettra à plus tard.

Bien qu'il ne porte pas son manteau, aujourd'hui, des badauds le saluent avec entrain. Bonjours qu'il rend gentiment, mais sans s'attarder. Son rendez-vous du jour ne peut attendre.
Il arrive finalement dans une ruelle un peu salle du Cœur, jadis ravagée par un incendie, et pas encore rénovée. Mais une des façades barrées de planches n'est qu'une des entrées dissimulées des tunnels.
Les planches mobiles mal clouées sur un mur noirci d'une vieille suie donnent sur un un pan de pierres clos qui, quand on sait où appuyer s'entrouvre légèrement.
Cette manipulation, Nightingale l'effectue en bloquant la vue à tout éventuel poursuivant, n'allant pas jusqu'à révéler ce subterfuge au voleur, puis s'engouffre prestement dans la cité souterraine.

Cette partie d'Haetharei, il la connaît bien. Ces tunnels un peu plus bas que les autres, aux colonnes soigneusement agrémentées de sculptures d'animaux et d'antiques glyphes sont ses préférés de la ville enfouie.
S'il peut se targuer de connaître Hillmoore comme la doublure de son manteau, par en dessus et en dessous, cet endroit... Il laisse sa main traîner amoureusement le long de ces galeries, en reconnaissant chaque aspérité, chaque arche et chaque nœud de pierre.
Jusqu'à ce que les tunnels s'élargissent, petit à petit, les pas du Ménestrel se faisant plus vifs alors qu'il pénètre dans une salle plus grande que les autres.

Une travée de colonnes arachnéennes ornées de renards et de cerfs amoureusement représentés, symboles de l'Hiver, encadre la somptueuse allée de grès veiné d'améthyste surplombé par un plafond de contreforts et de clefs de voûte chargées de pierres semi-précieuses.
Malgré la poussière, malgré les flétrissures du temps et les craquelures, la majesté du lieu n'est pas altérée. Nightingale se dirige, ses pas se faisant presque timides sur ce sol qu'il aime tant, vers la nef de ce lieu sacré. Là où, sculpté dans le marbre le plus pur, se tient la statue de TamLin, dans ce temple dédié à son souvenir.

Le dieu, sous les traits d'un homme sans âge, est représenté assis sur le tronc d'un chêne encore vivace, encombré des roses ciselées de sa dernière demeure humaine la tête tendue vers le ciel, une flamme de granit brûlant sans éclat dans ses mains immobiles. Et bien que les traits de son visage soient noircis par le temps, que la douceur de ses membres de pierre se granulent légèrement sous une lente érosion... Il demeure.
Éternel, immuable dans son expression d'espérance, ses yeux tournés vers un toit qui n'a plus depuis longtemps ouvert vers aucun ciel.
Les Dellmers ont sauvé ce qui restait de son sanctuaire, des siècles auparavant. L'ont fait descendre sous terre par un procédé qu'aujourd'hui, peu d'entre eux seraient encore capables d'appliquer. Mais qui reste encore inscrit dans la Bibliothèque des Mémoires, sous la bonne garde de Wander.

Derrière le dieu, coule une source dont le ruisseau entoure le socle de la statue. Placée là pour enserrer symboliquement le feu sacré de TamLin, l'empêcher de se répandre. Nightingale va y plonger ses mains, profitant du clapotis de cette eau fraîche puisée à travers les entrailles de la terre dans des nappes phréatiques anciennes, inconnues de l'Assemblée.
S'agenouillant, les mains dans cette eau claire dont la légère morsure contraste avec la chaleur perpétuelle de sa peau, le Ménestrel entonne une prière, retrouvant les mots de l'ancienne langue Dellmer avec aisance.

Ici, il se sent bien, ici il a grandi.
C'est le dernier endroit dans lequel, malgré toutes ses caches, tous ses nids, il se sent chez lui. Sous l'aile bienveillante de TamLin, auquel il a dédié son destin.
Si tous les Dellmers prient, par habitude autant que par dévotion, les enfants de la Toute-Mère, peu sont ceux qui, comme lui, se sont liés à une seule entité.
Mais Nightingale n'a jamais eu l'impression de faire ce choix. Il s'est toujours senti attiré par TamLin, par son histoire, par sa légende et son destin d'homme, autant que par ce temple.
À la mort de son père, sa nouvelle femme l'ayant suivi de près dans la tombe, le Ménestrel s'est retrouvé seul responsable de sa petite sœur, héritier du sang de GreyCoat, un nouveau fardeau sur ses épaules de tout jeune Prince.
Malgré l'aide de Mama, il ne s'est pas dérobé à ses devoirs, déterminé à rendre Grey fier de son fils.

C'est par TamLin que Nightingale a trouvé sa voie. Celle de l'apaisement, celle d'une justice douce, d'une inspiration vers la lumière. La musique, qu'il chantait depuis tout petit, s'est mêlée à cette envie de servir les siens, et... Il a toujours senti l'impulsion de ce dieu, près de lui. Cette présence dans ses rêves, cette ombre bienveillante au creux de son regard...
Vers qui il se tourne, quand parfois, encombré d'une réalité trop sombre, il se met à douter.

Une voix vient se joindre à sa prière. Il n'a pas besoin d'ouvrir les yeux pour reconnaître la présence de Comet, agenouillée près de lui.
La main de sa sœur cherche la sienne dans l'eau de la source, et c'est leurs doigts liés qu'ils terminent leurs prières.

"Je n'étais pas venue là depuis très longtemps..."
Nightingale ouvre les yeux pour se plonger dans ceux de sa sœur, retrouver ces teintes dorées qu'il ne rencontre d'habitude que dans le miroir.
"Tellement de souvenirs dans ces pierres..." Il se relève tranquillement, lui offrant sa main. Les boucles cuivrées de Comet luisant dans la lumière du jour répercutée en miroirs le long des paroies du temple.
Elle n'est pas vêtue de ses robes de courtisanes, mais d'un intriguant mélange de coupes Dellmers et Citadines, son épais foulard rouge ornant le col de son veston, ses guêtres de cuirs passées sur un pantalon rappelant l'Ancien Royaume.
Elle a la prestance de son rang, Princesse Dellmer, fille de GreyCoat. Son sourire faisant apparaître des fossettes au creux de ses joues.

"Tu te souviens," demande-t-elle, contemplant avec lui la statue de pierre, portant une main à son cœur, "quand on venait jouer ici des heures... Tu chantais des chansons pour nous, tu écrivais tes poèmes... Parfois des histoires pour m'amuser pendant que Ash boudait..."
"Déjà, à l'époque," note le Ménestrel. "Comme quoi, on ne change jamais vraiment..."
"Toi, tu n'as pas tant changé..." Elle prend son bras, se serrant contre lui.
Comme lui, elle est grande, lui arrive presque à hauteur du front. Au milieu de toutes les perles du Creux du Jour, son visage éthéré, sa stature longiligne, et le contraste saisissant de ses cheveux cuivre sur la pâleur de sa peau en font une beauté vénérée bien au-delà d'Hillmoore.
Beauté rehaussée par sa douceur, son maintien de Reine d'un autre âge... Si elle n'avait pas abandonné ses droits à la couronne en rejoignant elle aussi une Guilde, le peuple l'aurait suivie sans se poser de questions...
Il ne se fait pas d'Illusions, des deux héritiers, ce n'est pas lui qu'Haetharei aurait choisi. Cela lui convient parfaitement.

"Prête à aller voir Wander ?" demande-t-il à sa sœur. "À plaider notre cause ?"
"Prête à lui faire entendre raison," elle hoche la tête, déterminée. "Allons-y."
Quittant le temple non sans un autre salut à TamLin, qui leur répond par le silence complice de son éternité de marbre, ils commencent le court chemin qui les mène vers le centre de la Cour Enfouie.
Croisant au fil des galeries nombre de Dellmers qui, surpris de les voir tous deux ici, leur renvoient des saluts polis, s'inclinant presque sur leur passage.
Mais ils ne s'attardent pas.
Traversant le bruissement affairé de la Cour principale, ses étals, ses vendeurs et ses constructeurs, jusque chez Mama Wander.

Qu'ils trouvent dans son salon, en train de lire près de Trisha, allongée sur les banquettes sous un monceau de couvertures.
"Mes enfants !" S'exclame la Skynninge, à la fois surprise et ravie. "Quel bonheur de vous voir !"
Elle se lève pour les accueillir, serrant Comet dans ses bras, puis Nightingale, tandis que Trisha leur fait un signe depuis sa banquette. Son ventre arrondi l'empêchant de se lever.
"Salut les frangins-frangines, on s'est perdus ?"
"Trish..." Comet se précipite vers elle, posant un baiser sur le front de la future mère qui se laisse faire avec contentement. "Comment vas-tu ? Comment allez-vous, tous les deux ?"
Trisha se débarrasse des couvertures qui l'encombrent, désignant la protubérance qui apparaît sous ses jupons.
"Ce petit démon fait la gigue et m'empêche de dormir," rit la tatoueuse. "Mais je ne m'en plains pas. Il est en meilleure santé que moi."

Comet hoche la tête.
"Fais attention à toi," dit-elle, avec un sourire lointain. "À vous deux."
"Tiens, regarde," Trisha tend sa main, que Comet prend avec précaution, avant de poser la paume de la Princesse sur son ventre.
Au bout de quelques secondes, le regard de la Princesse s'illumine.
"Il a bougé !" Elle laisse passer un éclat de rire, une petite trille qui pince le cœur de Night, assis près d'elles.
"Oui, tu vois !" Trisha laisse la Princesse poser ses deux paumes sur son bedon, avant de remarquer le visage doux-amer de Comet.

"Hey, tu veux pas enfin des tatouages ?" Demande la tatoueuse, devançant Nightingale qui sait à quel point le cœur de sa sœur doit être tiraillé. "Un peu d'encre te ferait pas de mal. T'en as jamais voulu, mais, qui sait... Un jour..."
La Princesse secoue la tête, d'un air doux, laissant Trisha se réinstaller confortablement sous ses couvertures.
"Ce n'est pas pour moi," avoue-t-elle. "Pas avant de quitter le Creux du jour."
"Ah," Trisha lui fait un clin d'œil. "Je n'oublierai pas ce que tu viens de dire. À l'instant où tu foutras le pied dehors, je serais là, compte sur moi. Mes aiguilles t'attendent depuis trop longtemps."

"En parlant d'enfants..." commence Nightingale, vers qui Wander lève un sourcil. "Mama, je peux te dire un mot ?"
"Oh, je me doutais que vous ne veniez pas me donner une visite de courtoisie par les temps qui courent..." La souveraine leur envoie à tous un regard patient, assise bien droite face aux trois autres, le frère et la sœur encadrant Trisha. "Nightingale, l'époque me manque où tu passais simplement ici raconter quelques histoires..."
"Mama," explique Comet, tenant dans sa main celle de Trisha. "Écoute-le. C'est important."
"C'est toujours important," la Skynninge a un geste las de la main. "Mais je t'en prie. C'est au sujet de Memory Lane, je suppose ? Je devrais remercier la Toute-Mère de t'avoir récupéré vivant, Night, et toi, Comet, d'avoir retrouvé ton frère et ton compagnon en une seule pièce. Mais vous avez été exemplaires dans les tunnels, je le note... Ma foi... De quoi s'agit-il ?"

Nightingale et Comet échangent un regard. Elle lui fait un signe de la tête. C'est à lui de commencer. Il va falloir trouver les mots, et les bons...
Et quitte à se lancer, autant y aller franchement.
"Finnegan ThreeSix est décidé à porter assistance à la révolution en échange d'un service," commence-t-il, sachant que cette partie sera la plus difficile à avaler pour la Reine et il compte bien la diluer avec la suite.
"Ta cour s'agrandit, Nightingale, tu crées tes propres suivants loin de notre couronne," note Wander, sous l'œil suspicieux de Trisha. "Et je ne sais quoi en penser. Quel est ce service qu'il vous demande ?"

Le Ménestrel prend une inspiration lente.
"Nous avons tous ici entendu parler du Matin Pourpre..." Il regarde les trois autres, qui l'écoutent attentivement, attendant la suite. "Finnegan... A été témoins de choses que l'on soupçonnait à peine..."
Il se met à raconter, détaillant sans fard ce qu'il a compris des discours de Ghost, de Copper, sur cet endroit abominable, avant de revenir à Finnegan, à la découverte du trafic révoltant ayant lieu d'Hillmoore jusqu'à l'étranger en passant par les salles glauques d'Experiment Alley.
Il ne cache rien. Insistant sur la détermination du ThreeSix à se débarrasser de cet endroit maudit, expliquant sa haine de l'Assemblée, et pourquoi il a mandaté la révolution.

"Et nous sommes déterminés à l'épauler," termine-t-il, après ces quelques minutes de discours. "Pour libérer les enfants du Matin Pourpre."
Un silence choqué qui accueille ses paroles. Il s'y était préparé. C'est beaucoup en peu de temps, mais il n'a pas la possibilité de faire des ronds de jambe et de ménager leurs sensibilités.
Pas quand il a besoin de la vérité crue pour les décider à agir.
Trisha, ses mains serrées sur son ventre, a un regard d'horreur absolue, Comet, connaissant pourtant le sujet, laisse ses larmes couler sur ses joues, et toute la retenue de la Reine ne peut l'empêcher de poser une main sur sa bouche, révoltée par ce qu'elle vient d'entendre.
Même Ash, qui est arrivé peu de temps après le début des explications, adossé à la porte de la cuisine, mâchant de la viande séchée, ne peut retenir une grimace.

"C'est dégueulasse," souffle Trisha, caressant son ventre. "C'est dégueulasse, les pauvres gamins..."
"Il y'a vraiment que des Citadins pour faire ça à leur propres mômes..." crache Ash. "Ils ont trop de petits, et au lieu de s'en occuper convenablement... Ils en font ça... Bon sang mais ces gens... Abuser des enfants ! Ça ne tiendrait qu'à moi..."
"Mais Nightingale," le coupe la Skynninge, peu encline, semble-t-il, à le voir repartir dans une énième diatribe, "Qu'est-ce que tu veux faire contre des gens pareils ? Et surtout... Qu'est-ce que tu attends de nous ?"
Elle plisse les yeux. Le Ménestrel sait qu'elle a compris ce qu'il avait derrière la tête. Se doute probablement de ce qu'il va lui demander. Il ne va pas la décevoir.

"Nous sommes assez nombreux à présent, avec Finnegan à nos côtés, pour paralyser les défenses de l'orphelinat, malgré la Garde et le clergé, et libérer les petits qui y sont prisonniers. Mais pour ne faire prendre aucun risque à la révolution, pour nous donner les meilleures chances de ne perdre personne, et s'assurer de trouver nos opposants démunis face à notre arrivée, j'ai besoin de ton concours, Mama." Il la regarde droit dans les yeux, sans ciller. "L'accès aux tunnels pour la Révolution, afin de surprendre le Candyman et ses garde-chiourme d'aussi près que possible, comme nous l'avons fait pour Finnegan. Et ensuite... Une maison. Pour ces enfants."
Wander, fermant les yeux, pousse un grand soupir.

"Attends, attends..." Ash s'est avancé dans la pièce. "Okay, ce qui leur arrive est répugnant, mais des gamins Citadins ? Ici ? À la Cour enfouie ? Dans les tunnels ?"
"Nous pouvons être leur refuge, Mama," continue le Ménestrel, sans un regard pour son cousin, "Nous pouvons faire ce qui est juste. Ils n'ont nulle part où aller, et nous sommes riches de caches par milliers, des dizaines de familles sans enfants... Ils n'ont connu que l'horreur. Rien d'autre que l'horreur... Ils ont besoin de nous."
La souveraine, les yeux dans le vide, pose ses doigts sur sa bouche, pensive. Elle pèse le pour et le contre... Tiraillée sans doute par les traditions qui pèsent sur la Cour, les interdits qui les protègent depuis des siècles. Mais... Jamais elle ne pourrait refuser frontalement une telle action, c'est contraire à sa nature.

"Mama," souffle Comet. "C'est juste des enfants... Juste des petits. Ils ne sont pour rien dans les conflits des adultes. On ne peut pas les laisser entre les mains de monstres, ou devenir des monstres à leur tour."
"C'est le moment d'être plus que ce qui se dit de nous," place Nightingale. "Le moment d'offrir ce que personne d'autre ne peut offrir. La vie. Dans cette ville qui se meurt."
"Tu ne peux pas être sérieux ?" Ash s'est avancé, de son pas lent, dans la pièce. "Tu te rends compte des conséquences ? Il ne s'agit pas juste d'un droit d'asile. Tu veux mettre notre ville en danger, notre immunité en danger, pour rattraper les erreurs d'Hillmoore ? On ne peut pas faire ce sacrifice, pas pour eux, pas au moment où les nôtres commencent à manquer par centaines, pris par les Casaques. Tu sais combien manquent à l'appel, juste cette semaine ?"
"Mais on ne peut pas les laisser là-bas non plus..." La voix de la Skynninge est lente, mais Nightingale sait qu'il est proche de la faire céder.

"Ash," déclare doucement Comet, se balançant légèrement d'avant en arrière, serrant la main de Trisha dont les phalanges saillantes dénotent d'une émotion violente, "Imagine que ce soit ton petit, là-Haut..."
"Oh non," le Prince s'avance vers elle. "Ne commence pas. Tu n'as pas le droit. Tu sais ce qui différencie un Dellmer de ces tocards de la surface ? Nous n'abandonnons jamais les nôtres. Même vous, vous faites encore partie de la famille, alors que vous êtes barrés. Même ton compagnon a été reçu ici, frangine, alors que c'est contraire à nos règles, alors...Joue pas à ça."
"Elle a raison, Ash," Trisha semble plus affectée à mesure que les minutes passent... Et comment lui en vouloir... "Si jamais quelque chose arrive à notre petit, on ne peut pas prendre le risque qu'il se retrouve là-bas. Le Matin Pourpre est trop proche de la Cour. On ne sait pas ce qui peut se passer dans la tête de ces bâtards de l'Assemblée. Nos propres gosses ne sont pas à l'abri de finir là-bas."

Ash vient s'agenouiller devant sa femme, lui caressant les cheveux.
"Et si jamais on accueille ces gamins ici," explique-t-il, "qu'ils grandissent avec nos propres enfants. On va mêler notre sang, perdre notre immunité, notre mémoire..."
"C'est notre immunité qui a rendu ta mère stérile, tu sais," Comet, l'air triste, fixe le plancher. "Qui a rendu celle de Night inapte à la procréation et l'a tuée en couche, qui cloue Trisha au lit dans la peur de perdre votre héritier... Peut-être qu'il est temps d'arrêter de vivre séparés... Peut-être qu'on a tous besoin les uns des autres... Pour survivre. La Cour ne survivra pas, veillée par nos cadavres..."
"Si on leur apprend nos coutumes, qu'on mêle nos histoires," le Ménestrel offre un sourire encourageant à sa sœur, "on pourra réussir là où tous ont échoué. Construire l'avenir commun."

Ash, pour une fois, reste interdit devant cette logique, mais continue à froncer les sourcils.
"Il n'y a pas que ça..." Intervient Wander, se levant, le menton haut. "Nous ne pouvons pas laisser ces gamins mourir sous nos yeux, nous ne serons pas les juges silencieux de petites victimes innocentes... Mais... Faire passer tes amis par les tunnels... Nightingale. Tu sais que cela revient à rejoindre la Révolution."
"Je sais," il se lève à son tour, lui souriant. "Mais cet avenir ne peut pas se construire sans nous. En étant acteurs, même lointains, d'une nouvelle phase de notre histoire, notre peuple, pour une fois, n'en sera pas écarté. Et je ne veux pas croire que tu sois moins bienveillante que Finnegan ThreeSix. Même lui a compris la portée des possibles que l'on peut atteindre une fois unis..."
Il extrapole un peu, pariant sur l'avenir, mais son coup porte, du moins s'il en croit le regard de Wander.

"Tu es conscient," demande-t-elle, s'approchant de lui, "qu'il n'y a pas de retour en arrière ?"
"Il n'y a rien pour nous en arrière, Mama," il s'incline légèrement devant sa tante, sa Reine, "Notre passé ne survivra que dans les veines de générations futures. Ne nous laisse pas devenir des Oubliés."
"Non mais !" Ash se pince l'arête du nez, toujours accroupi auprès de sa femme. "Je n'arrive pas à croire que je suis en train d'être témoin de ces conneries. Maman ! Pense à notre peuple !"
"J'y pense," répond-t-elle, posant son regard lourd de trop de devoirs sur son fils. "C'est pour ça que je vais faire appel à lui."
"Peut-être qu'elle a raison," souffle Trisha à son époux. "On ne peut pas laisser faire ça."
"Les Crimsons dans nos tunnels... Les ThreeSix... Nous aussi on a des enfants à défendre," rappelle-t-il, le visage dur, se tournant vers son cousin.
"Pas assez, hélas..." indique Comet, sans pitié.

"Ça suffit, suivez-moi." Wander tourne les talons, et passe la porte, leur montrant la sortie d'un geste impérieux.
Ash aide Trisha à se lever, la tenant à moitié sous son bras, et ils suivent la Skynninge, au sein même de la Cour.
À pas lents, la souveraine se dirige vers le grand trône de pierre posté au fond de la salle centrale. L'impressionnante volée de marches taillées à même le calcaire du sol l'emmenant, de marches en marches, devant les yeux de tous ceux qui, sur la place, ont compris que quelque chose se tramait, se rassemblant petit à petit devant leur Reine qui les embrasse du regard.
Les Skynninges ne montent sur le trône que lors d'annonces importantes. Que Wander se déplace jusqu'au haut de ce fauteuil immense n'arrive pas souvent...
La Cour fait silence, attentive, des dizaines de Dellmers cessant leurs activités, se déplaçant jusqu'au pied du trône, curieux.

La Reine parcourt la foule, laissant ses yeux glisser sur ses sujets. S'assurant de leur plus parfaite attention. Un à un ils se tournent vers elle. Jusqu'à ce que toute la salle centrale et ses galeries attenantes, vidées de ses artisans, se pressent devant Wander.
Nightingale, à côté des autres membres de sa famille, attend, au pied des escaliers, sagement. Le Ménestrel a le cœur qui bat. De ce discours, de cette tension dans l'air, peut dépendre le sort de toute la Révolution.

"Dellmers de la Cour enfouie !" La voix de Wander résonne sous les voûtes sans âge..
Forte, sonore, bien découpée. Le Ménestrel se permet un sourire. Elle ressemble tellement à son frère, à ce moment précis. L'image saisissante de Grey, haranguant son peuple, lui saisit la poitrine, le ramenant des années en arrière.
"Aujourd'hui," continue la Skynninge, "nous sommes face à un choix. Le choix d'embrasser notre avenir ou de rester campés sur nos traditions."
Le silence sur la place se fait murmure, tandis qu'elle parcourt du regard la foule de plus en plus nombreuse qui se masse à ses pieds.
"Nous sommes à la croisée des chemins," indique la Reine. "Ce vent que nous sentions tourner depuis des décennies nous a finalement atteint. Et il nous est offert le choix d'intégrer la Révolution qui gronde au dehors, de faire partie, enfin, d'un futur dont nous avons été écartés depuis la scission de l'Ancien Royaume et des corporats !"

Les murmures se changent en brouhaha. Nightingale, la main de Comet dans la sienne, inspire lentement. Tandis que Wander explique calmement la situation à son peuple.
Exposant les buts de la Révolution, son envie de construire une nouvelle nation, incluant les Dellmers. Mais elle ne berce pas les siens d'illusions, ne cachant rien des risques et de ce qui les attend s'ils se font prendre. Ce qui signerait sans nul doute la fin d'Haetharei.
Ash et Night se regardent, satisfaits que leurs deux points de vue soient exposés avec autant de justesse à leur peuple.
Mais quand la Reine parle du Matin Pourpre, un grondement de colère s'élève parmi la Cour. Se change en protestation quand la Skynninge explique ce qui se passe derrière les murs de l'orphelinat. Le Ménestrel échange un instant de connivence avec sa sœur.
Wander ne s'arrête pas là, néanmoins.

"Vous savez maintenant tout," déclame-t-elle, "de la Révolution qui s'organise dans la cité. Nightingale, fils de mon frère, GreyCoat, notre ancien Roi, est à la tête de ce mouvement. Et nous demande à tous d'embrasser ses idéaux. De prendre parti pour la justice, et pour notre sauvegarde. Mais pour ce faire... Il nous faudra accepter d'accueillir, au sein de nos tunnels, d'autres que nous."

Le silence qui tombe sur la place est lourd. Lourd d'une attente, d'une incompréhension palpable... Jamais le sujet a été évoqué... Laisser des étrangers fouler librement leur sol ? Ouvrir la Cour ?
Nightingale ose un regard vers la foule toujours plus grande des Dellmers, écoutant ce discours si inhabituel.
"Ça va aller," souffle Comet, rassurante. "Mama sait ce qu'elle fait."

"La Révolution," continue la Skynninge, levant ses mains vers ses sujets, "se verra garantir l'accès à nos tunnels, et à notre cité enfouie. Afin de rendre justice à ces enfants. Et nous allons accueillir ces petits délaissés des Citadins, comme s'ils étaient les nôtres. Parce que c'est ce que voulait GreyCoat. Parce que c'est ce en quoi nous croyons quand nous avons envoyé certains de nos propres enfants marcher à la surface parmi les Guildes. Parce que si une porte doit s'ouvrir, alors nous devons nous engouffrer dans cette faille, pour notre propre survie. Parce que c'est ce qui est juste !"
Wander se tient, droite, devant la marée humaine massée devant son trône, pendue à ses lèvres.
"Qu'en dit la Cour Enfouie ?" demande-t-elle, levant la main vers les siens. "Quelle est la réponse des Dellmers ?"

La confusion est visible sur tous les visages.
Le choc de ces révélations, de cette idée.... Jamais le monde d'en dessous n'a été confronté à pareil dilemme... Et les palabres vont bon train, devant les yeux de la Skynninge, qui, les bras croisés, laisse à ses sujets le temps de se remettre de cette annonce.
Mais Wander possède une énorme sympathie aux yeux du peuple et... beaucoup semblent enclins à la suivre... Ce qui ne manque pas d'attirer l'attention d'Ash.
Qui, Trisha accrochée à son bras, interpelle Nightingale.

"Tu es en train de nous condamner, avec tes conneries," siffle-t-il entre ses dents. "Maman te suit peut-être, mais... Tu n'as pas conscience de ce que tu demandes. Ouvrir la Cour... Tu menaces notre survie !"
Le Ménestrel secoue la tête.
"Notre survie est déjà compromise," avoue-t-il, "Il nous reste moins d'un siècle avant de nous éteindre. Qui lira nos livres, se souviendra de nous, quand plus personne ne pourra lire la Bibliothèque de la Mémoire ? J'essaie de nous sauver."
"Tu as oublié qui tu étais !" s'écrie Ash, sa voix couvrant le brouhaha alentour. "Tu as oublié tes racines ! Tu n'as pas le droit d'exiger ça de ton peuple ! De notre peuple !"
"Tu ne sais pas..." intervient Comet, coupant court aux accusations de son cousin. "Quand nous avons abdiqué tous les deux en ta faveur c'était pour construire l'avenir... Pas pour continuer à s'enfermer en nous-mêmes. Si on ne fait rien..."
"Si on ne fait rien," continue son frère, "si nous désirons rester campés sur nos positions, il n'y a aucune issue... Parfois, il faut savoir faire le premier pas."

"Mais ce n'est pas à nous de le faire !" s'écrie Ash, sa voix passant par-dessus la rumeur ronflante des Dellmers, imposant le silence. "Ce n'est pas à nous de nous mettre en danger, ni de pardonner ! Tu as abandonné les tiens. Vous deux, vous avez abandonné les Dellmers comme vous avez abandonné votre titre ! Vous n'avez pas seulement abdiqué, vous nous avez oubliés ! Et vous vous êtes perdus, par la même occasion !"

Toute la Cour, tout ce qui vit à Haetharei, a pour le moment, ses yeux braqués sur le Ménestrel et sa famille. Y compris Mama Wander.
Seule, là-haut, devant son trône.
Dans le silence de son peuple, dans l'attente de son jugement.
Nightingale regarde la Reine, ignorant la fureur du Prince, sa colère et son impuissance.
Parce que ce n'est pas lui qu'il doit convaincre. C'est tout Haetharei. C'est devant chaque Dellmer présent devant lui qu'il doit exposer son point de vue, faire pencher la balance.

Alors, lâchant la main de sa sœur, il monte à son tour les marches du trône de pierre. Sous les yeux de la Skynninge qui lui tend la main.
Sentant le poids des regards accompagnant ses pas.
Une fois arrivé à mi-chemin, n'osant pas s'approcher de trop près du grand siège de marbre qui ne lui appartient pas, il se retourne, pour faire face à cette foule. Ces centaines de visages. De vies et d'espérances. Attendant qu'il ouvre la bouche.

"Je n'ai aucun droit," commence-t-il, balayant l'assistance du regard, "aucun droit de faire appel à la Cour Enfouie pour redresser les torts de la surface. Aucun droit, non mais la certitude de vous demander de faire un premier pas qui peut nous sauver tous..."
Il laisse passer un temps.
Durant lequel les Dellmers se regardent. Dans l'expectative.
"Je fais partie de ceux qui, comme Comet, comme Eddie, Light, Corinthe, et d'autres, ont décidé d'intégrer la surface, pour vivre en tant que Citadins, pour comprendre leurs mœurs, afin de devenir un pont entre leur culture et la nôtre..."
Il prend une grande inspiration, laissant ses pensées devenir fluides, s'aligner dans son esprit, improvisant son discours en y mêlant ses habitudes de conteur et ses convictions.
"Wander a parlé avec sa sagesse de Skynninge, vous a exposé tout ce qu'il y avait à savoir. Mais c'est vous qui devrez, au final, décider de ce qui nous semble juste. Le lien que nous pouvons tisser entre nous et les Citadins est ténu, mais, et j'en suis la preuve, peut s'avérer vivace. Ouvrir nos tunnels c'est embrasser la Révolution, c'est vrai. Mais s'ils me suivent, moi qui ne suis pas des leurs," il écarte sa chemise pour montrer ses tatouages, sa manche pour montrer la marque des Rois sur son poignet, "c'est parce qu'ils savent que nous faisons tous partie de la même cité. Du même pays. De la même nation. Construite sur nos mémoires. Et qui doit compter avec nous."

Comet s'est avancée à son tour, montant les marches à côté de son frère.
Deux enfants du Sang des Rois, déchus, côte à côte. Jamais Nightingale ne s'est senti si fier, et si petit qu'en cet instant.
Qu'est-ce que le Colisée de la Place D'Estel face à la marée de son peuple ? Pas grand -chose en vérité...
"Il y a des enfants, là-bas," reprend Comet, sa voix éthérée emplissant la pièce. "Qui souffrent. Et notre cité est pleine de berceaux vides. Est-ce que nous voulons laisser ces orphelins à leur sort ? Combien d'entre nous se lamentent de ne pouvoir agrandir leurs familles. Même s'ils ne sont pas de notre sang, nous pouvons combler nos solitudes en effaçant leurs misères. Des enfants, contre une porte ouverte. Est-ce que c'est trop demander ?"
À ces mots, plusieurs membres de la Cour hochent la tête, et un murmure d'assentiment se fait entendre.
"Notre peuple ne peut pas rester les bras croisés devant cette injustice," Wander, au-dessus d'eux déclame. "Que choisit la Cour ? Quelle est la réponse des Dellmers à l'appel de de la Révolution ?"

"Maman... Non..." souffle Ash, en bas de l'escalier, tandis qu'à ses côtés, Trisha se mord la lèvre, une main sur son ventre, indécise.
Mais finalement, après quelques secondes de flottement, une première main se lève dans l'assistance. Une femme, qui crie un "oui !" bien senti. Puis, plus loin, une autre, et encore plus loin, un homme, et ainsi de suite, de plus en plus vite, jusqu'à ce que la Cour entière lâche un cri d'assentiment, sous les yeux de Nightingale, qui n'avait pas conscience d'avoir retenu sa respiration, inspire une grande goulée d'air. Un sourire de soulagement éclosant sur son visage. La main de Comet serrée dans la sienne.
Il ne pensait pas y arriver, ne pensait pas trouver le soutien du peuple. Mais il avait tort, et se félicite d'avoir trouvé dans sa tante un si formidable allié.
Avoir le soutien de sa famille, après si longtemps... Ce n'est pas rien.
"La décision est donc formelle !" annonce Wander, présentant ses paumes ouvertes à la foule qui crie son approbation. "Nous ouvrirons nos tunnels à la Révolution ! Et nous accueillerons les enfants du Matin Pourpre ! Aujourd'hui, la Cour cesse de s'isoler, et nous, Dellmers, rentrons de nouveau dans l'Histoire !"

Une trille retentit dans l'air, un petit cri d'assentiment. Auquel un autre répond, renvoyant leur mélodie d'appel, qui se répercute de bouches en bouches.
"C'est ce que Papa aurait voulu," chuchote Comet, baissant les yeux. "Il serait heureux, aujourd'hui."
Nightingale, alors qu'une petite chanson commence dans la foule, hoche la tête. Se laissant envahir par un soulagement bienvenu, il passe son bras autour des épaules de sa sœur.
"J'en suis sûr, petite fée," dit-il, tout bas, "et il aurait été très fier de toi."
"De nous..." ajoute-t-elle, alors qu'ils descendent les marches du trône, pendant qu'une sarabande commence dans la salle. Tout étant prétexte à faire la fête, dans la Cour Enfouie.

"Il y aura des conséquences," lui lâche Ash, insensible à la bonne humeur générale, se postant face à eux. "Et prie TamLin, Tatira, la Toute-Mère et tous les dieux que tu peux pour que ça ne vienne pas te mordre le cul nous emporter avec toi. Franchement... Tu fais chier."
"Ash," soupire Trisha, près de lui, ses bras croisés, "tu n'as pas tort, mais honnêtement, on ne pouvait pas faire autrement. Ne te fais pas plus dur que tu l'es."
"Ta désapprobation me chagrine," offre Nightingale, "mais j'espère que l'avenir apaisera tes craintes."
"Ta gueule," lâche le Prince. "Tu devrais même pas être là, sans-couronne. Les GreyCoat..." Il lance un regard à Comet qui lui offre un sourire désolé. "Vous êtes tous des dangers."
Puis il se détourne, offrant sa main à Trisha, qui lance un dernier regard en coin à la petite fratrie, avant de s'en aller, traversant lentement la foule qui danse et chante en chœur.

"Laissez-lui le temps." Wander, insensible à l'agitation générale, s'est postée près d'eux. "Il a besoin de décompresser. C'est difficile pour lui de vivre avec le poids de la Couronne sur les épaules."
Du bout de ses doigts elle touche la broche dorée dans ses cheveux.
Nightingale hoche la tête, las soudain. Cette victoire, cette alliance pour laquelle il a tant travaillé, se teinte de la désapprobation de son cousin. Il s'y attendait, mais ce rejet reste néanmoins dur à avaler...
"Est-ce que vous voulez rester ?" Leur demande la Reine, leur prenant les mains. "Profiter un peu de la liesse populaire ? Je gage que les prochains jours seront difficiles pour nous tous, et que cette euphorie ne tardera pas à s'amenuiser..."
"Il est des affaires que je dois hélas régler," Nightingale pose son front contre celui de sa tante, savourant sa présence tendre. "Ma Guilde, mon apprenti..."
"Et ta Révolution," termine Wander. "Tu ne changeras jamais."
"Je vais retourner au Creux du Jour," déclare aussi Comet. "Je reviendrais vite."

La Reine se recule un peu, les détaillant des pieds à la tête.
"Vous êtes beaux mes enfants. Mes chéris," son regard est doux, si triste. "Prenez garde à vous. J'ai fait tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider, mais... Ne vous attendez pas à ce que nous nous engagions plus loin que ce que nous avons déjà promis. Les tunnels, les enfants, voilà tout. Si des volontaires veulent vous seconder, ça les regarde, mais rien de plus, c'est bien compris ? Nous ne sommes pas des guerriers, nos armes sont rangées depuis longtemps, et les Portes Scellées ne sont pas destinées à se rouvrir."
Le frère et la sœur hochent la tête, serrant la reine dans leur bras.
"Merci Mama," souffle Comet.
"Ce que tu nous offres est déjà beaucoup," ajoute Nightingale, "et je sais ce que cela te coûte. Nous nous reverrons."
"Nous restons votre famille," la Reine les presse contre son cœur, "pas seulement quand les temps sont durs. Mes petits oiseaux envolés. Allez. Retournez là-Haut... Ne faites pas attendre vos chimères."

Sur ces entrefaites, après quelques adieux de loin en loin aux Dellmers fêtant leur entrée dans une Révolution qu'ils entrevoient pour le moment avec sans doute beaucoup de candeur, les deux héritiers se pressent dans les tunnels qui les renverront à la surface.
Ils parlent peu, main dans la main.
Convaincre Wander n'était qu'un début, mais... Ce qu'ils ont accompli a une portée historique pour la cour. Ce n'est pas à prendre à la légère.
"Tu es heureux ?" demande tout bas Comet, tandis que Night, qui a insisté pour ressortir par le même passage qu'il avait empruntée plus tôt, marche d'un bon pas.
"Pas encore," répond le Ménestrel. "Pas avant que tout cela soit derrière nous."
"Pourtant..." la Princesse sourit. "Tu devrais. Pour une fois, tu devrais savourer ta victoire."
Il ne lui répond pas. Trop concentré sur ce qu'il lui reste à accomplir.

Quand ils ressortent des tunnels, l'après-midi est bien avancé. Nightingale fait glisser le mur hors de son logement, puis la planche, regardant à droite puis à gauche dans la ruelle avec prudence.
Il ne voit personne. Comet et lui se glissent rapidement à l'extérieur, remplaçant le mécanisme avec adresse.
Puis, après que sa sœur l'air serré dans ses bras, lui chuchotant tout son amour, et lui arrachant un promesse de venir la voir rapidement, elle s'enfuit dans la direction opposée à celle de son frère, le laissant remonter la rue à pas vifs.

Ce n'est pas vraiment une surprise pour le Barde de trouver Ghost, qui attend à l'angle de la rue, affectant un faux détachement, si concentré dans son observation de l'allée passante après le croisement qu'on pourrait le croire arrivé là par hasard.
Ses mains dans les proches, sa veste sur les épaules, il bat du pied sur les pavés.
Nightingale se demande brièvement si le chardon est toujours à sa place dans la doublure de ce vêtement, mais il repousse cette pensée, ne souhaitant pas se flageller de nouveau.

"J'espère que l'attente n'a pas été trop longue," déclare gentiment le Ménestrel arrivant à sa hauteur. Ne cherchant pas à prétendre qu'il ignore la filature dont il est l'objet.
"Tu as été sous terre longtemps," répond platement le voleur, lui aussi abandonnant toute tentative de dissimulation, avant d'enfin, tourner les yeux vers Nightingale. Billes d'acier froid, qui le détaillent sans jamais se poser sur son visage.
"Des affaires de famille," lui offre le Barde, ne souhaitant pas de nouveau essayer d'évoquer la Révolution. Se tenant à son idée d'attendre l'attaque du Matin Pourpre avant d'entamer la moindre négociation.
Ghost, se détournant, se rattache à la contemplation de l'allée devant lui, fasciné semble-t-il par un porteur de carreaux qui déambule sous le poids de son lourd chargement, à pas lent entre les pavés et les gens pressés. "Je t'attendais pour aller voir Krit. Il m'a dit que tu devais lui donner des leçons. Je vous accompagne."

Son ton n'est pas amical, sans être froid. S'adressant à lui comme à une vague connaissance. Contraste trop saisissant avec la personne fougueuse, pleine d'esprit, et parfois avide de contacts que le Ménestrel a appris à connaître... Et qui, malgré le peu de temps passé en sa compagnie, à peine quelques semaines, lui manque cruellement...
"Allons à l'entrepôt, donc..." offre Nightingale, gardant ses distances.

Quand Ghost, sans enthousiasme, se met à marcher près de lui en silence, sa mèche pâle luisant dans la lumière d'un soleil blanc filtré par les nuages perpétuels de ce mois d'Aubaire, le Ménestrel ne peut pas s'en empêcher...
"Si ma présence te gêne, ne te fais pas un devoir de m'accompagner," propose-t-il, gardant son ton léger, marchant sur des œufs. "Ta compagnie m'honore, mais je ne voudrais pas que la mienne devienne pour toi un fardeau."
"J'ai décidé de venir avec toi, et alors ?" Ghost refuse toujours de le regarder, se tenant à une distance respectueuse. "N'en fais pas tout une affaire. Et je n'ai rien de mieux de prévu, là tout de suite. Pourquoi, ça te gêne ?"

Le Ménestrel, devant ce manque d'empathie si peu caractéristique, ne sait plus sur quel pied danser. Un comble, pour quelqu'un de sa profession...
Mais malgré ce refus de communiquer, Nightingale n'oublie pas ses autres engagements.
"Puis-je te demander un service, néanmoins ?" Ose-t-il, proposant au voleur un sourire qui passe au-dessus de ce regard gris fixé sur les pavés.
"Peut-être." Réponse laconique s'il en est.
Le Ménestrel s'accorde un instant, un seul instant pour fermer les yeux, laissant le voile noir de ses paupières se baisser sur son chagrin. Avant de se reprendre.
"Pourrais-je risquer de demander un entretien avec ton amie Copper ? D'ici... Quelques jours. Nous aurons à parler, elle est moi."

Le voleur soupire, renifle un peu, puis secoue la tête. Tout cela dans une démonstration de réflexions renfermées qui ne ravit pas le Ménestrel, loin de là.
"Copper est occupée en ce moment," finit par trancher Ghost. "On a nos propres affaires à mener. Et au sujet de Memory Lane, je te l'ai dit. On ne veut rien savoir. Ce sont tes problèmes. Pas les nôtres. Fin de la discussion."
Le Barde n'insiste pas.
À trop vouloir jouer au plus fin, on finit par dépenser toute sa chance d'un coup. Et aujourd'hui, il a déjà réussi à faire avancer la Révolution plus vite qu'il ne l'aurait espéré. Il ne va pas tirer sur la corde plus avant, au risque de la faire rompre.

Quand ils arrivent à l'entrepôt, après une longue marche silencieuse ajoutant sa froideur à la température toujours plus basse émanant des pavés, l'endroit est fourmillant de son habituel ballet chamarré. Musique discordante sortant de trop d'instruments joués sans unisson, Manteaux Bleus et artistes indépendants vaquant en tous sens, acrobates, et animaux en goguette en dedans et en dehors du cirque disparate de ce vaisseau de briques.
Mais cette atmosphère de théâtre perpétuel, de mimes et de jeux de lumières, la décomplexion des artistes affairés qui donne à l'antre de la Guilde cette impression constante de coulisses secrètes d'Hillmoore, ce frisson d'être témoin des secrets de l'art lui-même dans ce qu'il a de plus nu... Aujourd'hui, cela ne touche pas Nightingale, même alors qu'il offre ce qu'il restait de son pain fourré du matin à Nestor qui le gratifie d'un grondement de gratitude tandis que le Ménestrel pénètre, le voleur sur ses talons, dans l'entrepôt.
Son esprit est agité de soucis qui polluent son humeur, la barre inconfortable du dépit passant entre ses côtes, le traversant de part en part au niveau du diaphragme.

Krit répète dans les étages, près du plafond. Dans la petite pièce de bric et de broc où se trouve deux vieux pianos soigneusement entretenus, quelques violoncelles et autres lourds instruments. Montés là pour servir de terrain d'exercice aux plus jeunes, et de salle de composition, voire d'enregistrements pour hexadisques aux plus confirmés.
La position de la pièce l'éloigne du bruit, et ses imposants canapés en font un lieu de repos prisé par ceux qui veulent se soustraire un instant au tourbillon perpétuel de l'entrepôt. C'est également la seule salle avec un semblant de porte. Ce qui constitue un atout non négligeable, et souvent bienvenu.

Krit, assis devant un piano sous la houlette patiente de Muse qui lui enseigne le seul instrument qu'elle maîtrise vraiment à part la guitare, monte et remonte des gammes lui servant à se délier les doigts.
Le Ménestrel entre tout doucement, désireux de ne pas interrompre ce moment.
Le piano étant posé dans le fond de la pièce juste à côté du plus grand des canapés, l'adolescent tourne le dos à son Maître qu'il n'a pas vu arriver. Le barde a donc tout loisir de contempler l'application de son élève à tenir un tempo exigeant pour ses doigts manquant encore de souplesse.
Il a de la tendresse pour ce petit bonhomme si brave. Et si avide de réussir, de saisir la chance de poursuivre son rêve, croquant sa fortune à peine dents.

Finalement, l'adolescent, remarquant le regard joyeux des deux loups allongés benoîtement aux pieds de Muse, se retourne pour les voir arriver. Heureux de retrouver également son frère suivant le barde.
Krit est pressé de montrer à son Maître ses progrès, l'invitant à venir les rejoindre avec empressement.
"Il avance bien," note Muse, caressant un des deux gros animaux entre les oreilles. "Ses avancées sont rapides. Tu peux être fier de ton élève, ô, Poète de mon cœur."
"Cet élève qui semble être aussi le tien, Reine de ces lieux," s'incline Nightingale, lui faisant un baisemain qui fait rire Krit, mais fait rouler des yeux à Ghost. Qui ne perd pas de temps pour s'installer profondément dans le grand canapé, sortant un carnet de sa ceinture pour prendre des notes. L'air boudeur.
Sans s'attarder sur ce comportement ayant jeté un froid notable dans la pièce, le Ménestrel se concentre sur Krit, demandant à entendre son travail de la journée.
L'adolescent s'exécute vivement, et, sous le regard patient de ses deux mentors, il repasse ses exercices. Encore un peu raide, note le Barde, mais c'est bien suffisant pour le moment.

"Bien, ma foi," Nightingale s'assoit avec autorité près de lui sur le large tabouret de piano, qui a beau avoir été reprisé plusieurs fois, souffre tout de même de son utilisation forcenée par des générations de fessiers d'artistes en mal de touches noires et blanches à torturer. "Maintenant que tu as la théorie, nous allons la mettre en pratique."
"Jouer des morceaux ?" Les yeux de Krit s'illuminent.
Sur le pupitre traînent plusieurs livrets de partitions, que le barde feuillette, cherchant quelque chose de simple.
"Oui, pourquoi pas," répond le Ménestrel, scrutant les pages, cherchant quelque chose de ludique, qui motiverait son pupille. "C'est en jouant qu'on devient musicien."
"Si tôt ?" Demande Muse, accoudée sur le plateau du piano. "Tu n'as pas peur de le pousser trop vite ? Je vois les autres maîtres... Leurs apprentis attendent une bonne année de gammes et de solfège avant de se risquer à réellement étudier des mélodies."
"Je ne suis pas les autres Maîtres," Nightingale lève un sourcil dans sa direction, avant de pousser un murmure de satisfaction, ayant trouvé ce qu'il cherchait, et de poser les feuillets sur le pupitre, devant le nez de Krit. "La méthode habituelle m'indiffère, je suis plus intéressé par le fait de nourrir son talent et le rendre optimal. À moins bonhomme..." Il se tourne vers Krit. "Que tu n'y voies un inconvénient, et que tu ne préfères un apprentissage plus traditionnel ?"

Krit secoue la tête.
"Non," il pose ses mains sur le piano, ses yeux concentrés sur la partition. "Je peux faire la méthode traditionnelle avec Muse, mais j'aime bien ce que tu me fais travailler. C'est terrifiant, c'est nouveau, c'est difficile mais j'ai l'impression de franchir des étapes plus vite."
"Oh bien," rit doucement Muse, "je passe pour la tante stricte avec sa baguette de bois... Tu me donnes le mauvais rôle, Poète."
"Chacun est professeur comme il le sent," répond Nightingale, indiquant à Krit comment placer ses mains sur les touches, comment plier son poignet en douceur, arrondir son index et son majeur, détendre son pouce... "Si tu décidais Luke à finir ton apprentissage, désirerais tu prendre un apprenti ?"
Muse a un petit sourire triste.
"Je ne me sens pas prête à finir ma formation," explique-t-elle. "Pas tout de suite. J'ai encore tant à apprendre, je prends le temps pour étudier d'autres instruments et apprendre le funambulisme. Et puis, ce garde-fou me fait du bien. Sans Luke à mes côtés, je m'écroulerais telle une figure de papier. Tu le sais."
Krit, tout en déchiffrant lentement la partition, la vraie difficulté étant pour lui plus le placement des doigts que les notes en elles-mêmes, fait la moue.
"Pourtant tout le monde te traite comme une vraie Ménestrelle," dit-il. "Pas comme une apprentie."

"Peut-être," son regard doux est perdu dans le vague. "Mais l'illusion de cette sécurité me fait du bien. La protection de cet îlot de tranquillité, dans le sillage de Luke, est mon ombrelle contre un soleil trop grand pour moi, mon canot de sauvetage contre le naufrage de ma solitude... Et je n'ai aucune envie que l'on me regarde comme la future héritière de cette Guilde. Quoique depuis ton retour, cette inquiétude m'a quelque peu quittée, Night. C'est vers toi que les yeux des Manteaux Bleus se tournent à présent."
"Luke a de beaux jours devant lui," Nightingale se veut rassurant, sachant à quel point Muse est encore fragile de ce deuil qui n'en finit plus de peser sur ses épaules. "Tu n'as pas à t'inquiéter d'hériter de son fantastique trône avant longtemps. Même si je me plais à t'imaginer dans ce fauteuil d'un goût exquis. Crânes de cerfs et peaux de bêtes inclus."
La vision le fait en effet pouffer, tandis qu'il continue à aiguiller Krit, qui arrive au bout de son déchiffrage.

"N'en soit pas si sûre..." La voix de Muse, ses yeux baissés vers les mains de l'adolescent, se fait murmure, comme si elle doutait de ce qu'elle est en train de dire. "Luke... Je pense qu'il va partir."
"Partir ?" Krit devance Nightingale, tout aussi confus. Et même Ghost, qui affecte un détachement admirable, ne peut s'empêcher de tourner légèrement la tête.
"Des fois," souffle la Ménestrelle, "la nuit, dans son bureau, je l'entends parler. Tout seul. Dans une langue que je ne connais pas. Une langue que je n'ai jamais entendue. Et quand il revient en Sulverayn, c'est pour dire que l'histoire est bientôt terminée, qu'il va rentrer..."
"Est-ce qu'il pourrait répéter une pièce ?" Nightingale ne veut exclure aucune piste.
"Luke ne répète jamais," lui rappelle Muse, avec un sourire narquois. "Jamais, tu le sais. C'est tout juste s'il assiste aux filages. Et aux Générales. Histoire de prétendre donner l'exemple..."
Nightingale pousse un soupir un peu fatigué. Sachant que c'est une des raisons pour lesquelles il est parfois si désarmant de travailler avec leur chef de Guilde. Si doué, si efficace, et si désinvolte...

Mais laissant cette conversation de côté, car il n'est jamais rien ressorti des cachotteries de Luke, il se concentre sur l'apprentissage de son pupille.
Avec l'aide de Muse qui semble bien s'amuser dans son rôle de mentor assistant, déclarant que pour l'instant elle n'a pas besoin de prêter main-forte à la mise en place de la pièce pour l'Indépendance qui se prépare encore et toujours au sous-sol.
Les minutes passent, avec en fond le silence froid de Ghost, qui a fini d'annoter son carnet, et ne les lâche à présent pas des yeux, silencieux, renfrogné, au fond de son canapé.
Une ombre insistante qui fait ployer le moral du Ménestrel de la sévérité de sa désapprobation.
Et ne fait rien pour atténuer sa fatigue galopante.
Ces derniers jours, il dort peu... N'a pas pris de vrai moment de repos depuis ces quelques heures volées chez Comet...

Au bout d'une heure de leçon, à faire répéter inlassablement la même ritournelle à un Krit qui persévère malgré ses crampes aux doigts, le barde s'endormirait presque sur le piano.
Même pour son physique particulièrement résistant, il commence à atteindre ses limites.
"Va t'allonger, Night, poète, tu dors debout..."
Le Ménestrel rouvre précipitamment des paupières qu'il n'avait pas eu conscience de fermer.
Muse, qui a posé une main dans son dos, le regarde avec les mêmes yeux inquiets de Krit.
"Je vais bien..." Proteste-t-il, étouffant un bâillement.

"Tu ne nous est d'aucune utilité en état de zombification avancée," tonne la voix de Luke, qui vient de passer la porte, et qui fait, par réflexe, se recroqueviller Krit. "Va dormir, Night, où je te porte sur ton lit moi-même."
"Tu n'oserais pas," le Ménestrel s'est retourné, sur son tabouret, et croise les bras, levant le cou pour toiser Luke, qui se penche vers lui, son sourire en croissant de lune faisant luire ses crocs.
"Tu crois ça ?" Demande-t-il, le grondement de sa voix emplissant la pièce sans effort.
"Je le ferais moi-même si ça pouvait t'obliger à te reposer," indique Muse, en poussant presque Night du tabouret, sous le regard outré de Krit. Qui n'a cependant pas l'air de totalement désapprouver.
Et sous les yeux ennuyés de Ghost, qui semble chercher dans la pièce quelque chose pour occuper son mécontentement.

"Je récupérerai mon sommeil plus tard," proteste le Ménestrel, en se mettant souplement sur ses pieds, sentant avec consternation l'engourdissement de son corps traître. "Ce soir..." Il regarde sa montre. "J'ai encore rendez-vous avec Wander."
Il ne rate pas le soupçon d'intérêt dans les yeux de Ghost, qui tourne prestement la tête, se dérobant à son regard.
"J'irais à ta place," propose Luke, non sans jeter un œil par-dessus l'épaule d'un Krit raide comme la justice. "Porter de tes nouvelles à ta mère."
"Wander n'est pas ma mère," rappelle encore une fois Nightingale, tout en jetant un regard à Luke. Ils savent tous les deux que le but de l'entretien de ce soir est une rencontre délicate. Une négociation entre Helen et Wander, une mise à plat des termes de leur collaboration. Luke n'est pas d'une délicatesse extrême, et... Nightingale préfèrerait assister à cet entretien, pour bien des raisons. "Est-ce que tu es sûr de pouvoir t'en charger ?"
"Oh, Comet sera là pour arrondir les angles," Luke croise les bras, se redressant, ravi. "Ça sera une charmante réunion d'anciens combattants !"
"Je ne te laisse pas partir dans cet état," insiste Muse. "Vraiment, tu as besoin de te reposer, Wander n'a probablement pas envie de te voir à l'article de la mort. Tu en fais trop. Je reste ici pour veiller sur Krit, d'accord ?"
"Oui, tu as l'air épuisé," ajoute l'adolescent, le regardant avec inquiétude.
"J'avoue, t'as une sale gueule. Va te coucher, sois pas con."

Les autres se tournent vers Ghost, qui, ayant ouvert un livre, a prononcé sa première phrase depuis des heures, tout en gardant ses yeux braqués sur un ouvrage qui traite apparemment de théorie musicale avancée et devait traîner sur le plancher de la pièce au milieu d'une multitude de ses semblables.
Un silence accueille ses paroles, Muse et Krit regardant alternativement le voleur et Nightingale qui, il le sait, n'arrive pas à dissimuler le froncement de ses sourcils devant cette intervention à mi-chemin entre l'inquiétude et l'agression.
Finalement, épuisé, le Ménestrel, ne souhaitant froisser personne, décide d'aller faire un tour dans sa cache. Il n'a plus la force de protester. Ainsi épuisé, il est inutile à la Révolution. Inutile à Krit, à Muse, et même à lui-même...

Après avoir indiqué à son pupille qu'il reviendra plus tard suivre ses progrès, il se fait pratiquement chasser hors de la pièce par les autres, sans un regard du voleur, toujours concentré sur son livre.
Après s'être glissé le long des échafaudages, jetant un regard à la petite compagnie en bas en train de monter un ingénieux dispositif scénique tout droit sorti de l'imagination de Luke, il arrive jusqu'à sa cache, dans laquelle il se glisse.
Les tentures et les planches qui font de cette partie de la structure la chasse-gardée de Night ne dissimulent que peu le brouhaha constant. Le murmure, la respiration de la Guilde.
Mais il en a l'habitude, a grandi parmi ces planches, habité ce lieu presque plus longtemps qu'il n'a vécu à la Cour enfouie. Pour lui, ce bruissement est tel le murmure de la mer pour le marin, ou le côtier. Une toile de fond, sans laquelle il se sentirait étrangement vide.

En entrant dans le nid qui lui sert de couchage, cette boîte plus large que haute qu'il a lui-même aménagé, se sentant tout à fait comme un renard dans son terrier, il retrouve ce matelas usé, modelé avec les années du creux de son propre corps, et qui épouse à présent sa silhouette fatiguée avec la douceur d'une étreinte maternelle.
Pourtant... Allongé, les jambes repliées, les yeux fixés sur la toile de patchwork cousue si finement qu'il serait impossible de passer un cheveu entre ses coutures et qu'il a ramené de la Cour Enfouie des années auparavant pour offrir un ciel familier à son nid, ses mains posées sur son ventre, il ne peut pas dormir.
La fatigue est là. Elle lui susurre des mots doux, tente de le séduire, de l'attirer dans ses filets, mais rien n'y fait.
Rien n'y fait, car quand il ferme les yeux, ce sont les pupilles courroucées de Ghost que son âme contemple sur l'écran de ses paupières. Il résiste à l'envie d'aller ouvrir la petite boîte sous son oreiller, d'aller y contempler les deux bracelets d'acier entrelacés, afin de se rappeler qu'il a déjà eu sa chance, et n'a pas su la retenir.

Les secondes s'égrènent, se changeant en minutes, tandis qu'il essaie de se relaxer, de respirer avec le ventre, et de lâcher prise. Mais ses nerfs sont à vif, son chagrin raclant l'intérieur de ses côtes, de ses entrailles...
Ce n'est pas bon. Pas bon... Ses émotions ont toujours été son moteur, le carburant alimentant chacun de ses actes, mais pour se sentir muselé à ce point-là... Il se sait être tombé plus vite, et plus loin qu'il ne l'aurait imaginé...
Et dire qu'avant de partir en prison il pensait ne plus jamais pouvoir ressentir si fort, ne plus être capable d'autant souffrir... Il aurait dû le voir venir, mais... Grommelant, il pose les talons de ses mains au creux de ses orbites et appuie sur ses globes oculaires jusqu'à voir éclore dans sa vision une constellation d'étoiles saoules.

"Est- ce que... tu vas bien ?"
Se redressant rapidement, le Ménestrel cligne furieusement des yeux, mettant quelques secondes à faire le point avant de voir Krit, agenouillé devant l'entrée de son lit de fortune dont il a soulevé le rideau le dissimulant à qui entrerait dans la délimitation de sa cache.
Une manière comme une autre de garder un peu d'intimité dans ce lieu n'en possédant pratiquement aucun.
"Hey, bonhomme," répond-t-il, ébouriffant les cheveux de son pupille, "qu'est-ce que tu fais là."
Il s'assoit en tailleur sur son matelas, invitant Krit à le rejoindre.
"Je m'inquiétais pour toi..." avoue l'adolescent, se postant accroupis face à lui, regardant partout dans ce petit coin, semblant mourir d'envie d'aller farfouiller dans les carnets soigneusement alignés près de la tête de lit.
"Il ne faut pas," soupire le ménestrel. Quel maître est-il, pour donner de pareils soucis à son apprenti ? Krit est à l'âge des découvertes et de l'innocence, pas celui où l'on doit s'inquiéter pour des adultes trop pris par leurs propres tourments...

"Des fois, Ghost aussi il a besoin de parler, tu sais," offre l'adolescent, s'installant plus confortablement, triturant du bout de ses doigts la couverture trop usée pour être encore rêche. "Et moi je sais écouter. Si tu veux. J'ai l'habitude."
Le Ménestrel jette un regard attendri à ce petit oiseau trop vite tombé du nid, ayant trop vite grandi. Il va lui dire de ne pas se préoccuper de sottises de vieux gâteux quand une idée lui vient. Un peu fourbe, un peu détournée, mais...

"Est-ce que tu saurais ce qui a rendu ton frère si..." commence-t-il, sans savoir vraiment quel qualificatif apposer à l'attitude de Ghost. Renfermé ? Détaché ? Cruel ? Froid ? Distant ? Tout cela à la fois ?
"Ah, oui..." L'adolescent hoche la tête, fixant ses doigts martyrisant la pauvre literie qui n'a fait de mal à personne. "Je me doutais que ça avait à voir avec lui. Il est... Ouaih, il est triste."
"Triste ?" Le Ménestrel se retient de se pencher en avant pour en savoir plus. Quelle est la raison de cette tristesse ?

Krit fait la moue, refusant de le regarder.
Il sait, comprends Night. Krit sait ce qui se passe. Il sait et... Quoi qu'il se soit passé, Ghost considère le Ménestrel comme responsable de ses chagrins.
Nightingale se pince l'arête du nez, expirant lentement. Essayant de museler son envie d'extraire à Krit ce secret. Le gamin n'y est pour rien, il n'a pas à se retrouver le témoin des affaires des grands.
Mais avant qu'il ait pu dire à son pupille de ne pas s'en faire, ce dernier a ouvert la bouche.

"Je suis pas censé te le dire," il se mordille la lèvre brièvement, serrant les draps dans sa paume, "mais... Copper, elle pense que tu fais des conneries. Merv aussi. Alors l'autre jour, après la dispute chez nous, mon frère t'a suivi."
Nightingale lève un sourcil, certain de d'afficher l'air de la plus profonde perplexité.
"Je sais qu'il me suit, tout comme je sais que Copper a des soupçons à mon égard mais..."
"Il t'a vu entrer au Creux du Jour," le coupe Krit, lâchant tout d'un trait, presque sans respirer. "Il t'a vu avec la dame rousse."

Un convaincant bruit blanc gomme toute pensée cohérente dans l'esprit du Ménestrel.
Son esprit mettant quelques secondes à reprendre son flux habituel.
Il se serait attendu à des reproches sur la révolution. Helen. Finnegan. Mais ça... Quoi ?
"La dame... rousse... ?" Répète-t-il, ne comprenant pas. "Comet ? Et... Quoi ?"
"Rien," lâche Krit du bout des lèvres. "Il est parti quand il t'a vu avec elle. Et depuis... il est triste."
"Il t'a raconté ça ?" Le Ménestrel est interdit.
"Il me raconte tout," énonce Krit, en haussant les épaules. Levant enfin ses pupilles noires vers Nightingale.
Qui le fixe sans rien dire.

"Oh par le sang de Tatira..." Il passe une main sur son visage. Comprenant le quiproquo. Le voleur a dû se méprendre d'une horrible manière, a dû croire que Comet était sa...Quelle horreur. Enfin... Le lieu dans lequel sa sœur travaille ne laisse pas croire à des visites de courtoisie... Mais quelque chose échappe néanmoins au barde...
"Je ne comprends pas ce que cela peut bien..." Fermant les yeux, son immense fatigue le rattrapant soudain, il attrape une mèche de ses cheveux noirs et l'enroule entre ses doigts, geste nerveux qu'il n'a pas invoqué dans ses attitudes depuis de nombreuses années. "Ton frère n'est-il pas émotionnellement impliqué avec Merv ?"
"Ça..." l'adolescent soupire, lui jetant un regard par en dessous, "il faut que tu lui demandes. Je..." Il semble hésiter, mais, après avoir plissé le nez brièvement, reprend, "Personnellement, je sais que Merv est son ami, mais... Moi j'aime pas les relations qu'ils ont tous les deux. Merv il est pas... C'est pas ce qu'il lui faut, c'est stupide, il comprend rien à Ghost... Je préfèrerais que toi, tu..."

Le Ménestrel se penche vers l'adolescent, pendu à ses lèvres.
"Que moi je... quoi ?" Demande-t-il, tout bas, ne désirant pas le brusquer.
Mais Krit secoue la tête. Lui signifiant son refus d'en dire plus.
"Demande-lui..." souffle-t-il. "Je ne peux pas parler pour lui mais... Sincèrement, demande lui..."
Le Ménestrel laisse passer quelques secondes.
Quelques secondes dans la vague constante de la rumeur ronflante de l'entrepôt. Réfléchissant aussi intensément que son cerveau fatigué en est capable.

La situation lui a échappé. Bien évidemment...
Il a trop tenté le sort, sur tous les tableaux, trop voulu s'impliquer, au mépris de lui-même. Sans penser à ce qui pourrait se produire dans le sillage de ses batifolages, pour peu qu'il frôle de trop près la dangereuse flamme de ses propres désirs.
Il le sait pourtant... L'amour ne lui va pas. L'amour n'est ni pour les poètes, ni pour les Princes, et il porte la bannière de ces deux emblèmes contre sa peau.
Si son chagrin en est témoin... Il est trop tard pour regretter. Trop tard pour pleurer sur le lait renversé, il va falloir affronter, et se libérer d'un poids. Libérer Ghost, également...
Night ne se sait plus l'âme assez solide pour se confronter à un triangle amoureux. Ces situations laissent un souvenir douloureux dans sa mémoire.
Un souvenir... Se terminant sur le Pont des Anges.

La révolution est à l'angle de la rue, se profile avec le Matin Pourpre pour horizon.
Avant qu'ils essaient, dans une tentative désespérée, d'arrêter l'horreur ayant lieu dans cette fabrique à cauchemars, il va lui falloir trouver un moment pour parler au voleur.
Pour la tranquillité de Ghost. Pour la sienne.
Quoi que le voleur lui dise, Nightingale sera prêt à le recevoir. Et si cette soirée au pub, qui semble avoir tout déclenché, est un bon indice sur les pensées qui peuvent se dérouler dans l'esprit de Ghost...
Il n'ose pas y penser... Que pourrait-il offrir, pour le moment, à part un futur incertain, une mort possible dans les geôles de la Garde...
Qu'a-t-il même fait pour mériter de pareilles attentions ?

Avec ces pensées confuses, mais pas moins de détermination, il pose une main apaisante sur celle de Krit, qui n'en peut plus de martyriser la literie innocente.
"Je te remercie, bonhomme," déclare-t-il, sincère. "Je vais parler à ton frère, tu n'auras plus à t'inquiéter de ça."
"Maintenant ?" Demande Krit, le voyant se redresser. "Mais, Ghost est parti."
"Parti ?" Le Ménestrel s'arrête net dans son mouvement. "Mais où ?"
"J'en sais rien," Krit fait la grimace. "Luke lui a dit de foutre le camp avec sa déprime, d'arrêter de leur renifler le cul pour voir s'il allait en tomber la solution à ses problèmes imprimés sur du papier de soie, et ils ont failli s'engueuler. Mais Muse a arrangé les choses, et a reconduit Ghost à la porte. Il m'a dit qu'il partait travailler, et de le tenir au courant quand tu bougerais d'ici."

Le Ménestrel étouffe un grognement. Maudissant pour une fois l'instinct de protection trop développé de Luke. Le lendemain, Night doit partir aux premières heures pour la première réunion de l'intégralité des parties concernées par leur plan d'action envers le Matin Pourpre. Guildes, gangs, et Oubliés au grand complet.
Et s'il y a bien un lieu dans lequel il ne veut pas retrouver Ghost, c'est bien à Experiment Alley. Pas pendant ces négociations qui s'avèrent déjà suffisamment difficiles comme ça.
Il va devoir s'enfuir pratiquement de l'entrepôt pour retrouver Helen sans se faire découvrir, et ne pourra pas parler au voleur...
Pourtant...
Cette discussion ne pourra pas attendre bien longtemps. Elle doit avoir lieu, elle le doit.
Aussi tôt que possible.
Mais pour l'heure...

"Je vais essayer de dormir, bonhomme..." Souffle-t-il, si fatigué à présent qu'il perçoit un voile blanc tomber devant ses yeux. Inutile d'essayer de courir derrière Ghost dans tout Demi-Terre, si tenté qu'il soit encore sur l'île. Et pas quelque part, avec Merv, à distribuer du charbon dans les culottes de la Garde, ou pire encore.
"Je peux rester avec toi ?" demande l'adolescent, timide. "Je veux pas rentrer chez moi, tout seul..."
Le Ménestrel lui offre un regard compatissant, hochant la tête.
"Allez viens..." Il s'enfouit sous les draps, suivi de Krit qui ose prendre un des petits carnets jetés sans ordre apparent près du matelas.
"Tu peux lire pendant que je dors," murmure le Ménestrel, déjà en train de partir, la fatigue et ses émotions le terrassant tout à fait. "Tu trouveras une lampe à huile dans le coin à droite. Bonne nuit..."
Et sur ces bonnes paroles, serrant contre lui son vieil oreiller qui sent l'odeur des souvenirs, il glisse dans un à-coup désagréable au creux d'une nuit peuplée de nombreux rêves peu agréables qui l'accompagneront de nombreuses heures après l'aube.


La Ballade du Pont des Anges - Tome 1 - NightingaleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant